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Il existe, on l’a évoqué plus haut, une grande abondance de recherches, d’essais et de monographies de toutes sortes traitant de la télévision. Pourtant, nous en avons fait la remarque, les définitions de la télévision ou, même de façon plus générale, des médias, sont plutôt rares. On se contentera de façon très générale de faire référence à la radio et à la télévision comme étant des « médias de masse ».

Par exemple, Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir rappellent que, par médias, il faut entendre « toute structure socialement instituée de communication, puis par extension, le support de cette dernière » (Barbier et Lavenir 1996, p. 5). Ces auteurs reconnaissent volontiers que le développement des médias se rattache étroitement à l’industrialisation des sociétés occidentales. C’est ainsi que, au 19e siècle, livres et journaux ont vite rejoint un public de masse et que cela a eu comme conséquence de les banaliser. Une telle « librairie industrielle » a entraîné la naissance d’une culture industrielle « fondée sur la consommation, ses modèles et ses pratiques » (Barbier et Lavenir 1996, p. 115). Si on adopte de telles conceptions, dans tout travail axé sur l’approfondissement de la réalité médiatique, on ne devrait donc pas trop s’attacher à définir un média en particulier comme, dans le cas qui nous occupe, celui de la télévision. Il faudrait se limiter à la définition des liens entre société, technique et culture.

« On essaiera donc de comprendre comment fonctionnent l’échange des connaissances, la circulation de la pensée, le partage des données symboliques dans une société donnée en fonction des supports matériels de transmission de l’information sachant que ces derniers sont déterminés en retour par un environnement technique, économique et politique au sens large du terme.» (Barbier et Lavenir 1996, p. 270)

Nous nous rallions à cette démarche. Nous ne tenterons pas à tout prix de démarrer la présente recherche en définissant la télévision. Nous essaierons de suivre le développement de la télévision dans des sociétés bien identifiées et constater ce que l’on a pu en faire. Par exemple, dès les débuts, on s’est rendu compte que l’aspect technique de la télévision représentait un facteur de développement primordial et que les budgets nécessaires à son

fonctionnement devaient être particulièrement importants. Puisque cette nouvelle technologie permettait la transmission des images et du son et que le tout coûtait fort cher, on a visé un public de masse et il fallait, par voie de conséquence, des émissions ou des programmes attirant un vaste public. Dès ses débuts, la télévision s’est donc tournée vers des contenus très « formatés » comme les jeux-questionnaires, les dramatiques, les variétés et l’information (Barbier et Lavenir 1996, p. 230-244). En tentant de rejoindre le plus vaste public possible, on pouvait espérer amortir les coûts importants dont la télévision était tributaire. Que la propriété de la télévision ait été publique comme en Europe ou privée comme aux États-Unis n’a rien changé à l’approche de base de toutes les télévisions naissantes. Des ses débuts, la télévision était un média de masse visant un public de masse.

Contentons-nous donc, pour le moment, de définir dans les grandes lignes les « médias de masse ». Par exemple, Michèle Martin rappelle simplement qu’un média de masse, c’est « un média qui permet une vaste diffusion d’un contenu, une diffusion de masse » (Martin 1991, p. 8) et elle précise un peu plus loin: « on définit un média de masse comme une technologie de communication permettant la production d’un produit et son utilisation par des masses (Martin 1991, p. 20). Enfin, elle définit les masses elles-mêmes comme étant…

« … un grand nombre de personnes qui ne sont pas obligatoirement rassemblées. Si on définit un média de masse comme une technologie de communication permettant la production d’un produit et son utilisation par des masses (…) certains médias se sont développés en médias de masse pouvant rejoindre un grand nombre de personnes en même temps » (Martin 1991, p. 6).

On pourrait certes rapprocher à une telle « définition » son imprécision, mais si l’on fouille un peu plus pour retrouver ce que d’autres auteurs peuvent nous apprendre à ce sujet, on n’est guère plus avancé. Par exemple, un chercheur classique comme Wilbur Schramm avançait que la communication de masse n’était rien d’autre que le fait, pour de grandes entreprises (“vast business enterprises“) d’utiliser des technologies modernes permettant la diffusion d’une quantité impressionnante d’informations à de très vastes auditoires (Schramm 1966, p. 49).

