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Les logiques institutionnelles du champ médical

Chapitre 1 : Le changement institutionnel dans le champ médical

1.2 Les logiques institutionnelles du champ médical

Les logiques institutionnelles suivent des schémas culturels et cognitifs. Elles définissent et justifient les rôles des acteurs, aident à interpréter les évènements, et fournissent des routines et des moyens rationnels pour que le corps de la médecine poursuive son travail (Mendel & Scott, 2010, p. 250). Les problématiques des logiques institutionnelles sont introduites en théorie des organisations par Haveman et Rao (1997) puis par Thornton et Ocasio (1999). Selon, Thornton et Ocasio (1999) les logiques sont :

Des pratiques matérielles, des suppositions, des valeurs, des croyances, des règles qui sont socialement construites et modelées par l’histoire et qui permettent aux individus de vivre, d’organiser le temps et l’espace et de donner du sens à la réalité sociale (Thornton et Ocasio, 1999 p. 804 traduction propre).

Les logiques institutionnelles se forment à partir de plusieurs attributs d’un champ comprenant des systèmes de croyances et des pratiques des acteurs. L’idée promue est la suivante : les acteurs ont à disposition plusieurs cultures en opposition composées de différents éléments centraux aux logiques ; les identités sociales, les objectifs, les schémas ou encore les ressources symboliques et matérielles (Thornton et al., 2012, p. 85, p.97) correspondant à l’environnement dans lequel s’inscrivent ses membres. Je reviendrai dans le prochain chapitre sur le concept de logique institutionnelle, modèle théorique au cœur de ma thèse.

Ainsi, en tenant compte de la structure du champ dans laquelle les professionnels opèrent, leurs objectifs s’opposent ou changent, et plusieurs logiques se dessinent. Les croyances, les modèles de pensées et les pratiques dépendent des relations des professionnels avec d’autres acteurs. Un médecin en relation avec un patient n’a pas les mêmes intentions qu’un médecin en relation avec des laboratoires pharmaceutiques, ou un médecin en relation avec des confrères.

Le champ médical comprend plusieurs logiques institutionnelles étant donné que les acteurs interviennent dans différentes sphères, et cherchent plusieurs sources de légitimité (Ruef & Scott, 1998). Dunn et Jones (2010) font référence aux travaux de Kraatz et Block (2008) « les professions sont assujetties à de nombreux régimes de régulation, sont comprises dans les ordres normatifs multiples, et/ou suivent une ou plusieurs logiques culturelles » (p. 243).

Le Tableau 2 répertorie les différentes logiques institutionnelles professionnelles observées par les chercheurs (Currie & Guah, 2007; Goodrick & Reay, 2011; Reay & Hinings, 2005, 2009; Scott et al., 2000). Les logiques identifiées sous différents labels évoluent au cours du temps.

Tableau 2 : Les logiques institutionnelles dans le champ médical

Auteurs Contexte Logique identifiée

Scott, Ruef, Corona, Mendel Etats-Unis, Californie Professionnelle (1945-1965) Fédérale (1966-1983) Managériale et de marché (1984 - 1995) Amélioration incrémentale (2000 - ) Reay et Hinings Canada, Alberta Professionnelle (1980 -1994)

Centré business (1994 - ) Currie et Guah Royaume-Uni Professionnelle (1948-1971)

Managériale (1972-1997) Marché (1998 - )

Sources : Currie & Guah, 2007; Mendel & Scott, 2010; Reay & Hinings, 2005, 2009; Ruef & Scott, 1998; Scott, 2008; Scott et al., 2000

Pour résumer, il existe trois logiques institutionnelles dans le champ médical : la logique professionnelle, la logique étatique et la logique managériale et de marché.

1.2.1 La logique professionnelle

La première logique est professionnelle. Le travail est organisé et contrôlé par la profession. Le professionnel, généralement indépendant ou en profession libérale, est au service de profanes (un patient ou un client) ou de la communauté (les confrères). Son objectif est de conseiller, d’enseigner et/ou de développer les connaissances scientifiques (Freidson, 1988). Les sociologues de la profession médicale définissent la médecine comme une communauté occupationnelle : « La médecine, dans l’usage sociologique, est une communauté occupationnelle de consultants dont les services sont de découvrir, conduire et pratiquer certaines formes de connaissance » (Freidson, 1988).

