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Les structures de la domination

Deuxième partie

2) Les structures de la domination

Dans l’œuvre de Ben Jelloun, les structures de domination perdurent puisqu’elles relèvent des habitudes quotidiennes, culturelles, religieuses et des traditions transmises d’une génération à l’autre. Dans les Mille et une nuits, « les structures fonctionnent au profit de l’ordre établi, donc au profit du Père tout-puissant »1. Ici et là, la société s’en est encore imprégnée et structurée par le rapport dominant/dominé.

Dans L’enfant de sable, Ben Jelloun décrit les institutions et leurs fonctionnements, les traditions, les idées reçues et les conventions qui font de la société du Maghreb une société réglementée, conventionnelle et canonique organisée selon une structure cohérente qui reflète la domination patriarcale :

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Dans une société morale, bien structurée, non seulement chacun est à sa place, mais il n’y a absolument pas de place pour celui ou celle, surtout celle qui, par volonté ou par erreur, par esprit rebelle ou par inconscience, trahit l’ordre. Une femme seule, célibataire ou divorcée, une fille-mère, est un être exposé à tous les rejets. L’enfant fait dans l’ombre de la loi, l’enfant né d’une union non reconnue, est destiné au mieux à rejoindre le foyer de la Bonté, là où sont élevées les mauvaises graines, les graines du plaisir, bref, de la trahison et de la honte.1

Ces structures de domination sont tellement préétablies et consensuelles que personne ne peut les bouleverser ou penser à les critiquer sans tenir compte des limites imposées à la réflexion et à l’action libre. Dans Esthétique et Théorie du roman Bakhtine, recense les institutions qui donnent un aspect consensuel au discours et s’appuient essentiellement sur le langage :

Les paroles autoritaires (religieuse, politique, morale, parole du père, des adultes, des professeurs) ne sont pas intérieurement persuasives pour la conscience ; tandis que la parole intérieurement persuasive est privée d’autorité, souvent méconnue socialement (par l’opinion publique, la science officielle, la critique) et même privée de légalité.2

La parole est autoritaire, car elle n’a pas de fondements ni d’arguments persuasifs. La persuasion est le repère qui nous permet de saisir si le discours est autoritaire. Le dialogue élaboré entre Schéhérazade et son père relève de la persuasion. Il transgresse la doxa du silence féminin. Schéhérazade ne désobéit pas à son père, elle le persuade. Par le truchement de Schéhérazade et de son père, les Mille et une nuits mettent en exergue, un discours qui remet en question la relation traditionnelle entre le père et sa fille.

Ben Jelloun focalise son effort subversif sur deux pôles essentiels de la culture musulmane, la sexualité3 et la famille. Des constitutions et des formes de la société comme le mariage, la famille et l’éducation ont participé à la domination et sont devenues des structures tyranniques. Ben Jelloun s’interroge sur les structures cohérentes et les mentalités homogènes qui organisent la société, et ce, en se servant de l’intertexte des Mille et une nuits. Il prend ainsi l’intertexte suivant un point de vue subversif bien qu’il soit déjà imprégné de subversion. En écho, la relation entre l’homme et la femme dans les textes susmentionnés est conflictuelle. L’une de ses manifestations est le mariage.

1 Ibid., p. 154.

2 Cité par Bourque, D., op. cit., p.108.

3 Dans son article « Père subverti, langage interdit » (op. cit.), Gilbert Grandguillaume a analysé ces deux pôles de domination dans la société maghrébine.

