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Définitions de la Liberté

L'homme est-il libre ? Cette sempiternelle interrogation qui scande l’histoire de la philosophie détermine les marges de manœuvres dont nous disposons pour accomplir le Bien (qui est la réalisation de l'humanité de l'homme). Notre projet est tributaire des conclusions que nous pourrons tirer de cette question.

La définition répandue et traditionnelle de la liberté est celle de l'absence de contrainte, et par extension, la possibilité de faire des choix, choix n’ayant de valeur que pour l’avenir mais s'effectuant au présent ; il n'est en effet pas de choix pour le passé, ce dernier n’étant que l’enchaînement des choix effectués et donc une destruction de possibles.

Pourtant, l'expérience nous suggère qu'un formatage de nature biologique et culturel nous détermine, avec lequel nous devons malgré nous composer - ou y consentir. Ce prisme culturel et

naturel (sans considérer toutefois les deux notions comme diamétralement opposées) est

susceptible de nous contraindre à notre insu, comme nous l'enseignent en outre la sociologie, la philosophie et la biologie.

Il n'est pas fortuit de rappeler que l'homme est en premier lieu un corps avec ses besoins, ses impératifs et ses propriétés physiques. Ce corps capricieux et imprévisible dont il ne maîtrise par toujours les évolutions le contraint lourdement. De même tout individu ne peut se soustraire à des phénomènes de socialisation qui s'exercent sur lui à travers la famille, l'école, les médias, la religion et une activité sociale ou professionnelle. Ce conditionnement sociologique dessine des interdits et des tabous, orientant par conséquent les actes d’un individu comme ses réflexions. En sociologie des représentations sociales, nous pouvons parler de méta-système normatif, pour reprendre le concept de Serge Moscovici, c’est-à-dire un « ensemble de normes (explicites ou implicites) qui enserrent assez fortement notre manière de penser ».

Ces limites bio-sociales s'entremêlent par l'expérience et la réflexion, formant par là un individu unique.

Mais si la société et la nature pèsent de tout leur poids sur l'homme, il subsiste néanmoins une marge ténue de liberté. La libération de certains carcans ou formatages, si elle n'est jamais

impossible, ne pourrait être complète. Il serait en effet trompeur de s'ingénier que l'on puisse s'affranchir de tout déterminisme, et l'on n'est probablement jamais aussi docile que lorsqu'on s'imagine qu'on est parfaitement libre. Du reste, de nombreux processus d’aliénations sont à l’œuvre dans nos sociétés, étudiés notamment par les sciences humaines. Il faut entendre une aliénation comme un processus de domination dont nous n’aurions pas conscience et qui viendrait à nous déposséder de notre être et de notre raison d’être. Il reste toutefois possible de bousculer les frontières de notre prisme, mais espérer en changer complètement relève de l'utopie.

Un enfant en très bas âge jouit d’une grande liberté, puisqu'il n'est pas encore socialisé et n'appartient à aucun prisme culturel. Paradoxalement, un nourrisson ne peut accomplir pleinement son humanité qu'en renonçant à sa liberté originelle au profit d'un prisme culturel qu'il sera ultérieurement susceptible de questionner. Car, sans socialisation, il n’a accès à aucune des possibilités d’action que lui donne une culture (une langue, une façon de pensée, la possibilité d’interagir avec ses semblables, etc.)

Dissipons un malentendu. Si la liberté est choix, elle ne saurait se dissoudre dans la

volonté, car, qu'est-ce qui nous pousse à vouloir ce que nous voulons ? Et savons-nous identifier

toujours l'objet de nos désirs ? Être libre ne consiste pas à faire ce que l'on veut.