Dans le champ où la logique professionnelle est dominante, le système tourne autour des médecins et de la relation médecin/patient. Le gouvernement rembourse les médecins

pour leurs prestations ; les médecins sont impliqués dans la gouvernance des hôpitaux publics, vérifient et contrôlent la qualité des soins, préparent des plannings et sont impliqués dans les décisions ; les médecins délivrent des ordonnances ; ils organisent des formations avec des prestataires et rencontrent les laboratoires pharmaceutiques pour négocier des projets de recherche (Reay & Hinings, 2005, p. 356-357).

La sociologie des professions s’intéresse à la structure de la profession médicale depuis plusieurs décennies (Freidson, 1985, 1988). A titre d’exemple, la création de groupes de pairs illustre la logique professionnelle. Les groupes de pairs sont des collectifs de réflexion mis en place par le syndicat de médecine générale. Bloy (2008) retrace l’origine de ces groupes :

Les groupes de pairs se réunissent périodiquement pour analyser leurs pratiques à partir de la présentation par chacun d’un cas clinique récent sélectionné de manière aléatoire et pour discuter des circuits de soins localement disponibles. D’inspiration anglo-saxonne, ils ont été introduits en France à la fin des années 1980 sous l’impulsion de la SFMG, qui a depuis déposé le terme et peut décerner un label aux groupes dont le fonctionnement satisfait huit critères de qualité. On estime qu’une centaine fonctionne actuellement en France. (Bloy, 2008, p.82)

1.2.2 La logique étatique

La deuxième logique est la logique étatique. Dans ce cas de figure, le champ est sous la responsabilité du gouvernement ; les médecins sont fonctionnaires publics et l’Etat contrôle la production de leurs connaissances ainsi que l’organisation de leur travail (Goodrick & Reay, 2011). Le degré de légitimation technique est élevé et la légitimation managériale intermédiaire (Ruef & Scott, 1998, p. 885). Le gouvernement délimite les standards à atteindre par les professionnels, le prix de leurs produits et services. Les médecins hospitaliers sont fonctionnaires publics ; l’Etat détermine le niveau nécessaire requis pour exercer et choisit les formations. Les responsables du gouvernement s’engagent également à assurer la qualité des soins.

Suite à des réformes gouvernementales aux Etats-Unis initiées par le président Nixon en 1971, puis en 1993 dans l’Alberta par les autorités fédérales, les autorités gouvernementales prennent les décisions. Les hôpitaux doivent travailler et collaborer sous la houlette d’associations et de nouveaux corps décisionnels. De nouvelles procédures s’imposent ; des objectifs de performance et de réduction des coûts s’immiscent dans les documents. Le mot client remplace le mot patient et les médecins ne participent plus aux prises

L’Etat français, dans la conception de l’Etat-souverain est doté principalement d’une logique étatique (Ducos, 2010). « L'Etat impose ses préférences pour la consommation ou pour la production de certains biens » (p.26). Il décide en complément de « la formation, de la qualité des soins par la création de ressources, l'homologation des procédures diagnostiques et thérapeutiques, de l'évaluation des pratiques, des valeurs éthiques dans la relation entre soignant et soigné ainsi que de la fixation des tarifs » (Ducos, 2010 p. 26).

Autre exemple, dans le système français, la mise en place du numerus clausus voté en 1976 décrit l’importance de la logique étatique dans le champ médical. Il est instauré dès la deuxième année pour mettre un terme au nombre trop important de médecins. La réduction du nombre d’ouvertures de postes se poursuit jusqu’à la réforme de l’internat de 1982.

1.2.3 La logique managériale et de marché

Dans la logique managériale le travail est inscrit dans les routines d’une organisation et est assujetti au contrôle d’une hiérarchie (Thornton & Ocasio, 1999). Cette logique désigne un cadre de coordination des acteurs par la standardisation, dans lequel les pratiques des professions sont circonscrites par des procédures rationalistes de contrôle managérial (Starr, 1982 ; Abbott, 1988). L’hôpital est représenté comme une bureaucratie professionnelle selon Mintzberg (1982). Par exemple, lorsque l’établissement est privatisé, les professionnels de santé sont employés par une entreprise, et les managers non-professionnels déterminent le contenu de leur travail ainsi que le besoin de formation initial ou d’accréditations nécessaires (Goodrick & Reay, 2011; Scott et al., 2000).

Aux Etats-Unis, la logique managériale passe par la privatisation des hôpitaux. Les sociétés d'assurances et les compagnies mutualistes en prennent possession dans les années 80, poussant les médecins à contracter avec les entreprises privées (Scott et al., 2000). Le champ médical devient un espace de coopération et de construction de réseaux entre acteurs. Pour survivre, les hôpitaux créent des alliances avec des coopératives et des fonds d’investissements (D’aunno et Zuckerman, 1987 ; Zuckerman, Kaluzny et Ricketts, 1995 cités par Ruef & Scott, 1998, p. 885).

