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Des interprétations diversifiées à propos de l’avènement d’un nouveau paysage audiovisuel

Avant de rappeler, même de façon très rapide, les principales interprétations lancées à propos de l’augmentation du nombre de chaînes survenue dans plusieurs pays industrialisés, il faut retenir que les auteurs mentionnés à ce sujet ont fait porter leurs réflexions sur des réalités très différentes. Certains ont simplement voulu expliquer les transformations récentes qu’ont connues les sociétés industrialisées sans pour autant accorder une attention particulière à la télévision. D’autres se sont penchés exclusivement sur les médias en y

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incluant autant le cinéma que la télévision, le livre et le multimédia. Quelques-uns ont volontairement limité leurs réflexions à ce qui se passait au Canada.

Il est également utile de souligner que les époques considérées, les réalités dépeintes et les méthodologies utilisées sont, d’un auteur à l’autre, bien différentes. Une préoccupation centrale les réunit cependant tous: témoigner d’un changement en profondeur des sociétés industrialisées depuis la fin des « trente glorieuses ».

André Akoun, en voulant faire le point sur la télévision des années 90, a remarqué, en reprenant à son compte une analyse d’Umberto Eco, que l’on était passé de l’ère de la paléo télé à celle de la néo télé. La paléo télé, qui a régné dans la plupart des pays européens et au Canada des années 50 jusqu’au début des années 80, se caractérisait par une présence très importante de l’État dans le financement de télévisions nationales. Ces services publics avaient un objectif de communication pédagogique en souhaitant mettre à la disposition de leurs populations respectives « une fenêtre sur le monde » comme on le disait à l’époque. Cette paléo télé rejoignait un vaste public indifférencié et avait pour triple mandat d’éduquer, d’informer et de distraire. Par ailleurs la néo télé, présente dans plusieurs pays industrialisés à partir des années 80, s’est caractérisée très vite par une multiplication du nombre de chaînes se livrant une très dure concurrence entre elles. Une concurrence d’autant plus importante que la publicité est devenue fondamentale pour leur financement. Une telle néo télé n’a plus à proprement parler de mandat, mais tente simplement d’établir un contact direct et immédiat avec un public de plus en plus segmenté (Akoun 1997, p. 59- 60).

Pour sa part, Manuel Castells préfère souligner l’importance de la récente évolution technologique comme agent de changement de la télévision et du multimédia un peu partout dans les pays industrialisés. Il signale notamment comment une telle évolution a amené une convergence des organisations. Ces dernières, poussées par de grands intérêts privés, ont investi en même temps dans plusieurs médias lesquels, quelques années auparavant, par leur fonctionnement, les publics qu’ils desservaient et les technologies utilisées, avaient peu de points en commun. Pour ces grands intérêts privés, il devenait possible, avec, entre autres, la numérisation des technologies, de concevoir le développement de la radio, de la télévision, du multimédia et du câble de façon intégrée. En

se portant acquéreurs de médias ayant jusqu’alors peu de liens entre eux, ces grands intérêts privés ont montré qu’ils avaient saisi l’immense potentiel d’une telle évolution.

« Des fusions géantes ont eu lieu, et le capital s’est mobilisé dans le monde entier pour prendre des positions majeures dans l’industrie des médias branche capable de donner, simultanément, du pouvoir économique, culturel et politique. » (Castells 1999, p. 308).

Désormais, les titres de propriété chevauchent plusieurs pays et l'État a de moins en moins de prise sur ces grands propriétaires devenus extraordinairement puissants. L’obligation de recourir à la publicité pour assurer à la télévision les importants budgets dont cette dernière a besoin pour garantir son fonctionnement a rendu les médias de plus en plus indépendants des gouvernements. D’ailleurs, ces mêmes gouvernements, occupés autant à réduire leurs importants déficits qu’à répondre aux exigences croissantes des demandes de leurs populations respectives dans les domaines de la santé et de l’éducation, ne sont plus en mesure de fournir à la télévision la plus grande partie de son budget de fonctionnement. Pour couronner le tout, des technologies de plus en plus souples ont allégé et simplifié les modalités de production dans le monde des médias. Cela a facilité autant leur propre segmentation que celle des divers publics auxquels ils s’adressent désormais (Castells 1999, p. 305-313). Pour toutes ces raisons, l’État s’est retiré ou, à tout le moins, a réduit de façon importante sa participation dans le financement des télévisions publiques.