197 a) Le mariage

Bien qu’il s’agisse, en apparence, d’un discours d’obéissance puisqu’il semblerait qu’Ahmed réalise le projet de son père, cependant, le fait qu’il revendique son droit au mariage décontenance sa mère, car le projet de faire de leur fille un garçon devient déconcertant. L’âge de l’adolescence annonce la révolte contre les parents. La fille élevée comme un garçon, en suivant le chemin tracé par ses parents (« je ne fais que vous obéir ; toi et mon père, vous m’avez tracé un chemin ; je l’ai pris, je l’ai suivi et, par curiosité, je suis allé un peu plus loin et tu sais ce que j’ai découvert ? »1) finit par leur désobéir. Ahmed/Zahra revendique le mariage avec Fatima. Il serait ainsi un mariage inattendu, lesbien et subversif qui bouleverse l’ordre de ses parents puisqu’il va à l’encontre de leur volonté. Il met ainsi en question l’identité masculine qu’ils ont assignée. Ahmed annonce la rupture avec le silence qui régnait au sein de la famille. Il transgresse les barrières de la sérénité apparente dont jouit la famille. Le désir régit la tentative d’Ahmed, élevé comme garçon, qui veut vivre pleinement sa vie d’homme que lui a accordée son père. Ahmed a choisi d’aller jusqu’au bout dans le projet de son père. Ce désir devient un désir transgresseur. Ici Ahmed ne dénonce pas, au contraire, il obéit au projet que son père lui a assigné, car il sait bien qu’aller au bout de cet itinéraire qu’il n’a pas choisi se transformera en désobéissance. Il n’adopte pas, à ce propos, un discours contre l’hégémonie, il choisit d’aller à l’extrême dans le projet déjà établi par son père afin de contourner son père et par conséquent toute la société patriarcale. En étant considéré comme un homme, Ahmed veut jouir des droits que la société accorde à l’homme. L’idée du mariage ne conforte pas la destinée qu’il a appris à suivre depuis sa naissance, au contraire, il s’agit d’une tentation de régression. Il ne peut transgresser la violence qu’il a subie depuis sa naissance qu’en adoptant une stratégie violente. Un discours contre l’hégémonie2 est un discours contre la doxa.

Si le mariage d’Ahmed est subversif puisqu’il va unir deux individus du même sexe, le mariage d’Amine affermit le pouvoir masculin, car il est soumis à une condition : Amine doit garder silence et de ne doit pas parler à aucun homme : « […] je lui dis qu’une des conditions de mon mariage était de ne parler à aucun homme qu’à mon mari, et que je ne devais pas y contrevenir »3. Transgresser le motif conditionnel du mariage entraîne la punition. L’accident qui a eu lieu se veut une ficelle contique afin de réaliser la transgression et engendrer le conflit entre l’homme et la femme en montrant le comportement violent du mâle. Amine dissimule la vérité et recourt aux mensonges afin de ne pas entraîner des massacres de vengeance, mais aussi 1 Ben Jelloun, T., L’enfant de sable, op. cit., p. 52.

2 Tout discours de nature hégémonique est une doxa. Barthes, R., Le plaisir du texte, Le Seuil, 1973, p. 47. 3 Galland, A., T. 1, op. cit., p. 220.

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pour ne pas transgresser le motif conditionnel du mariage. Pourtant, elle est agressée par son époux et plus tard sera répudiée :

Cette raison mit mon mari en colère. « Cette action, me dit-il, ne demeurera pas impunie. Je donnerai ordre demain au lieutenant de police d’arrêter tous ces brutaux de porteurs et de les faire tous pendre. » Dans la crainte que j’eus d’être cause de la mort de tant d’innocents, je lui dis : « Seigneur, je serais fâchée qu’on fît une si grande injustice ; gardez-vous bien de la commettre : je me croirais indigne de pardon si j’avais causé ce malheur. Dites-moi bien sincèrement, reprit-il, ce que je dois penser de votre blessure1.

La moindre transgression de l’ordre entraîne l’intervention sanguinaire du mâle. Depuis le premier crime de Schahriar, chaque erreur commise par la femme peut coûter des milliers de morts. Amine acceptait, seule, d’encourir la punition. Elle défend la justice en inventant à chaque fois un mensonge qui dément le précédent.

