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De plus en plus de chercheurs ont fait ressortir les transformations profondes du monde organisationnel. Ils ont notamment souligné que les théories organisationnelles classiques ne répondaient plus nécessairement à cette restructuration du monde des entreprises. Par exemple, depuis un certain temps déjà, on considère les organisations comme des systèmes ouverts et il peut s’avérer difficile de développer une vision très précise de ce que cela laisse entendre (Scott 1981, p. 120). Certes, cela ne veut pas dire qu’il faut baisser les bras et les chercheurs vont souligner d’ailleurs une très importante interdépendance environnement- organisation permettant de rendre compte de la complexité des situations organisationnelles contemporaines. C’est d’ailleurs une telle complexité qui a entraîné une restructuration importante d’un grand nombre d’organisations (Scott 1981, p. 234-259). Divers théoriciens des organisations ont insisté sur l’importance de développer de nouveaux modèles tenant compte de cette transformation de l’univers des organisations (Powell 1991, p. 183-205). Ces changements structuraux se sont accélérés récemment et on peut désormais avancer que la situation des années 2000 est particulièrement fluide et laisse

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place à des interrelations organisation-environnement qui n’existaient que très peu ou même pas du tout il y a quinze ans à peine.

La stabilité d’un « monde fordien » est bel et bien révolue avec des changements de plus en plus rapides et constants. Les facteurs explicatifs de cette nouvelle donne sont désormais bien identifiés. Les économies sont de plus en plus mondialisées et le capital est devenu très mobile avec, pour corollaire, l’apparition d’une concurrence accrue entre entreprises. Une concurrence de plus en plus internationale. L’information circule très rapidement et la pression sur les employés est très forte. Les gestionnaires et la haute direction ont développé un plus grand contrôle sur toutes les composantes de la productivité. Pour l’entreprise, la flexibilité est à l’ordre du jour (DiMaggio 2001, p. 4). Les interactions entre entreprises se sont modifiées. Les sous-contractants jouent un rôle de plus en plus important. Ces derniers sont forcément moins liés à l’entreprise que ne le sont des employés traditionnels supervisés selon une hiérarchie clairement identifiée. Nous sommes à l’ère des « corporations ». Des consultants et des diplômés MBA exercent une grande influence sur des cadres supérieurs, qui, souvent, ne sont que de passage dans une corporation donnée1.

Certes, on a tendance à attribuer aux seules entreprises américaines de telles caractéristiques, mais il faut reconnaître qu’on les retrouve un peu partout dans les pays industrialisés. Cela étant, s’il est vrai que l’on peut appliquer de tels changements à bien des entreprises des pays industrialisés, DiMaggio affirme qu’il existe peu d’études empiriques témoignant véritablement de ces transformations (DiMaggio 2001, p. 5). Pour étudier les entreprises de la fin du XXe et du début du XX1e siècle, DiMaggio va même jusqu’à avancer que les thèses bien connues de Weber et Marx sur lesquelles se sont basés les théoriciens des organisations pour tracer leur propre perspective du développement organisationnel depuis la Révolution industrielle commencent, en ce début de XX1e siècle, à montrer des signes d’usure (« paradigms begin to show wear », DiMaggio 2001, p. 13 et 14).

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Si on relie de telles données à la situation de la télévision des années 2000, il est utile de rappeler que les chaînes nationales de télévision font de plus en plus appel aux producteurs indépendants qui assurent la conception et la production de fictions, documentaires, variétés, quiz et même d’émissions d’information.

DiMaggio reconnaît même que le modèle weberien de la bureaucratie doit être retravaillé. Il n’y a plus un seul modèle bureaucratique au sens où Weber l’entendait et il existe au sein des bureaucraties des contrôles de plus en plus diversifiés, l’efficacité se mesurant de façon très différente selon les marchés et les sociétés. En fait, conclut DiMaggio, il n’existe même plus un type de structure bureaucratique dominante. Désormais, une organisation donnée fait face à plusieurs possibilités de stratégies pour s’assurer une position dominante dans la niche qu’elle occupe (Dimaggio 2001, p. 14-20). De la même façon, on peut souligner les imprécisions des modèles marxistes et postmarxistes dans le contexte des sociétés capitalistes des années 2000. Les relations entre grandes entreprises et leurs actionnaires, entre gestionnaires et travailleurs, et entre les entreprises elles-mêmes se sont grandement transformées. Par exemple, les gestionnaires ont perdu l’emprise absolue qu’ils pouvaient exercer sur leur firme. Les actionnaires d’une firme donnée ont pris une importance accrue dans un contexte de mondialisation et on assiste présentement à une réduction de l’importance des gestionnaires. Certes, les gestionnaires peuvent sembler encore avoir une importance considérable, mais ils doivent poser des gestes et créer des stratégies en fonction des désirs d’actionnaires de plus en plus avides de bénéfices. Cette même mondialisation a également entraîné une concurrence très vive entre entreprises et le déroulement des activités de développement n’a plus la stabilité d’autrefois (DiMaggio 2001, p. 20).