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Plus près de nous, Thoveron, Delepeleire et Olyff n’hésitent pas à souligner la grande confusion rattachée aux tentatives de définir les médias. Ces chercheurs belges soulignent à quel point on mêle les termes de communication de masse, communication sociale, techniques de diffusion collective, moyens d’information et médias de masse. Selon eux, on met dans un même sac affichage, radio, cinéma, télévision, médias axés sur l’édition (livres et disques) et documents audiovisuels. Plutôt que d’essayer de définir les médias, ces auteurs préfèrent rappeler comment, au moment de la Révolution française, Brissot, un des futurs chefs girondins, futur guillotiné aussi, en voulant justifier la création de son journal Le Patriote Français, avait déclaré qu’il était important de fournir : « un moyen pour instruire tous les Français, sans cesse, à peu de frais et sous une forme qui ne les fatigue pas » (Thoveron, Delepeleire et Olyff 1988, p. 35). Ces derniers aiment rappeler que, tout compte fait, la déclaration de Brissot, même aujourd’hui, reste tout à fait valable et s’applique bien à l’univers des médias. Il suffit d’y ajouter que les médias représentent également une industrie et on en arrive ainsi aux caractéristiques fondamentales des médias qui, à cause de leur complexité, ne peuvent être définis davantage (Thoveron, Delepeleire et Olyff 1988, p. 44-48).

Adaptons cette affirmation à la réalité télévisuelle contemporaine. Les médias représenteraient donc une industrie qui, selon les termes de Brissot utilisent des moyens (aujourd’hui, on utiliserait l’expression « une technologie ») pour « instruire » (aujourd’hui, on utiliserait l’expression « communiquer avec ») tous les Français (aujourd’hui, on dirait le plus vaste public possible), sans cesse (il faut assurer une présence constante du média pour qu’il acquière une existence reconnue auprès de ses utilisateurs), à peu de frais (même si la production dans le monde des médias coûte cher, le public ne doit pas payer un prix très élevé pour avoir accès aux programmes) et, enfin, sous une forme qui ne les fatigue pas (le contenu et le langage utilisés doivent être facilement accessibles à tous).

Le sociologue français Pierre Sorlin soutient que la complexité des médias doit être le point de départ de toute étude qui se respecte (Sorlin 1994). Dans un texte écrit en anglais, il reconnaît que l’expression « mass media » est une sorte de terme fourre-tout (« catch-all term ») englobant une très grande variété de réalités technologiques et de pratiques de communication regroupées de façon fort commode sous un même vocable, facile d’utilisation certes, mais, au demeurant, très discutable. Et si ce terme est aussi discutable, c’est tout simplement parce qu’il est imprécis. Les médias sont trop complexes et trop

éclatés pour qu’on les aborde comme une réalité unifiée et analysée de façon globale. En fait, conclut Sorlin, avant de se lancer dans une étude des « mass medias », il faut préciser d’abord et avant tout le niveau de réalité que l’on souhaite analyser. Il en distingue d’ailleurs trois: les auditoires, les contenus et les acteurs médias qu’il appelle, dans ce dernier cas, les « media makers » (Sorlin 1994, p. 102-143). Une telle distinction entraîne des conséquences importantes pour les études à mener sur ces diverses réalités.

Par exemple, on ne peut plus considérer le public des médias comme étant une masse indistincte d’individus s’imprégnant d’un contenu unique. Il faut d'abord considérer les auditoires des médias comme constitués de plusieurs couches ou strates d’individus susceptibles d’entrer en interaction les unes avec les autres. On remarque également qu’au fil des ans, les publics des médias se sont élargis et complexifiés. En fait, avec les médias, des contenus variés sont intégrés par des publics qui ne sont pas nécessairement identiques les uns aux autres (Sorlin 1994, p. 55 et 56). De plus, ces mêmes publics ont leur vie propre bien en dehors des médias. Il devient alors très difficile de définir comment un contenu donné pourra être intégré par différents types de public (Sorlin 1994, p. 98 et 99). Avancer que « le » public peut absorber toutes sortes de contenus pour, par la suite, en tirer comme conséquence qu’une telle « absorption » a un même impact (généralement négatif) sur le public en question devient alors une affirmation on ne peut plus aléatoire.

Une telle perspective s’oppose formellement aux approches plus globales se caractérisant très souvent par la formulation de critiques ayant une portée, elles aussi, tout aussi globale. On peut songer ici à des auteurs comme Pierre Bourdieu et Jean Baudrillard dont les critiques sur la télévision ont obtenu une notoriété certaine. Rappelons à titre d'exemple que, selon Bourdieu, « la télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population » (Bourdieu 1998, p. 17) et que, selon Beaudrillard, « La communication de masse exclut la culture et le savoir » (Baudrillard 1970, p. 155).

