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L’attention centrée sur les contradictions de ressources et pratiques

Chapitre 7 : Le rôle de la sociomatérialité dans le détournement de l’attention des

7.2 L’attention centrée sur les contradictions de ressources et pratiques

Dans les institutions où de multiples logiques coexistent, les échanges entre les acteurs aboutissent à des formes de tensions et de conflits (Thornton & Ocasio, 2008). Les membres de chaque logique ne s’entendent pas sur les mêmes codes et valeurs, et leurs schémas cognitifs s’opposent. L’idée que l’existence de plusieurs logiques entraîne des conflits dans les institutions est soulevée par de nombreuses preuves empiriques (ex: Dunn & Jones, 2010; Greenwood, Suddaby, & Hinings, 2002; Hensmans, 2003; Lounsbury, 2007; Reay & Hinings, 2005). Ainsi, comme sur un champ de bataille (Hoffman, 1999), les acteurs antagonistes s’affrontent afin d’accomplir un objectif particulier. Lorsque les auteurs observent une contradiction dans un champ, ils se rendent compte des différences de pratiques et schémas de pensées existants, et déclenchent l’activation – le déclic (Seo & Creed, 2002).

Les pratiques matérielles interviennent dans les conflits entre les logiques car elles s’intègrent aux ressources tangibles visibles, tacites et statiques du champ. En d’autres mots, comme la partie visible de l’iceberg, c’est un élément concret facile à évaluer et à interpréter (Meyer, Höllerer, Jancsary, & Van Leeuwen, 2013). Si bien que lorsque les acteurs des logiques s’affrontent, ils basent leurs rhétoriques sur les ressources employées par leurs adversaires. Ces pratiques font l’objet d’évaluation et elles deviennent à leurs yeux légitimes, alors que d’autres paraissent illégitimes. Ainsi, les acteurs n’évaluent pas le discours des autres (Phillips, Lawrence, & Hardy, 2004), ils évaluent aussi leurs pratiques. L’instant où l’individu se rend compte du décalage entre ses ressources, jugées légitimes, de celles qui lui semblent illégitimes déclenche un déclic :

Il y a deux ans, c'est le déclic, lors du congrès d'une société savante. “ Les deux tiers des intervenants ne déclaraient aucun lien d'intérêts, alors que je savais qu'ils travaillaient pour des laboratoires et qu'en plus ils étaient invités au congrès par

ces mêmes labos! ˮ Désormais, le docteur Guy-Coichard se bat pour que des formations aient lieu à l'hôpital en se passant de l'industrie (ARCH)

Un médecin de logique de laboratoire me raconte plusieurs anecdotes à ce sujet : Je suis allé à Nice il y a une semaine ; il y avait un congrès machin de la médecine générale là. Et donc je suis allé […] assister à une présentation d’une étude qui s’appelle X, enfin peu importe […]. Donc, c’est une étude qui était de grande envergure à travers toute la France machin etc. Et donc, ils se sont fait financer par Pfizer. Bon voilà. Donc ils présentent et voilà. Moi je trouve que c’est marrant et tout. Et il y a des mecs de Pfizer dans la salle évidemment. Et donc là, il y a un mec derrière moi qui se lève “ Oui mais de toute façon c’est financé par l’industrie. C’est complètement malsain ˮ Et là tu te dis … “ Quoi ? Pourquoi un truc financé par l’industrie serait tout de suite malsain ˮ. (ENT)

Au regard des données collectées, les querelles ont lieu dans les deux sens. Les médecins indépendants sont victimes de plusieurs insultes :

 Vous passez pour un ayatollah. (ENT)

 Tu passes pour un intégriste. (ENT)

 J'en ai marre de passer pour un radical surfant sur la vague d'un courant populiste et surmédiatisé, un obscur ayatollah imposant une épuration drastique d'une ordonnance déjà très impuissante à soulager les maux du quotidien (OBS)