Si les modèles wébériens, marxistes et postmarxistes montrent des signes d’usure, c’est que le système capitaliste est en pleine évolution et que cela a forcément entraîné des conséquences importantes sur l’identité même des organisations. On peut qualifier de véritable contre-révolution antimanagériale (« anti managerial counterrevolution ») une telle situation. En clair, les modalités de gestion des grandes entreprises ont été transformées. L’entreprise (« the soulful corporation ») n’a plus « d’âme » ou encore de personnalité. Désormais, l’entreprise représente un arrangement administratif commode orienté vers une productivité de plus en plus complexe et risquée. Dans un tel contexte, les investisseurs vont tenir les gestionnaires directement responsables du rendement de l’entreprise et vont assujettir ces derniers à des rendements à court terme au moyen d’un système d’actions et de bonis. D’ailleurs, même dans les cas où certains gestionnaires ont réussi à garder la mainmise sur le conseil d’administration de leur entreprise, ils ont dû réaliser que cette dernière pouvait être vendue à leur insu (DiMaggio 2001, p. 20-22).

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La taille même des entreprises a été réduite. Une concurrence de plus en plus féroce dans un contexte de globalisation a poussé les investisseurs à forcer une réduction des effectifs de gestion intermédiaire, à réduire le nombre de travailleurs et à encourager le remplacement d’employés permanents par des travailleurs à contrat. Cette pression à faire plus avec moins a été accentuée par le développement des technologies de l’information qui ont permis une surveillance accrue autant de la productivité que des employés (DiMaggio 2001, p. 22). Pour reprendre la formule lapidaire de Manuel Castells, les nouvelles technologies de l’information ont mis « le pouvoir de la technologie au service de la technologie du pouvoir » (Castells 1998, p. 77). Cela a eu pour conséquence de durcir les relations entre employés et gestionnaires. Cette transformation de l’environnement organisationnel a amené plusieurs entreprises à se regrouper, à perdre une part de leur autonomie pour former un réseau de relations interentreprises très variable selon leur type d’organisation, leur taille et leur importance.

Enfin, il est utile de rappeler que ce nouveau contexte a amené des différences importantes entre continents. Il semble que les institutions financières jouent un rôle très important dans la vie économique des pays européens, mais la situation est tout autre en Amérique du Nord à cause notamment de lois et de règlements antitrust très sévères. Avec de telles transformations, DiMaggio n’hésite pas à reconnaître que toutes ces caractéristiques peuvent paraître contradictoires. Il devient aussi difficile d’obtenir une évaluation juste de la situation présente que de prévoir les prochaines orientations du monde organisationnel (DiMaggio 2001, p. 24-25). Rien n’est désormais acquis et l’incertitude représente une donnée de plus en plus présente du monde organisationnel.

Une telle incertitude donne au chercheur une raison supplémentaire d’éviter de s’attacher à un modèle trop précis de développement organisationnel. Cela étant, il ne faut pas pour autant sombrer dans le nihilisme, un reproche d’ailleurs souvent adressé à des théoriciens postmodernistes (Hatch 2001, p. 110). D’ailleurs, le survol de cette littérature reliée au développement organisationnel récent et qui vient d’être évoquée a entraîné chez le chercheur la conviction que la seule description des forces en présence dans l’augmentation des chaînes de télévision dans des sociétés industrialisées pouvait lui permettre d’en arriver à une meilleure compréhension de l'évolution de la télévision contemporaine. Au fond, le chercheur s’associe à une approche de type « néo-

fonctionnaliste » dont il devient nécessaire de rappeler les principales caractéristiques avant d’approfondir une méthodologie de recherche.