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Chapitre 2 : Revue des théories visant à expliquer l’intérêt que nous portons

2.1 Biologismes

D’après les théories de biologistes et géographes (Appleton, Orians, Lacoste), ce serait un instinct primaire de cognition (expérience du corps qui interagit avec son milieu), et non un goût acquis par l’apprentissage lors de notre évolution, qui sous- tendrait notre attirance pour les grandes vues et les paysages pittoresques. L’attention cognitive « a été sélectionnée par l’évolution pour sa capacité à entretenir et multiplier les occasions pour le sujet d’interroger son entourage, à s’exercer à poser des hypothèses, à anticiper, à prévoir, à s’inscrire dans la temporalité » (Couchot 2012, 38). Ce serait donc cette attention cognitive, intrinsèquement liée à notre biologie, qui nous pousserait à rechercher ce type de paysage. La théorie de l’habitat et du prospect-refuge élaborée par Jay Appleton postule que le plaisir esthétique suscité par la contemplation du paysage découle du fait que l’observateur expérimente un environnement favorable à la satisfaction de ses besoins biologiques. La valeur esthétique d’un paysage est ainsi reliée à une combinaison d’éléments qui satisfont nos besoins primaires : voir sans être vu et voir loin (prospect), et la possibilité de s’abriter (refuge), même si ces deux situations ne sont plus essentielles à notre survie. Gordon H. Orians intègre la théorie du prospect-

refuge dans sa théorie de la savane. Il suggère qu’en perçant des vues (prospect), en intégrant de l’eau (survie) ainsi que certaines configurations d’arbres feuillus (refuge et vue) dans nos aménagements, nous façonnons nos parcs et nos jardins sur le modèle de la savane africaine de nos ancêtres. Lacoste croit, de son côté, que l’observation des paysages a d’abord servi à faire la guerre. Il s’agissait d’utiliser au mieux le terrain en ayant une double vision du paysage, puisqu’il faut simultanément « voir et se dissimuler, atteindre et se protéger » (Lacoste 1995, 56). On remarque que les mêmes configurations du paysage sont recherchées pour la survie et pour les tactiques de guerre. Nous trouvons donc beaux, ou nous prenons plaisir à contempler, les paysages qui présentent militairement le plus d’intérêt ou qui ont été nécessaires à notre survie. On peut remarquer que ces paysages ont pour caractéristique d’offrir une vue vers l’horizon. Mais, W.J.T. Mitchell estime que ces théories ont une faille, car elles présupposent toutes que le spectateur est un individu mâle qui guette une proie ou se cache face à un danger potentiel. « Appleton’s ideal spectator of landscape, grounded in the visual field of violence (hunting, war, surveillance), certainly is a crucial figure in the aesthetics of the picturesque. The only problem is that Appleton believes this spectator is universal and “ natural” » (Mitchell 2002, 16). Comme l’explique Cosgrove, ce spectateur est basé sur « la construction d’une identité moderne centrée sur la figure du mâle européen conçu tel un sujet universel qui exerce l’auto conscience rationnelle à l’intérieur d’un esprit séparé du corps et doté d’une volonté de pouvoir »

(Cosgrove 1998, xvii, traduit et cité par Jakob 2009, 21).

Augustin Berque considère certaines tentatives scientifiques, et en particulier la théorie de Gordon H. Orians, comme « un dérapage dans l’irrationnel, sous couleur de science et de rationalité » (Berque 2000, 70). Selon Berque, Orians cherche à établir un lien causal entre l’écologie supposée des premiers hominiens et l’esthétique achevée de notre civilisation, par le truchement du subconscient, alors qu’il n’est pas possible de sauter de l’échelle temporelle du phylogénique à celle du tourisme contemporain sans se préoccuper d’histoire. « Le « subconscient » qu’évoque Orians, comme un objet de science, ce n’est pas celui de mythiques « premiers jardiniers » ; c’est le sien propre, celui d’une subjectivité dépositaire à son insu d’un certain regard, qui se projette sur l’environnement pour lui donner sens, et ce faisant le transforme en paysage » (Berque 2000, 72).

L’explication biologique peut aussi avoir des conséquences nuisibles. Comme l’explique Ronald Rees, « the average modern sightseer […] is interested not in natural forms and processes, but in a prospect » (Carlson 2008, 123). Les belles vues pittoresques, celles que l’on choisit de préserver, nous séduisent plus que d’autres portions du territoire. Elles sont en général composées comme des tableaux de paysage classiques, mais avec de véritables éléments du milieu naturel. Au premier plan on pourra contempler des bosquets d’arbres ou d’arbustes, au deuxième plan probablement un terrain vallonné, une clairière, quelques animaux,

un cours d’eau ou une étendue d’eau et au troisième plan, l’horizon bleuté, avec des montagnes au loin de préférence. Claude Raffestinsouligne que le paysage met en scène une totalité spectaculaire, qui communique « un message sur l’extériorité et l’altérité, mais à partir d’un “vu” centré sur soi ». Cette géographie qui privilégie le vu au détriment du vécu fait disparaître l’espace en tant que lieu d’habitat, lieu d’existence. « Le paysage dans ces conditions n’est plus qu’un fantasme » (Raffestin 1977, 127). Cette prédilection pour le « vu centré sur soi », entraîne des conséquences biologiques : « lack of detailed firsthand knowledge about particular species leads to loss of the meanings attached to them. We call that backward regression24 » (Orians 2014, 177). Gordon Orians mentionne que, contrairement aux

enfants mayas de cinq ans qui en connaissent plus d’une centaine, nous pouvons à peine identifier quelques végétaux indigènes dont nous ne connaissons même pas les propriétés et l’utilité. Philippe Descola souligne également que n’importe quel adolescent Achuar peut identifier visuellement plusieurs centaines d’oiseaux, imiter leur chant et décrire leurs mœurs et leur habitat (Descola 2005, 184). Notre fascination pour les paysages pittoresques, contraste donc considérablement avec le peu d’intérêt que nous avons pour le milieu vivant qui nous entoure (en forêt ou dans un boisé ou même autour de chez soi, que ce soit en milieu urbain ou rural). Nous profitons très peu, par exemple, de la richesse gastronomique, médicinale,

24 La régression est un ensemble de méthodes statistiques fréquemment utilisées pour analyser la relation d'une variable par rapport à une ou plusieurs autres. (Régression (statistiques) s.d.).

aromatique, entre autres, que peuvent nous offrir les espèces végétales indigènes que nous ignorons.