Si la liberté correspond à l'absence de contraintes, on relève cependant plusieurs

déterminismes (biologiques, temporels, culturels, etc.) C'est pourquoi il faut comprendre la liberté

comme un choix, mais un choix résigné. La dernière contrainte, et non des moindres, serait notre caractère, nos goûts qui nous orienteraient automatiquement vers tels types de choix. En somme, à un moment donné, si quelqu’un venait à connaître – dans un cadre théorique – l’ensemble de nos goûts, de notre caractère, de notre socialisation et de notre vécu, il serait en mesure de déterminer de façon certaine quels choix nous effectuerions dans une configuration donnée. Précisons que cette connaissance parfaite et omnisciente d’un individu n’est valable qu’à un moment donné, car nous nous socialisons tous les jours, principalement par interaction, et les déterminismes peuvent évoluer. La liberté n’existerait-elle donc pas, puisque tout choix serait immanquablement et invariablement le même dans un temps donné et pour un individu considéré ? En fait, la liberté existe, mais ce n’est que par le jeu d’interaction entre individus qu’elle devient visible.

Si quelqu’un d’autre choisit à notre place, il choisit dès lors selon ses propres déterminismes et non pas les nôtres et, ce faisant, il anéantit notre liberté. Nous n’avons plus le choix, nous ne pouvons réaliser nos propres déterminismes, et, en cela, nous ne sommes pas libres. La liberté serait donc la capacité à réaliser et suivre ses déterminismes. Élargir son champ de choix possibles consiste, entre autres, en une connaissance plus étendue de ses déterminismes, ce qui permet de mettre en concordance son être et son vouloir être.

Reste un élément problématique : pourquoi sommes-nous confrontés, à un moment donné, à l’obligation de faire un choix ? Qu’est-ce qui entraîne la nécessité d’avoir à faire un choix ? L’on pourrait dire que l’on peut choisir de ne pas choisir, mais c’est déjà prendre parti, et cela n’évince en rien l’impératif du choix. Il n’est nulle liberté qui permette de se soustraire à l’impératif du choix. Renoncer à choisir consiste à choisir la passivité. Qu’à un moment donné survienne la nécessité d’effectuer un choix, et nous avancerons l’idée qu’il s’agit d’un ensemble d’interactions et de processus non conscients qui ont abouti à cette situation. Certains le nommeront hasard, nous le nommerons destin, tant l’enchevêtrement des trajectoires et actions individuelles peut parfois aboutir à des situations lourdes de conséquences.

La liberté active, la libération ?

Le processus de libération se fait en deux temps. Il est premièrement une pensée ayant pour objet la remise en question du prisme, c’est-à-dire la prise de conscience partielle de l’aliénation, de l’existence de déterminismes et de connaissances. Dans un deuxième temps, la libération se fait acte perceptible et concret. L'outil qui réalise la liaison entre ces deux étapes de la libération est le langage.

Se libérer présuppose de prendre conscience du prisme culturel, d'en chercher l'origine, d'en retracer l'évolution et les conditions d'apparition afin d'en soulever les limites. La comparaison avec les autres prismes intervient pour relativiser la validité du prisme et ouvrir la voie à une critique des fondements de notre prisme culturel. Cela dit, cette œuvre critique est contradictoire dans sa prétention à critiquer un prisme à partir des outils et des concepts par lesquels nous a conditionnés notre prisme. Et analyser le prisme d'autrui à l'aune de son propre prisme conduit aisément à un ethnocentrisme, ou à la décontextualisation d’éléments culturels importés que l’on grefferait dans notre culture sans conserver la cohérence qu’ils avaient précédemment. Ce premier mouvement de libération exige donc une grande prudence mariée à

une connaissance humble et honnête de ses propres déterminants. Une tâche particulièrement ardue qui nécessite autant de suivre une psychanalyse pour se comprendre que d’étudier un vaste ensemble de domaines d’études propres aux sciences humaines pour se comprendre soi, dans le tout social.

Mais cette critique libère des marges de manœuvre pour la création de nouvelles normes, selon le degré de discernement avec lequel nous analysons notre prisme et celui des autres. Elle en révèle également les limites à court terme : tout processus de libération, en dépit des meilleures intentions du monde, n'est jamais entier dans la mesure où notre critique serait prise dans le cadre de notre propre prisme.

