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III- Relations entre immunité et parasitisme durant l’invasion

III.1 Les patrons observés chez les rongeurs envahissants

Les populations de rongeurs exotiques des deux fronts d’invasion ont montré un investissement immunitaire accru en dépit d’une perte significative de parasites par rapport à leurs zones d’origine au Sénégal. Les résultats obtenus au cours de cette étude peuvent être interprétées de deux façons possibles et non équivalentes, selon la chronologie entre changements immunitaires et parasitaires observés.

Cas 1 - Les changements de communautés parasitaires peuvent-ils expliquer les changements d’investissement dans les voies immunitaires ?

L’augmentation des réponses immunitaires sur le front d’invasion contredit les attendus initiaux sur les variations immunitaires des hôtes exotiques au cours de l’invasion, lorsque l’on considère que les populations envahissantes du front d’invasion ont une pression parasitaire plus faible que dans les localités d’origine d’invasion plus ancienne. On pourrait envisager que les réactions immunitaires évaluées au cours de ce travail (i.e.. anticorps naturels, complément, inflammation) ne correspondent pas aux défenses effectives mises en jeu par les hôtes contre les parasites examinés (i.e.. helminthes gastro-intestinaux, bactéries). Cependant, les réponses immunes estimées dans mon étude constituent toutes des composantes de l’immunité innée non-spécifique utilisées par le système immunitaire comme première ligne de défense contre toute intrusion antigénique dans l’organisme hôte (Matson et al., 2005 ; Ashley et al., 2012). Elles sont donc systématiquement activées en cas de stimulation due à une infection quelle que soit sa nature. Il est par ailleurs possible que les parasites perdus au cours de l’invasion aient un impact particulier sur l’immunité de l’hôte, et que leur perte entraine des conséquences sur l’immunocompétence de ce dernier (Sorci, 2013). En particulier, il a été montré que les helminthes gastro-intestinaux ont des effets immunorégulateurs importants (revue dans Elliott et al., 2007). Typiquement, H. diminuta joue un rôle de régulateur de l’inflammation au sein de certaines espèces de rongeurs dont font partie le rat noir et la souris domestique. La perte de ce parasite par le rat noir durant son processus d’invasion pourrait donc expliquer l’augmentation des réponses inflammatoires sur le front d’invasion. Parallèlement, le nématode A. tetraptera perdu par la souris sur son gradient d’invasion serait naturellement contrôlé par des mécanismes immunitaires mis en jeu par la souris avec qui il aurait co-évolué (Derothe et al., 1997 ; Behnke et al., 2015). La perte de ce parasite peut donc perturber le système immunitaire de l’hôte et engendrer des réponses potentiellement disproportionnées chez ce dernier. Alternativement, la perte d’ennemis naturels peut concerner des parasites n’ayant aucun effet sur les traits d’histoire de vie des hôtes exotiques dans leur aire d’origine (Colautti et al., 2004). Ainsi, les parasites

perdus par le rat noir et la souris domestique dans l’aire nouvelle pourraient n’avoir en réalité aucune incidence sur l’immunité de leurs hôtes; l’augmentation des réponses immunitaires sur le front d’invasion serait alors le reflet d’autres facteurs biotiques et/ou abiotiques (ex. stress environnemental) du milieu envahi. Par exemple, le développement et/ou le maintien de fortes capacités et/ou réponses immunitaires pourrait suggérer que les populations envahissantes sont exposées à un risque d’infection élevé sur le front d’expansion, même sans être nécessairement infectés (Martin et al., 2014); dans ce contexte, l’efficience de la défense pour l’organisme hôte contrebalancerait sensiblement les coûts métaboliques associés (Hegemann et al., 2012). Une explication alternative pourrait aussi être en rapport avec l’évolution de la virulence de certains parasites conservés au cours de l’invasion, soit du fait de la modification de l’infracommunauté de parasites, soit par un mécanisme de sélection. Une récente étude a ainsi montré une évolution rapide des traits d’histoire de vie (plus grande taille des œufs et des stades de développement, maturité atteinte rapidement) des nématodes de la grenouille Rhinella marina envahissante en Australie sous l’effet de pressions sélectives inhérentes à l’expansion en cours de leur hôte (Kelehear et al., 2012). Ces changements permettraient de maximiser la transmission du parasite à des faibles densités d’hôtes. En ce cas, les hôtes développant des réponses immunitaires plus fortes et plus efficaces sur le front d’invasion présenteront un avantage adaptatif certain. Dans ce contexte, il semblerait intéressant de s’intéresser aux effets et à l’évolution des parasites impliqués dans les processus d’invasion pour appréhender en retour les processus adaptatifs de leurs hôtes.

