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Chapitre 3 : Les concepts de nature et d’environnement et leurs liens confus et

3.3 Environnement

Le mot « nature » est expurgé de tous les discours comme s’il était indécent, tout au moins puéril, d’évoquer ce qu’il désigne. Le terme d’environnement s’est imposé, apparemment plus crédible (…). Le choix n’est pas neutre. Étymologiquement le mot « environnement » désigne ce qui environne, et dans le contexte, plus précisément, ce qui environne l’espèce humaine. Cette vision anthropocentriste est conforme à l’esprit de notre civilisation conquérante dont la seule référence est l’homme et dont toute l’action tend à une maîtrise totale de la terre (…). (Waechter 1990, 151)

Le mot « environnement » qui, jusqu’au milieu du XXe siècle, ne désignait que l’action d’environner, est en effet maintenant souvent substitué au mot « nature ». En 1970, le terme apparaît dans le discours des géographes, mais n’est pas encore associé à une notion d’éthique envers la nature ou de protection du milieu naturel. Le Dictionnaire de la Géographie (1970) le présente ainsi : « Le terme est employé surtout par les auteurs anglo-saxons dans un sens voisin de milieu géographique. Mais il donne lieu à bien des difficultés de définition. Il s’agit du milieu naturel, mais aussi du milieu concret construit par l’homme, et encore de tout ce qui affecte le comportement de l’homme » (Tissier 1992, 203).

Deux autres définitions sont intéressantes pour notre propos, car elles illustrent bien le sens que l’on a donné dans un premier temps au nouveau concept d’environnement :

André Dauphiné (1979) : « Il est possible de définir l’environnement comme étant le milieu physique perçu par l’homme, les groupes sociaux et les sociétés humaines […]. C’est un donné, un produit de l’homme et un ensemble perçu. »

François Durand-Dastès et Pierre Merlin (1989) : « l’ensemble des éléments physiques, chimiques, biologiques et sociaux qui caractérisent un espace et influencent la vie d’un groupe humain ».

(Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement) et cités par (Tissier 1992, 205)

L’environnement a donc d’abord été défini comme un milieu naturel qui influence la vie d’un groupe humain. Puis le sens s’est transformé pour ajouter la dimension éthique que nous lui donnons maintenant. C’est un milieu naturel qu’il convient dorénavant de protéger, car notre civilisation de consommation, préoccupée par sa qualité de vie, porte depuis quelques décennies un regard inquiet sur les problèmes engendrés par l’industrialisation (pollution de l’air, de l’eau, du sol, diminution de la biodiversité, etc.). Cette nature dont nous nous sommes dissociés au Moyen-Âge chrétien puis à laquelle nous nous sommes réassociés sous la forme du paysage à la Renaissance, est ainsi devenue un être fragile que l’on a renommé « environnement » et dont nous sommes devenus les dépositaires, les porte-paroles conscients. Cette nature-environnement a besoin de notre protection soit parce que nous craignons de perdre les écosystèmes nécessaires à notre survie, soit plus généreusement parce que nous craignons pour l’avenir de la planète avec ou sans humanité. Dans la première hypothèse, il ne s’agit pas de savoir si la vie sur terre

continuera, mais plutôt si « l’activité actuelle de l’espèce humaine est en passe de modifier son milieu de vie conformément aux nécessités biologiques et écologiques de cette espèce, ou d’une façon qui l’éliminera à terme » (Frontier 1997, 112). Dans la seconde, qui concerne l’avenir de la planète avec ou sans humains, le milieu naturel ne nous entoure pas, car nous en sommes redevenus partie intégrante, après une césure de quelques siècles. Le milieu naturel est ici perçu comme un alter ego juridique qui a les mêmes droits que l’espèce humaine (Hans Jonas, Michel Serres, Arne Naess). Comme l’a montré Luc Ferry, il ne s’agit pas d’une nouveauté dans l’histoire occidentale. Aux XVe et XVIe siècles on trouve plusieurs exemples de procès contre les animaux, qui quelquefois se soldent par la victoire des insectes ou autres membres de la faune. Par exemple, en 1497, un juge épiscopal « considérant que lesdites larves étaient des créatures de Dieu, qu’elles avaient droit de vivre, qu’il serait injuste de les priver de subsistance, les relégua dans une région forestière et sauvage, afin qu’elles n’eussent plus désormais prétexte de dévaster les fonds cultifs » (Ferry 1992,14). Mais, comme il l’explique, cet aspect juridique est significatif d’un rapport prémoderne, c’est-à-dire pré-humanistique, à la nature en général. Pour l’époque moderne, il semble insensé de traiter les animaux, les arbres ou l’eau comme des personnes juridiques, car depuis Descartes et jusqu’à récemment, nous avons cessé d’attribuer une âme aux autres êtres vivants.