La libération est par conséquent toujours féconde en apportant innovations sociales et culturelles. Cette libération est à l'origine de l'évolution des mœurs au sein de la société, de bouleversements idéologiques et de transformations de l'organisation économique. Dans cette perspective, les phénomènes de syncrétisme ou d'acculturation ne constituent que des libérations mineures, car elles consistent en des importations sans amélioration et font courir le risque d'un échec de greffe culturelle.

La liberté contemporaine

Ces quelques remarques sur la liberté formulées, il est essentiel de les rattacher à des faits concrets. Aujourd'hui, ce que nous baptiserons le « confort de l’indécision », c'est-à-dire la complaisance plus ou moins assumée de nos sociétés occidentales au laisser-aller, permet de comprendre certains comportements. Cette tendance contribue à forger des hommes d'autant plus réceptifs qu'ils sont passifs et d'autant plus dociles qu'ils sont ignorants de leurs déterminismes. Jamais les processus d’aliénation n’ont été si importants, notamment parce que la domination est plus pernicieuse : ce sont les individus qui intériorisent les normes et s'insèrent dans un système d’autodiscipline, pour reprendre le concept développé par Michel Foucault.

La seule liberté cultivée est celle d'un embarras du choix dans une société de consommation aux cadres juridiques et conceptuels biens définis pour s'imposer insidieusement à tous. Nous faisons référence ici au cadre conceptuel de la « servitude volontaire » (Etienne de La Boétie), plus que jamais pertinent dans nos sociétés marquées par l'injonction ad nauseam de la liberté. Ainsi, pour prendre une image, nous aurions aujourd’hui la liberté de choisir notre

Ces mutations contemporaines de la liberté ont partie liée avec les transformations qui affectent le pouvoir et les effets que ce dernier produit sur les individus. Le pouvoir se conçoit comme une structure particulière de relations entre individus, déterminant certains d'entre eux à dicter ou à influencer la conduite des autres, selon des processus explicites (hiérarchie, violence, parole) ou plus insidieux (incitation, provocation, autocensure). Nos sociétés s'orientent vers la multiplication des sources d'autodiscipline, normes que s'infligent des individus toujours plus soumis à mesure que l'on leur fait miroiter une liberté rédemptrice. Nous troquons progressivement notre liberté contre la facilité. Il suffit par exemple d'observer comment l'usage du GPS est une reddition, à quel point les nombreuses applications sur tablettes offrent un

sentiment de toute puissance illusoire et combien nous consentons à une société “totalitaire”

quand nous acceptons d'être en permanence géolocalisés par d’innombrables appareils électroniques. Ce sont là des manifestations du pouvoir qui portent atteinte à notre liberté.

Implications concrètes

Jusqu'ici la liberté a été considérée d'un point de vue conceptuel et universel. Il s'agit désormais d'introduire la notion dans le cadre d’une société. On ne saurait préconiser l'absence de contraintes au sein de la Cité. Les contraintes sociales et étatiques sont nécessaires pour la préservation d'une certaine cohésion sociale. Il est impératif de renoncer à certaines parcelles de souveraineté que nous pourrions hypothétiquement détenir à l' « état de nature », et cela dans l'intérêt de tous.

De plus, pourquoi sacrifier la complémentarité et l'interdépendance politiques à une liberté intégrale qui individualise mais « esseule » les citoyens ? La liberté n'est au fond qu'affaire de perception, voire de croyance. C'est notre conception traditionnelle de la liberté et la place privilégiée que nous lui accordons qui est ici en jeu, en l'occurrence celle qui la dote d'une valeur incomparable et cherche à la faire primer sur tout. Il existe en fait une liberté collective si on retient la définition que nous avons proposée de la liberté. Le collectif offre effectivement plus de choix que l'individu, la liberté collective est supérieure à la liberté individuelle quand une personne ou un groupe n'imposent pas à autrui ses décisions. Pour que cette dernière condition soit valable, il faut aussi penser à un meilleur partage du pouvoir sans que cela n’entraîne une paralysie sociale. Nous proposerons un moyen d’y parvenir dans le second livre du présent ouvrage.