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Les liens indissolubles entre cadre et paysage

Chapitre 4 : Contexte esthétique et artistique et corpus de thèse

4.3 Mon corpus d’œuvres

4.3.2 Les liens indissolubles entre cadre et paysage

Figure 3 : Paysage, 2016, aquarelle, encaustique, bâtons à l’huile, transfert d'images, feuille d'or sur papier.

Cette œuvre intitulée Paysage, réalisée en 2016,constitue une réflexion sur le rôle du cadre dans la représentation paysagère et dans la relation du sujet avec le paysage matériel. Le cadre permet au spectateur d’entrer dans l’illusion créée par la perspective et la représentation. Le paysage pittoresque matériel est aussi cadré par le regard, par la lentille de l’appareil photo, du téléphone cellulaire, ou par la caméra. Comme l’a bien exprimé Anne Cauquelin : « le cadre coupe et découpe, il vainc à lui seul l’infini du monde naturel. […] La limite qu’il pose est indispensable à

la création d’un paysage comme tel » (Cauquelin 2000, 104). J’ai inséré deux peintres devant un chevalet à l’intérieur du cadre, mais ils ne peuvent pas peindre car ils sont à l’intérieur du cadre. Et la perspective est ici presque inexistante, car les acteurs de ce que la vue pittoresque cherche à saisir se sont animés et ont décidé de sortir de ce cadre dans lequel ils ont peu de droits. Ils sont d’ailleurs souvent écartés des grandes propriétés clôturées, leur présence étant considérée comme indésirable au milieu d’aménagements paysagers soignés et coûteux qui nécessitent un entretien constant.

J’ai créé Touche pas à mon gazon en 2017, afin de relever l’importance que nous accordons à la pelouse et au réseau routier.

Figure 4 : Touche pas à mon gazon, 2017, aquarelle, transfert d'image, encaustique et feuille d'or sur papier chiffon, 50,7 x 50,7 cm.

La pelouse en particulier nécessite beaucoup d’entretien. D’une part, on doit lui consacrer du temps au détriment d’autres activités plus enrichissantes et profitables humainement ou socialement et d’autre part, elle constitue une part de l’industrie très lucrative, bien qu’elle soit nuisible à la vie terrestre en général. Mais, comme l’exprime Krystal D’Costa : « lawns are the most grown crop in the U.S.- and they’re not one that anyone can eat; their primary purpose is to make us look and feel good about ourselves » (D’Costa 2017). Une exposition intitulée : Surface du quotidien : la pelouse en Amérique avait été présentée à Montréal au Centre canadien d’architecture en 1998. Cette exposition avait pour but de montrer la pelouse

comme symbole de la vie domestique, espace public de représentation, agent économique et icône de l’Amérique. Les pavillons des lotissements de banlieue, les sièges d’entreprise établis en milieu suburbain et la Maison Blanche ont une chose en commun : tous ces bâtiments sont entourés d’une pelouse – une parcelle de « nature » soigneusement aménagée, exposée à la vue de tous et se prêtant à une multitude d’usages et d’interprétations. (Centre canadien d’architecture 1998) Selon les statistiques :

88 millionhouseholds in the U.S. use pesticides around their home. Herbicides account for the highest usage of pesticides in the home and garden sector, with over 28 million pounds applied on lawns and gardens in 2012. Suburban lawns and gardens receive more pesticide applications per acre (3.2-9.8 lbs.) than agriculture (2.7 lbs. per acre on average). Pesticide expenditures (or sales) by the chemical industry average $9 billion. Of the 30 commonly used lawn pesticides, 16 are probable or possible carcinogens, 12 are linked with birth defects, 21 with

reproductive effects, 14 are neurotoxic, 25 cause liver or kidney damage, […] 22 are toxic to birds, 14 are toxic to mammals, 30 are toxic to fish and aquatic organisms, and 29 are deadly to bees. (Beyond pesticides 2017)

Le réseau routier (en particulier celui des banlieues, des grandes artères et des voies de circulation rapide) s’avère particulièrement intéressant car il est le non-lieu par excellence, bordé d’affiches publicitaires et de bâtiments utilitaires. Il est conçu en fonction de son efficacité et morcèle à la fois l’habitat humain et celui de la faune pour laquelle il constitue un danger constant. De plus, les voies de circulation rapides sont propices à l’étalement urbain et à une fragmentation du tissu social. Le transport collectif (trains, autobus) n’est pas suffisamment développé comme l’a souligné la présidente d'Accès Transports Viables dans un entrevue accordée au journal Le Soleil le 10 avril 2019.

Le réseau routier du Québec comprend environ 185 000 km de routes. Le Ministère gère quelque 31 000 km d'autoroutes, de routes nationales, de routes régionales et de routes collectrices. […] Pour leur part, les municipalités gèrent 92 000 km de routes, rues et chemins locaux.[…] Les quelque autres 60 000 km sont gérés par d'autres ministères provinciaux ou fédéraux et par Hydro-Québec. La valeur à neuf des infrastructures routières sous la responsabilité du Ministère, dans l'ensemble de la province, est estimée à plus de 30 milliards de dollars.

(Transports Québec)

John Brinckeroff Jackson a exprimé ainsi son étonnement face au morcellement du territoire, qui s’est à l’évidence amplifié depuis la publication de ce texte en 1984 :

Je suis souvent abasourdi par la prolifération d’espaces et les usages dévolus à des espaces qui n’avaient aucun équivalent dans le paysage traditionnel : parkings, terrains d’aviation, centres commerciaux, caravanings, ensembles de tours, refuges dans la nature, Disneyland. Je suis abasourdi par la désinvolture avec laquelle nous employons l’espace. […] Le paysage, ce n’est pas simplement une manière de protéger la nature existante, mais aussi de créer une nature nouvelle, une beauté nouvelle. (Jackson J.B. 2003, 274-275)

Comme je suis une adepte du transport en commun et de la marche lorsque c’est possible, j’ai réalisé Touche pas à mon gazon dans l’esprit d’un Livre d’heures du Moyen-Âge. Les Livres d’heures étaient des livres de prière, peints et écrits à la main. Le texte était généralement entouré d’un cadre ornementé constitué d’entrelacs, d’ornements de fleurs et d’animaux peints très délicatement et rehaussés d’or. Ici le réseau routier constitue le motif d’entrelacs et encadre la pelouse qui devient le texte du livre d’heures. Il s’agit de montrer l’importance de la pelouse en lui accordant le statut d’un texte symbolique auquel la société accorde une grande importance et de remplacer, avec un peu d’ironie, les entrelacs de fleurs et d’animaux par le réseau routier. Comme cette image reprend le modèle d’un Livre d’heures, il est possible en deuxième lecture de le voir comme le désir d’envisager un aménagement qui favoriserait une meilleure utilisation du milieu physique, plus respectueuse de tout ce qui le compose.