Au Royaume-Uni, le gouvernement Thatcher (1979-1990) développe des politiques centrées sur l’économie des budgets. Plusieurs procédures managériales des consultants avisent la NHS dans ses choix de développement structurel (Currie & Guah, 2007). Comme le soulignait Scott, désormais les managers des soins auraient plutôt intérêt à suivre une formation en école de commerce plutôt qu’à l’université de médecine. En France, le management public touche particulièrement les hôpitaux (thèse de E. Bérard, 2013).

Autre application de la logique managériale dans le contexte français, dans les années 90 où les dépenses de santé croissantes par rapport au PIB, la nouvelle loi dite loi 1991 entraîne le fait que le médecin français ne peut plus être inséré dans un système tout à fait libéral : 40 000 médecins deviennent salariés (Bercot, Horellou-Lafarge, & Mathieu-Fritz, 2011).

La sociologie des professions fait part d’autres signaux faisant état d’une forme de logique managériale dans le champ médical. Pour maintenir un haut niveau de formation et de publication à l’échelle internationale, les médecins tissent des liens étroits avec les industries pharmaceutiques (Light, 2010). Certains chercheurs perçoivent l’implication des industriels dans le champ médical comme une autre forme de management du champ médical (Abramson, 2004; Brody, 2007; Relman et Angell, 2002) :

“Pharmaceutical companies shape how physicians are trained, what they know about a given disease, how they think about alternate approaches to treatment, and what medications they have patients ingest” (Light, 2010, p. 284).

Les laboratoires pharmaceutiques conçoivent des modes de traitement médical synthétique en basant leurs propos sur des synthèses scientifiques succinctes. Ils prévoient aussi de fournir aux médecins chercheurs des possibilités de financer leurs projets de recherche, charges de déplacements et autres frais de missions de recherche. Plusieurs avis critiques voient en ce geste une activité marketing visant à communiquer et s’approprier les travaux des médecins (Light, 2010).

La logique de marché quant à elle, suppose une compétition pure et parfaite au sein de la profession où les préférences des consommateurs se dirigent vers les acteurs à succès (Freidson, 2001 cité par Goodrick et Reay, 2011, p.379). Le professionnel propose à son client un prix en contrepartie d’un service. Le client est libre en retour de se tourner vers d’autres professionnels aux tarifs plus avantageux ou à une qualité de service supérieure.

La publication scientifique prend la forme d’un marché. Les budgets entre les équipes se négocient ; on fait appel à des transcripteurs, ou « ghostwritters » pour publier plus rapidement (Light, 2010). Néanmoins, les entreprises pharmaceutiques commencent à s’approprier la connaissance produite en simplifiant les messages et les histoires aux patients (Suddaby & Greenwood, 2001). Finalement, en employant des tactiques amicales dans l’approche client, des études récentes démontrent que les représentants pharmaceutiques ont tendance à influencer la prescription des médecins (plusieurs auteurs cités par Light, 2010, p.284).

1.2.4 La prochaine logique, la logique incrémentale

Mendel et Scott (2010) présentent l’émergence depuis les années 2000 une logique dite d’amélioration incrémentale faisant figure dans le champ médical. Il s’agit d’un mélange entre toutes les logiques. Sa légitimité repose sur les preuves scientifiques (Evidence Based Medecine, EBM). Les régulateurs, les entreprises capitalistes et les professionnels de santé appliquent tous à la fois des principes rigoureux et méthodologiques dans leurs pratiques. Les experts mettent en place des standards visant à soutenir les mesures, et promouvoir des pratiques fiables. En s’appuyant sur une médecine basée sur les évidences, les acteurs peuvent ainsi réduire les erreurs et améliorer la sécurité du patient. L’EBM est un moyen de combler le « gap » entre la recherche et la pratique (Mendel & Scott, 2010, p. 256).

Plusieurs réseaux collaboratifs sont créés au cours de l’ère incrémentale (ex : Cochrane). L’objet de la thèse étant de décrire l’émergence de cette forme de logique en France, une description plus détaillée appliquée au contexte français se trouve dans la partie résultat de ce manuscrit.

Enfin, les mécanismes de gouvernance, dernier élément important du champ, expliquent les mouvements et évolutions entre les acteurs.