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Les tensions qu’engendre le pluralisme des valeurs

Chapitre 1. Présentation de la thèse Considérations théoriques et méthodologiques

1.2 Recension des écrits

1.2.4 Conception de l’éducation dans les sociétés modernes

1.2.4.4 Les tensions qu’engendre le pluralisme des valeurs

Le passage de la tradition à la modernité a eu des effets sur les éléments de référence symboliques et la structure des systèmes d’idées. La société actuelle est souvent caractérisée par une perte des valeurs. En éducation, cela se traduit par un changement qui brouille les repères et nous donne l’impression qu’au fil des réformes, nous nous éloignons des fondements de l’éducation.

Le pluralisme des valeurs a de tout temps existé. Les sociétés dites communautaires, traditionnelles ou les peuples sans État ont mis leurs croyances en doute lors de l’apparition de nouvelles idées. Ces réformes se sont enchaînées dans une longue succession de bouleversements, de crises. De nouvelles références ont suscité l’adhésion des populations. Ces systèmes d’idées ont pris différentes formes : de nouvelles religions à visées universalistes, des modes particuliers d'organisation de la société civile et du pouvoir de l'État (Mougel 2004, p. 392).

Les crises de valeurs bousculent les systèmes de pensées depuis que les sociétés traditionnelles ont connu d’autres modes d’organisation, de nouveaux mythes et de nouvelles croyances et que leurs habitudes ont progressivement été remplacées par des compétences et des savoirs prédéfinis.

Tableau 1. Caractéristiques des « crises de valeurs » auxquelles a donné lieu la modernité

Arendt81 Bouchard82 Freitag83

Transformations ou éléments caractéristiques

Coupure épistémologique Nouveau projet qu’est l’innovation

Gouvernance

Perte des valeurs Ère du vide Causes et remèdes à la crise profonde Médiation du politique Pouvoirs décomposés Mutation épistémologique

Effets Perte de la tradition Renversement de l’acte de penser Repositionnement de la culture, de l’éducation, de l’autorité Les connaissances ne s’acquièrent plus de la même façon

Disparition du sens commun Pédagogie «pragmatiste» Perte de l’action politique au profit de l’administration des choses Culte de l’actuel Massification de l’éducation Convergence et discours uniformes Mondialisation Règne de la pensée économique Affrontement des visions du monde Dégradation des institutions majeures

Perte d’une morale autoritaire transcendantale et universelle Multitudes d’organismes autoritaires Autonomie des organismes, des petites puissances

Les observations de Hannah Arendt sur le passage de la tradition à la modernité montrent que la crise de l’éducation doit être interprétée comme une crise de la culture, une crise de la tradition, sapant du même coup les fondements de l’autorité éducative, mettant en évidence le caractère inéluctable de la crise.

Le changement se lit à travers les systèmes de valeurs et par les effets qu’il a sur l’autorité, la norme en matière de référence autoritaire, celle qui guide les activités du monde :

Ces conflits inauguraient l’une des caractéristiques des sociétés modernes : le pluralisme des conceptions "du bien, du vrai, du juste", en fonction des intérêts de chaque groupe et de chacun. La crise des valeurs y serait moins l’expression d’un vide idéologique et d’un

81 Hannah Arendt, La crise de la culture, op. cit.

82 Gérard Bouchard et Alain Roy, La culture québécoise est-elle en crise? op. cit.

"nihilisme", qu’une tension entre différents types de justification, prétendantes à la domination, par exemple pour les normes de l’équité, la pluralité des justifications à travers l’histoire (Boltanski, Thévenot, 1991), selon les cadres de l’expérience (Goffman, 1991), en fonction des sphères de la justice (Walzer, 1997), d’après l’âge, le sexe, le statut socioprofessionnel, le contexte, l’histoire individuelle (Kellerhals, Coenen-Huther, Modak, 1988).84

Le changement qui s’est produit et qui affecte les structures normatives n’a pas diminué l’importance de certaines valeurs pour les individus. Par exemple, Fernand Dumont avance que la crise du passage de la tradition à la modernité ferait place à un humanisme nouveau. Dumont ne remet pas en question l’importance des valeurs traditionnelles liées à un certain idéal en éducation ou le caractère fondamental des valeurs humanistes. Il s’interroge sur la fonction structurelle des valeurs dans le contexte propre au passage de la tradition à la modernité.85

Il n’y a pas seulement une culture dominante, mais plusieurs espaces culturels qui empruntent les uns aux autres des valeurs et qui sont confrontés au quotidien aux exigences non seulement du néolibéralisme, mais de la démocratie.