 Michel Cymès insulte Dominique Dupagne d’ayatollah au grand journal. Dupagne se sentant attaqué fait appel à la communauté de médecin bloggeur. Le groupe se mobilise pour le défendre. “ Si je sais que je vais me faire attaquer je sais qu’il y a un groupe pour m’aider. ˮ (ARCH)

Ainsi, pendant l’altercation, les médecins indépendants critiquent les ressources des autres (revues spécialisées, radios sponsorisées, cadeaux de sponsors, recommandations de bonnes pratiques), et les médecins de laboratoire vont critiquer les ressources de leurs contraires (Prescrire, Twitter, Blogs, EBM etc.). Dans un besoin de légitimation, ils se mobilisent pour défendre la logique qui leur incombe, et se soutiennent collectivement (Hensmans, 2003). Le médecin interrogé poursuit son histoire :

Donc en rentrant de Nice… Donc à Nice tu sais, il y a plein de labos. C’est financé par des labos par ce que c’est un gros congrès. Donc là, ils nous donnaient des sacs de congressistes. Donc c’était des sacs du labo Ipsen, je ne sais pas quoi, je ne sais même pas qui sait d’accord ? Donc quand je suis revenu de Nice, j’avais pris ça pour mettre du bordel dedans. Et donc j’allais voir un médecin généraliste pour lui parler de mon étude. Et il me dit “Ah mais t’es acheté par un labo ˮ je fais “ quoi ?ˮ il me dit “ t’es acheté par un labo ˮ alors je lui fais réexpliquer 4 fois par ce que je ne comprenais pas, il me dit “ bah oui tu as un sac Ipsen ˮ. Et je luis fait “ A ouais carrément. ˮ Et donc voilà, tu vois c’est un peu un exemple comme ça (ENT)

Finalement, les données suggèrent que les conflits ne sont pas uniquement intra-professionnels ou intra-logiques, mais aussi extra-intra-professionnels. En effet, les médecins indépendants interrogés racontent avoir eu ces mêmes débats avec des amis, des membres de la famille, en couple, ou plus classiquement avec des visiteurs médicaux et surtout avec leurs propres patients. Ces derniers leurs reprochent en première instance de ne pas prescrire le médicament qu’ils veulent :

Tout récemment, le ton est monté avec une mère qui ne comprenait pas que je ne “ veuille pas soigner ˮ la rhinopharyngite de sa fille (qui toussait mais n’avait pas de fièvre et me souriait de toutes ses dents). J’ai passé 30 minutes à essayer de lui expliquer, à marquer mon empathie “ Je sais que c’est pénible et désagréable. ˮ, à lui imprimer les fiches-conseils de Prescrire. Mais, non, décidément elle voulait un SIROP et a conclu “ On m’avait bien dit à l’école que vous ne vouliez pas soigner les bronchites des enfants. Je n’avais pas voulu le croire mais…ˮ. (OBS) Aussi, ce n’est pas pour autant que les médecins indépendants vont changer leurs pratiques. Ils sont conscients qu’ils n’attireront que les patients et amis partageant la même idée qu’eux : « c’est vrai qu’ils choisissent leur médecin en fonction de leur goût » (ENT, Dr Is). En d’autres mots, médecins et patients établissent une relation de confiance en se basant sur des schémas de pensées communes.

Je ne suis pas un médecin qui fait des grandes ordonnances. C’est aussi pour ça qu’ils me choisissent. (ENT, Dr Ph)

Pour conclure cette section, les valeurs et croyances des acteurs internes et externes vont entrer en collision. Marqués par le décalage entre les ressources choisies par leurs confrères, l’attention des acteurs est portée sur les différences de ressources. Ainsi, comme le suggère la littérature, c’est en observant les contradictions entre les logiques et les pratiques

qui la composent, que les acteurs vont activer une nouvelle logique ou rejoindre une autre (Seo & Creed, 2002). Plus la situation va se répéter plus l’acteur changera ses modes de pensée et activera la nouvelle logique accessible (Thornton et al., 2012, p. 92).

La section suivante expose l’idée que les acteurs se focalisent sur des éléments symboliques correspondant à leurs logiques.