Par ailleurs, il se pourrait que le mariage perde sa valeur de communion entre les deux sexes et se transforme en une négociation des biens entre les deux frères. En effet, puisque Noureddin Ali pense que son fils est plus noble que sa nièce2, il revendique une dot considérable. Dans l’« Histoire de Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan »3, le mariage est remis en cause puisqu’il se transforme en punition. Étant refusé comme époux, le sultan d’Égypte se venge. Il impose à la fille de son vizir Schemseddin Mohammed d’épouser un bossu très laid. L’écho se maintient dans le conte de Badoure et Camaralzaman où le mariage imposé est contesté et aboutit à un affrontement. Camaralzaman réagit contre la volonté de son père, considérant la liberté de choisir pour lui comme un droit :

Madame, reprit Camaralzaman, je ne doute pas qu’il n’y ait un grand nombre de femmes sages, vertueuses, bonnes, douces et de bonnes mœurs. Plût à Dieu qu’elles vous ressemblassent toutes ! Ce qui me révolte, c’est le choix douteux qu’un homme est obligé de faire pour se marier, ou plutôt qu’on ne lui laisse pas souvent la liberté de faire à sa volonté. Supposons que je me sois résolu à m’engager dans le mariage, comme le sultan mon père le souhaite avec tant d’impatience, quelle femme me donnera-t-il ? Une princesse apparemment, qu’il demandera à quelque prince de ses voisins, qui se fera un grand honneur de la lui envoyer4.

Le mariage imposé par le père ou l’autorité politique est l’une des formes de domination pratiquée par le père à l’encontre des femmes dans la société traditionnelle. Le mariage devient 1 Ibid., p. 222.

2 Galland, A., T. 1, op. cit., p. 300. 3 Op. cit., t. 1, p. 300.

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ainsi une constitution qui structure la société, transformé en un fondement qui perdure le pouvoir patriarcal. Le mariage peut désigner contradictoirement l’obéissance et la subversion. En effet, en se dressant contre la volonté de son père et épousant l’homme qu’elle a choisi, Schéhérazade a transgressé l’autorité patriarcale même si le vizir n’a pas montré le comportement d’un homme autoritaire.

Le mariage imposé dans les Mille et une nuits n’aboutit pas. Les génies, adjuvants de la femme, par leur action, ont pu esquiver l’ordre du sultan d’Égypte et bouleverser ainsi son ordre. Plus tard, le mariage d’amour remplace le mariage imposé. L’amour entre les deux partenaires rend caduc l’ordre préliminaire formulé par le sultan.

Dans La nuit sacrée, le couple amoureux Zahra/le Consul, exemple de réciprocité passionnée et amoureuse remplace le couple traditionnel époux autoritaire/femme taciturne, témoin de l’inégalité où l’époux se veut dépositaire du pouvoir, la réciprocité sentimentale n’existant pas.

Certains fragments phrastiques et expressions comme « au bout de ta septième fille, j’ai compris que tu portes en toi une infirmité » 1, « épouse soumise, obéissante » 2 et des phrases comme :

- « Il appela un soir son épouse enceinte, s’enferma avec elle dans une chambre à la terrasse et lui dit sur un ton ferme et solennel »3 ;

- « ton ventre ne peut concevoir d’enfant mâle ; il est fait de telle sorte qu’il ne donnera – à perpétuité – que des femelles4 ;

- « Moi aussi je m’acharne sur ce ventre malade » ; - « Mon honneur sera enfin réhabilité » ;

- « Bien sûr tu peux me reprocher de ne pas être tendre avec tes filles. Elles sont à toi ».

montrent une impression de dégoût du mariage ordinaire, traditionnel, méprisable, flétrissant, devenu une cause d’aliénation, d’ignominie et d’avilissement aussi bien pour l’homme que pour la femme, selon Ben Jelloun. Cette ancienne relation conjugale dont la soumission est une caractéristique déterminante sera remplacée par la passion. Dans La nuit sacrée, la vie de couple entre Zahra et le Consul anéantit l’institution de la famille. Ce couple fait sortir la relation homme/femme de son ancrage culturel bien structuré. La femme échappe ainsi à toute surveillance et au contrôle de la famille. Ben Jelloun fait ainsi passer la relation entre l’homme 1 Ben Jelloun, T., L’enfant de sable, op. cit., p. 21.

2 Ibid. 3 Ibid.