Selon Dewey, l’idéal démocratique est constitué de la prise en compte de la diversité des intérêts communs et de l’importance qu’ils prennent dans une société parce qu’ils sont justement partagés.

84 Philippe Mougel, Quand la sagesse ne fit plus école…, op. cit., p. 45.

85 Alain Kerlan. « Des idées en revues - Fernand Dumont pour mieux relire Hannah Arendt ». Le

Pour posséder un grand nombre de valeurs en commun, tous les membres du groupe doivent avoir une chance égale de prendre et de recevoir, de partager des entreprises et des expériences très diverses. Autrement, les influences qui feront de certains des maîtres réduiront les autres au rang d’esclaves. 86

Notre monde est plus confus parce que trop plein plutôt que trop vide. Lorsqu’un système d’idée est remplacé par un autre, cela ne détruit pas le mythe qui a nourri le système de pensée devenu désuet. La raison, même révolutionnaire, n’arrive pas à détruire une croyance en s’appuyant sur une autre croyance. (Bouchard, 2003, p. 50) En fait, cela démontre la présence et la pérennité des mythes, érigés en systèmes de pensées ou non. Dans ce cadre, la question de l’idéal du projet éducatif comme du projet de société est plus que nécessaire. La réflexion se bute cependant à la question selon laquelle notre idéal doit encore être celui de Platon, et notre modèle idéologique, celui d’une éducation autoritaire.

Jean Houssaye est convaincu que l’école rejette toujours la voie du pluralisme et qu’elle n’est peut-être pas consciente que c’est ce qu’elle fait.87 C’est parce que

nous sommes dans un système d’éducation autoritaire. Il est cependant possible d’envisager un système qui ne rejette pas le pluralisme, mais le structure. C’est ce changement de paradigme dont il est question dans les propos d’Édgard Morin, de Raymond Boudon, de Fernand Dumont et de Niklas Luhmann.

En référence à l’œuvre de Fernand Dumont, Alain Kerlan insiste sur le fait qu’elle renferme des clés précieuses pour comprendre les défis de l’éducation contemporaine. Ces clés nous invitent en quelque sorte à remettre en question « l’autorité de et par la tradition ». Pour Kerlan, les remises en question faites par Dumont créent une brèche.88

Une démocratie est plus qu’une forme de gouvernement ; elle est d’abord un mode de vie associé, d’expériences communes communiquées. L’extension dans l’espace du nombre des individus qui participent à une entreprise, de sorte que chacun doit rapporter son expérience à celle des autres et tenir compte de l’action des autres pour donner une direction à la sienne, équivaut à briser ces barrières de classe, de race, de territoire national qui empêchaient les hommes de percevoir la portée entière de leur activité.89

Avec le développement de la cité urbaine, de l’artisanat, du commerce, des voyages…, pour que les individus ne soient pas écrasés par les changements dans lesquels ils sont pris, il faut un effort délibéré pour créer une nouvelle forme de socialisation, qui émancipe les personnes des adhésions rigides aux coutumes passées, diminue l’existence socioculturelle entre les statuts des gens et entre les peuples, offre des conditions propices à un élargissement du champ de la communication et des activités partagées. Une société qui est mobile et où le changement passe par mille canaux et se produit n’importe où, doit faire en sorte que ses membres soient formés par l’éducation, à l’initiative et à l’adaptabilité personnelles.90

88 Alain Kerlan, Des idées en revues, art. cit.

89 John Dewey, Démocratie et éducation, op. cit., p.169.

Les valeurs et les idées véhiculées par les systèmes d’idées ne disparaissent pas ni les tensions qu’ils créent dans notre monde. Ces tensions et notre capacité à les transformer en œuvres utiles représentent le véritable défi qui attend le système d’éducation.

1.2.5 Éducation, société et système