Tout comme Sorlin, Wolton rappelle lui aussi fort justement que de telles affirmations globales sont contredites par un corpus important de théories et de recherches empiriques complètement ignorées par les tenants du caractère « aliénant » de la télévision (Wolton

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1990, p. 41-50). À la suite de Wolton et de Sorlin, nous préférons reconnaître la très grande complexité des médias et ne pas leur attribuer des caractéristiques trop globales qu’il s’avèrerait très difficile pour ne pas dire impossible à démontrer. Par exemple, en plus d’offrir des contenus dont il est très difficile d’évaluer les impacts, il faut rappeler que les médias représentent des organisations fortement tributaires des changements technologiques. Tout comme le reconnaissent Castells et Sorlin, le fonctionnement des médias nécessite des investissements énormes ne pouvant être consentis que par de grands conglomérats. Sorlin rappelle à quel point les débuts de la radiodiffusion aux États-Unis et Grande-Bretagne ont d’abord et avant tout été marqués par des préoccupations reliées à l’argent : l’argent est à l’origine même de la radiodiffusion (« …money was the very origin of broadcasting », Sorlin 1994, p. 108). On peut raisonnablement supposer qu’il en a été de même à peu près partout.

Mais si, selon Sorlin, les grands propriétaires de ces médias (les « moguls ») cherchent à faire des bénéfices, ils souhaitent développer tout autant le pouvoir lui-même que l’autorité morale leur permettant d’influencer le cours des choses (Sorlin 1994, p. 141). Les préoccupations reliées à l’argent et à la rentabilité n’expliqueraient donc pas tout.

« Les luttes pour le contrôle des médias témoignent d’ambitions allant bien au- delà du strict désir de faire des profits. Les entrepreneurs reliés au monde des médias1 veulent accroître leur influence, préserver leur position devant d’éventuels rivaux et s’assurer une position dominante ». (Sorlin 1994, p. 110. Traduction de l’anglais par le chercheur.)

Il existe donc une complexité bien réelle dans l’étude des médias en général et de la télévision en particulier. La télévision, à cette étape-ci de nos travaux, sera donc considérée comme étant un moyen de transmission rapide, avec une précision technique de plus en plu s importante, de contenus sons et images diversifiés. Pour mieux définir cette même télévision, on tentera de comprendre les modalités de son évolution puisqu’il n’existe pas à son sujet de définition précise et satisfaisante. Une démarche comme celle que nous nous

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Dans le texte original, Sorlin définit les personnes faisant le commerce des médias comme étant des « media mongers ».

apprêtons à entreprendre nous permettra donc de nous rapprocher d’une définition de la télévision. Une telle définition de la télévision deviendra donc, non un point de départ, mais un point d’arrivée.

On se retrouve ainsi « seul et nu » avec pour intention première de comprendre le développement récent de la télévision en vérifiant s’il est relativement semblable entre diverses sociétés industrialisées. Il devient alors indispensable de préciser le niveau de l’étude que le chercheur se propose d’entreprendre pour, par la suite, rappeler la question de départ et préciser les grandes orientations d’une telle recherche.

Chapitre deux

Une étude environnementale

de la télévision

Résumé du chapitre

Comme souligné précédemment, le nombre de chaînes de télévision, dans les années 80, a substantiellement augmenté tant au Québec que dans plusieurs autres sociétés industrialisées. Ces chaînes de télévision provenaient d'organisations d'envergure considérable et, bien sûr, elles ont agi de façon à maintenir et renforcer leur existence. Toute la présente recherche porte sur les organisations en question. La nécessité d’entreprendre des études organisationnelles de télévision à un niveau international s’est ainsi imposée et il a fallu évidemment se demander comment procéder. À cette fin, on s’inspire ici de travaux de chercheurs s’étant penchés sur des réalités organisationnelles et des comparaisons internationales. Le résumé des principales théories et méthodologies utilisées dans de telles études a permis au chercheur de les intégrer à ses préoccupations internationales.