Cas 2 - Les changements d’investissement dans les voies immunitaires peuvent-ils expliquer les changements de communautés parasitaires ?

De manière alternative, les changements immunitaires subis par les hôtes envahissants lors du processus d’invasion peuvent avoir des conséquences importantes - souvent cachées ou non suspectées - sur les parasites associés (Sorci et al., 2013 ; Cornet et al., 2014). Autrement dit, la structure des communautés parasitaires des rongeurs envahissants le long des gradients d’invasion peuvent être le reflet des changements immunitaires, et potentiellement de ceux qui ont été observés durant ce travail. Dans ce contexte, certains scénarii peuvent être envisagés pour étayer cette hypothèse. Une pré-adaptation à l’invasion pourrait être une compétence immunitaire exacerbée des populations en expansion, leur permettant de se prémunir contre tout type d’infection. En effet, certains auteurs affirment que les individus exotiques du front d’invasion présenteraient des prédispositions génétiques pour les grandes expansions (Shine et al., 2011). Ainsi, la faible pression parasitaire sur les populations envahissantes de la souris

domestique et du rat noir au cours de l’invasion pourrait s’expliquer par des réponses immunitaires innées plus fortes sur le front d’invasion. Cet argument est donc complètement contraire aux prédictions de (Lee & Klasing, 2004) sur les modulations immunitaires des hôtes envahissants au cours de l’invasion. Un autre scénario pourrait être que les populations envahissantes arrivent sur le front d’invasion avec un niveau d’immunité similaire à celui des populations anciennement établies, puis au contact des hôtes natifs et des particularités environnementales du milieu (ex. qualité et quantité des ressources, climat, habitat) autres que la pression parasitaire, subissent une stimulation de leur système immunitaire qui en retour accroit leur résistance aux pathogènes. Une situation analogue est retrouvée chez le criquet du désert Schistocerca gregaria qui présente des modulations immunitaires importantes en fonction des phases sociales et solitaires de son cycle de vie, modulations qui limitent leur risque d’infection (Elliot et al., 2005). Une dernière hypothèse réside dans les conséquences de l’altération du régime alimentaire des hôtes exotiques une fois dans l’environnement nouveau. En effet, au cours de l’invasion, il est probable que les hôtes envahissants exploitent de nouveaux types de ressources dans l’aire récemment colonisée, induisant des changements potentiels dans leur flore microbienne intestinale (Sullam et al., 2012). Or, il a été récemment reconnu que cette flore microbienne est au cœur d’interactions complexes avec de nombreuses fonctions de l’organisme hôte dont le système immunitaire (Hooper et al., 2012 ; Kamada et al., 2013). Certains travaux ont mis en évidence un rôle du microbiote intestinal dans la régulation de l’inflammation systémique et la réduction de l’incidence de certaines infections (Hooper et al., 2012 ; Kamada et al., 2013). Il a été aussi démontré récemment que la composition et la diversité de la flore microbienne intestinale des hôtes varie aussi bien dans le temps que dans l’espace (Costello et al., 2009). Au cours des invasions, il est donc probable que ce microbiote varie, en réponse aux nouvelles conditions biotiques et abiotiques rencontrées par les hôtes envahissants. Ces variations de la communauté microbienne intestinale, par le jeu des interactions que ce microbiote entretient avec les effecteurs de l’immunité, pourraient aboutir à des changements significatifs dans les réactions immunitaires des populations envahissantes en expansion (Cornet et al., in revision).

La validation ou l’infirmation des hypothèses précédemment émises réside en partie dans la détermination du moment de l’invasion (i.e.. avant ou après l’arrivée des populations envahissantes sur le front d’expansion ?) à partir duquel surviennent les variations des réponses immunitaires estimées. Des suivis temporels des populations de rongeurs et des communautés

de parasites sur le front d’invasion pourraient là encore être mis à profit pour étudier ces hypothèses.