Les chercheurs québécois Gaëtan Tremblay et Jean-Guy Lacroix en sont arrivés à des conclusions semblables, mais leur interprétation des changements récents de la télévision est encore plus radicale. En s’inspirant des travaux de l’École de Francfort, Tremblay et Lacroix estiment qu’un appareil de production de la culture de masse s’est formé dans les systèmes capitalistes du XXe siècle se manifestant par la sérialisation et la standardisation de biens culturels selon une division du travail axée sur l’efficacité et la rentabilité (Tremblay 1990, p. 53-54). Une telle standardisation se fait selon une logique de « club ». Il faut désormais payer pour « consommer » des émissions de télévision contrairement à la situation ayant prévalu jusqu’au début des années 80 et permettant au public d’avoir accès gratuitement à la télévision. Des réseaux offrant des programmations financées par la publicité ou par un abonnement mensuel, ou encore offrant des émissions à la pièce (pay-

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per-view) se sont développés (Tremblay et Lacroix 1997, p. 5-6). En fait, soutiennent les deux chercheurs, nous assistons, avec la montée de ces réseaux, à l’éclosion d’un nouveau mode de régulation de la totalité sociale. Des acteurs particulièrement puissants, puisqu’il s’agit ici de grandes entreprises, sont en train de modeler la réalité sociale selon leurs propres intérêts. La télévision s’inscrit au cœur de ce processus de transformation d’objets culturels en biens de consommation, car on retrouve ce processus et les règles d’échanges l’accompagnant dans la plupart des pays industrialisés comme l’Allemagne, le Canada, l’Argentine, la Belgique et les États-Unis (Tremblay et Lacroix 1997, p. 52 et 63).

Jeffrey Alexander, en développant son approche théorique qu’il qualifie de « néo- fonctionnaliste », insiste sur l’importance d’un processus de « différentiation » dans l’évolution des sociétés industrialisées. Selon lui, les sociétés modernes sont de plus en plus « différentiées » en ce sens que chaque composante de la société cherche à se distinguer et à se renforcer des autres pans de la réalité sociale pour mieux se maintenir dans des conditions changeantes (Alexander 1990, p. 323-366). Les médias, eux aussi, ont dû évoluer. Ils ont dû se professionnaliser pour remplir de mieux en mieux leur « rôle ». Les médias ont adopté une telle voie parce que les membres d’une société ont besoin d’un niveau normatif d’explications de la réalité leur permettant ainsi de comprendre l’univers dans lequel ils vivent. Ce niveau d’explication doit être souple et différent du niveau plus théorique des grandes valeurs (« values patterns ») représentant le fondement de toute société qui se respecte (lois, familles, école, gouvernement, etc.). Les médias, en fournissant un tel niveau d’explication plus immédiat aux membres de la société, jouent alors un rôle de « lien social » des plus importants. Par ailleurs, pour que cette évolution nécessaire à un tel processus de différentiation puisse s’accomplir, les médias doivent pouvoir compter sur de très importantes ressources financières leur assurant ainsi une plus grande indépendance par rapport aux autres secteurs de la société. En somme, pour devenir plus efficaces et plus performants et, ce faisant, mieux répondre à ce que l’on attendait d’eux, les médias se sont restructurés. C’est une telle restructuration qui a encore cours aujourd’hui.

Diverses études historiques témoignent également d’un changement en profondeur de la télévision au Canada et au Québec. Après avoir complété un inventaire exhaustif des politiques officielles en matière de radiodiffusion, des interventions publiques de politiciens et de groupes de pression intéressés par ces questions, Marc Raboy en arrive à la conclusion que la radiodiffusion canadienne, de publique qu’elle était, s’est transformée en

radiodiffusion privée. Les règles du marché dominent désormais la radiodiffusion canadienne. On assiste au triomphe de l’économie sur la culture (Raboy 1990, p. 13). L’idéal d’une grande radiodiffusion publique formulé dans les années 30 à 50 par différents groupes comme la Canadian Radio League et la Canadian Broadcasting League s’est heurté aux dures lois du marché et les gouvernants n’ont pas osé aller contre cette tendance. Les exigences du marché ont eu pour conséquence d’accentuer le pouvoir des intérêts privés et la radiodiffusion canadienne est tout simplement devenue de moins en moins démocratique.