Dans le présent chapitre, on détermine l’angle selon lequel les organisations télévisuelles peuvent être étudiées. Comme on le verra, la documentation consultée a amené le chercheur à privilégier une étude environnementale permettant de souligner les liens entre les organisations et leur environnement. On verra également que le contexte organisationnel particulièrement fluide des années 2000 l’a porté à retenir une approche de type néo-fonctionnaliste axée sur la description des interrelations entre organisations. L'utilisation d'une telle approche repose sur des méthodes de travail de type inductif faisant ressortir les interrelations entre diverses organisations télévisuelles. Pour étudier de telles interrelations, plutôt que de se rattacher aux modèles classiques des études organisationnelles, le chercheur a opté pour la création d’une grille de classification des données représentant sans doute l’outil le mieux adapté à l’étude de la réalité télévisuelle contemporaine. Le présent chapitre se termine d’ailleurs par une première ébauche d’une telle grille. Au chapitre suivant, le chercheur pourra affiner les principaux concepts définis ici pour les adapter à une comparaison internationale de systèmes audiovisuels.

Mentionnons par ailleurs que si le chercheur s’est livré à un inventaire de théories et d’études de type organisationnel d’auteurs bien identifiés, les liens établis entre ces auteurs de même que les résumés ayant été tirés de leurs travaux n'engagent que lui-même. On trouvera donc dans le présent chapitre et les deux chapitres qui suivent un résumé

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« partisan » des travaux consultés dans lequel le chercheur a surtout retenu ce qui pouvait lui être utile pour sa propre étude.

1 La nécessité d’une approche environnementale

Il existe bien des façons de mener des études organisationnelles et il vaut la peine de rappeler les principales préoccupations reliées à ce que l’on qualifie couramment de sociologie des organisations. Au moment d’établir les principales tendances observées dans ce genre d’étude, Catherine Balle souligne que les chercheurs privilégient forcément un angle ou une perspective et, à cette fin, elle en identifie dix. On peut ainsi étudier les organisations du point de vue de leur autonomie, de la spécificité de leurs activités, des procédures de contrôle qu’on y retrouve, de leur structure même, des formations qu’elles exigent, de la spécificité bureaucratique y étant invariablement rattachée, des relations de pouvoir, des relations de l’organisation avec son environnement et, enfin, de la dynamique du changement telle qu’intégrée par plusieurs organisations (Balle 1990, p. 89-95).

En faisant un tour d’horizon des différentes études et recherches menées dans ce cadre d’une sociologie des organisations, Charles Perrow identifie lui aussi des courants ou centres d’intérêt. Contrairement à Catherine Balle qui fait un découpage des niveaux d’activités à l’intérieur des organisations pour souligner dans quelle direction lancer ce genre d’études, Perrow fait ressortir les diverses écoles ou mouvements théoriques ayant donné naissance aux études menées dans le domaine des organisations. C’est ainsi qu’il fait référence, dans son essai bien connu, aux modèles des relations humaines et néo-weberien, à l’école institutionnelle, aux études de l’environnement, aux théories économiques des organisations et, enfin, à l’étude du pouvoir que, dans ce dernier cas, il identifie comme ayant été insuffisamment étudié (Perrow 1986, p. 262-275).

Une recherche sur le développement récent d’organisations télévisuelles de sociétés industrialisées comme celle que nous avons souhaité entreprendre se rattache justement aux études environnementales identifiées par ces deux auteurs. En somme, pour adapter de telles études à ce que nous voulons mener à terme, il s’agit d’étudier les liens entre des organisations télévisuelles et l’environnement qui était le leur au moment où le nombre de

chaînes a radicalement augmenté. Si le monde télévisuel s’est transformé dans les années 80, c’est sans doute parce que le contexte social, économique et politique des sociétés en question s’y prêtait et que l’innovation technologique y a joué un rôle important. Voilà pourquoi, dans un tel contexte, il devient intéressant d'approfondir les liens entre l’environnement et les organisations télévisuelles pour préciser les modalités de l'augmentation du nombre de chaînes de télévision dans plusieurs sociétés industrialisées.

Lorsqu’on procède à des études environnementales, les notions d’environnement, d’organisation et de pouvoir sont très largement utilisées. Il importe donc au chercheur de bien baliser l’utilisation de tels termes. Les notions développées sur de tels sujets par Perrow et d’autres théoriciens comme Jeffrey Alexander, Michel Crozier, Erhardt Friedberg, Paul DiMaggio, Walter Powell et Richard Scott lui ont été d’un grand secours. Enfin, pour concrétiser les concepts de ces théoriciens et mettre au point un modèle d’analyse véritablement opérationnel, le chercheur s’est inspiré des travaux de Mary Jo Hatch qui à partir, entre autres, des concepts que ces théoriciens ont mis au point, s’est appliqué à concrétiser les concepts en question pour en faire des outils opérationnels d’étude.