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L’idée de beauté au XXIe siècle

Chapitre 4 : Contexte esthétique et artistique et corpus de thèse

4.1 L’idée de beauté au XXIe siècle

La représentation moderne du paysage, en particulier après le dix- huitième siècle, s’est développée en corrélation avec l’émergence et la spécialisation de la conscience esthétique. (Besse 1997, 44)

Comme il a été développé au chapitre deux, nous trouvons « beaux » les paysages pittoresques (le genre pictural classique et les paysages matériels). Nous les qualifions de « beaux » parce qu’ils nous procurent un sentiment de bien-être, de plaisir, de satisfaction et d’harmonie. C’est au XVIIIe siècle que s’est ancrée cette idée subjective de la beauté. Elle s’est fixée dans notre culture au cours des années

qui ont suivi la publication en 1750 de l’Æsthetica du philosophe allemand Alexander Baumgarten45. Cette définition par laquelle le Beau ne désigne plus une qualité ou

des propriétés appartenant de façon intrinsèque à un objet, mais devient subjectif et désigne ce qui plaît à notre goût et à notre sensibilité, est maintenant communément admise. L’émergence de cette idée subjective de la beauté a constitué une véritable révolution, car c’est le sensible, le non rationnel, qui ont alors remplacé les critères d’une beauté liée à la vérité. Comme l’a exprimé Jean-Marc Besse, « la modernité voit apparaître un organe spécial pour atteindre la nature dans sa totalité : cet organe est la sensibilité ou le sentiment » (Besse 1997, 45). Au cours de cette évolution, l’objet beau, en tant qu’objet sensible, est devenu associé au bien-être individuel. (Ferry 2011). Les sciences cognitives actuelles expliquent bien, comme on l’a vu au chapitre deux46, que la conduite esthétique mobilise des prototypes

mentaux très spécifiques. Ainsi, dans le cas du paysage pittoresque matériel, l’adoption de la conduite esthétique est un acte volontaire, car nous suivons « le chemin fléché qui doit nous mener vers le point de vue « pittoresque » » (Schaeffer 2000, 18), ou symétriquement, nous prenons facilement plaisir à regarder une peinture de paysage traditionnelle parce qu’elle nous procure le même type de bien-

45 En publiant son Aesthetica , Baumgarten introduit le néologisme « esthétique » (en latin : « aesthetica ») et lui donne son acception moderne. Il délimite une discipline philosophique nouvelle de l’art et du beau. (Souriau 2010, 725-732). Le mot « esthétique » est introduit dans la langue française un peu plus d’une vingtaine d’années plus tard. (Esthétique s.d.)

être, par les règles de la composition, l’utilisation harmonieuse des couleurs et surtout par le sujet représenté, intrinsèquement lié à notre culture visuelle. À l’inverse, lorsque nous sommes confrontés dans le monde à des situations de déplaisir esthétique, nous en sortons facilement si « l’objet ne nous sollicite pas en tant que destiné à la contemplation esthétique plutôt qu’à un autre usage » (Schaeffer 2000, 18).

Pourtant, « le beau […] a longtemps été défini comme une « présentation sensible » du vrai, comme la transposition, dans l’ordre de la sensibilité matérielle (visible ou acoustique), d’une vérité morale ou intellectuelle » (Ferry 2011, 43). Durant l’Antiquité, l’art ne prenait pas son sens par rapport à la subjectivité pour devenir l’expression d’une individualité (celle de l’artiste ou celle du spectateur). Il s’agissait pour les artistes d’exprimer à échelle réduite les propriétés harmonieuses du cosmos. À l’ère des religions monothéistes, l’art remplissait une fonction sacrée et avait pour but d’exprimer la grandeur et la sublimité du divin.

Je pense que l’interprétation suggérée par les chercheurs en sciences cognitives explique bien pourquoi nous acceptons et nous ignorons beaucoup de paysages utilitaires, ou paysages ordinaires, que nous créons autour de nous, puisque ces paysages ne sont pas destinés à la contemplation esthétique. Pour étendre à l’ensemble de notre milieu de vie la qualité relationnelle et la satisfaction que nous

éprouvons devant un paysage pittoresque, il faudrait que la relation cognitive47 que

nous entretenons avec notre environnement en général, par laquelle nous laissons agir le monde sur nous pour tenter de nous en former une représentation juste, soit investie d’une conduite esthétique.

Chaque fois qu’une œuvre humaine, quelle que soit sa finalité principale, prend aussi en compte la satisfaction inhérente qu’elle est susceptible de donner lorsqu’elle est approchée dans le cadre d’une attention simplement cognitive, elle résulte aussi d’une intention esthétique. […] dans le cas d’un objet utilitaire : de par sa fonction « native », il n’appelle pas à une maximalisation de l’attention cognitive ; il s’agit au contraire d’en prendre connaissance le plus rapidement possible afin de pouvoir s’en servir de manière efficace. Du moins en est-il ainsi dans des cultures qui, telle la nôtre, opposent fortement fonction utilitaire et fonction esthétique. (Schaeffer 2000, 46)

Nous pourrions en effet, comme le souhaite Shaeffer, faire en sorte que tous les artéfacts humains prennent en compte la satisfaction inhérente qu’elles pourraient donner, ce qui revient à mon avis à réintégrer l’idée du Beau qui prévalait dans la cosmologie antique. Nous pourrions, d’autre part, apprécier non seulement les belles vues pittoresques, mais étendre cette appréciation à tous les aspects de la vie, et faire en sorte que la beauté redevienne « l’intelligible approfondi et saisi dans sa relation au Bien » (Charles 2019). Les artistes reprendraient alors le rôle qu’ils

47 Regarder, écouter, palper, sentir et goûter sont les modalités fondamentales grâce auxquelles nous prenons connaissance du monde environnant. Elles ont été sélectionnées par l’évolution pour nous permettre de nous orienter dans l’environnement physique et humain dans lequel nous vivons (Schaeffer 2000, 17).

jouaient dans le monde Antique : représenter le Beau qui est en soi condition de la splendeur du visible et dont doit se rapprocher l’artiste. Daniel Charles croit qu’il faut se demander si « l’art d’aujourd’hui est encore justiciable d’une problématique axée sur la dualité des catégories du sujet et de l’objet » (Charles 2019). L’idée de beauté pourrait aller plus loin : « Que l’objet puisse passer pour beau, cela cesse[rait] en effet de renvoyer au (bon) vouloir d’un sujet : il faut un lien beaucoup plus secret, celui de l’homme avec la terre » (Charles 2019). Je crois que cette proposition doit s’appliquer en particulier à l’art qui s’intéresse au paysage et à la Nature. D’ailleurs, ce lien semble maintenant vouloir reprendre une place à la fois spontanée et intuitive dans le travail de certains artistes (Johanson, Smith, Eliasson, Richter, Turrell), que je présenterai plus loin, et s’associer à l’esthétique héritée du XVIIIe siècle. Gerhard Richter, l’un des peintres les plus reconnus des XXe et XXIe siècles, n’a d’ailleurs pas eu peur d’affirmer récemment : « These days beauty is not in fashion […] We don’t need it. We need entertainment. Sensations ». Alors que pour lui : « Beauty is an ideal […] as much as it ever was » (Kold 2016).