Pourtant, avec l’écologie profonde, « [l]’homme ne serait dès lors, à tout point de vue, éthique, juridique, ontologique, qu’un élément parmi d’autres – à vrai dire le moins sympathique, car le moins symbiotique dans cet univers harmonieux et ordonné où il ne cesse, par sa démesure, pas son « ubris », d’introduire le plus fâcheux désordre » (Ferry 1992, 25). Et Ferry cite comme exemple le procès qui fut intenté en 1972 par le Sierra Club pour bloquer un projet de station de ski dans la vallée Mineral King à cause du tort qui serait causé aux arbres. Un des juges (William O. Douglas) avait d’ailleurs soutenu que les arbres devraient obtenir le statut de personnes morales43.

Plusieurs nouvelles théories au sujet du rapport entre l’être humain et son environnement ont vu le jour à l’époque actuelle. On peut ainsi envisager l’être humain comme étant de plus grande valeur que le milieu qui l’entoure et capable grâce à son ingéniosité et à ses connaissances, de le restaurer ou de le protéger afin d’assurer sa survie. On peut le voir comme un exemple d’accaparement d’un espace écologique par une espèce qui y prolifère après avoir neutralisé ses

43 « Inanimate objects are sometimes parties in litigation. A ship has a legal personality, a fiction found useful for

maritime purposes. The corporation sole—a creature of ecclesiastical law—is an acceptable adversary and large fortunes ride on its cases ... So it should be as respects valleys, alpine meadows, rivers, lakes, estuaries, beaches, ridges, groves of trees, swampland, or even air that feels the destructive pressures of modern technology and modern life. The river, for example, is the living symbol of all the life it sustains or nourishes— fish, aquatic insects, water ouzels, otter, fisher, deer, elk, bear, and all other animals, including man, who are dependent on it or who enjoy it for its sight, its sound, or its life. The river as plaintiff speaks for the ecological unit of life that is part of it » (Sierra Club v. Morton 1972).

contrôles naturels (Frontier 1997). On peut aussi le considérer partie intégrante d’une nature globale où toutes les formes de vie ont les mêmes droits, ou intrinsèquement lié au milieu biologique, parce qu’il l’a maintenant presque entièrement transformé. Plusieurs scientifiques s’entendent pour constater que l’idée d’une nature vierge, à préserver des atteintes humaines, est loin derrière nous, ainsi que celle du grand partage entre nature et société : « ce sont là deux mondes qui apparaissent aujourd’hui complètement interconnectés » (Mougenot 2003, 209). Même si tous ne le réalisent pas nécessairement : « Les mêmes qui veulent sauvegarder la naturalité du paysage comme donnée primitive s’emploient à sauvegarder les « sites » dépositaires d’une certaine mémoire, historique et culturelle » (Cauquelin 2013, 21). Et comme le soulignent Sylvine Pickel Chevalier et Antoine Waechter, la conception séparatiste de l’univers, qui identifierait la nature par son opposition à la société humaine, signifierait que la nature n’existe plus, « car de tels milieux ou composantes vierges de toutes influences humaines n’existent plus » (Pickel Chevalier 2014, 190).

Au XXIe siècle, il ne se trouve plus sur la terre d’endroits où survivrait une « nature » pure, complètement exempte de traces humaines. L’Anthropocène44 (Ère de

44 En 2000, Paul J. Crutzen introduit et popularise avec le biologiste américain Eugene F. Stoermer le terme « Anthropocène » pour désigner une nouvelle période géologique qui aurait débuté au XIXe siècle avec la révolution industrielle au cours de laquelle l’influence de l’être humain sur l’écosphère terrestre serait devenue prédominante, engendrant plusieurs conséquences : perte de biodiversité, changements climatiques, érosion des sols. Le concept est toujours discuté par la communauté scientifique. (Crutzen et Stoermer 2000, 17-18)

l’espèce humaine) dans laquelle nous serions maintenant entrés, est devenu un lieu artificiel, et tout retour à un état de nature ou préindustriel peut être considéré comme « fondamentalement réactionnaire » (Ferrari : 63). Serge Frontier explique que l’être humain, en exploitant les écosystèmes, s’insère dans le système écologique. Il doit cesser de considérer qu’il exploite une biomasse « de l’extérieur » comme une denrée et au contraire prendre conscience qu’il modifie le système en l’exploitant. Ce qu’il exploite devient un système nouveau par rapport aux systèmes préexistants. À l’instar de ces chercheurs, nous croyons qu’il n’est pas souhaitable de conserver l’idée d’une nature intacte, sauvage, séparée du monde humain, que l’on doit essayer de sauver, de conserver ou de protéger. Les législations environnementales, les règlements de zonage, les zones de protection d’habitats peuvent constituer une étape de transition dans notre cheminement social, mais n’impliquent pas de transformations et de questionnements très profonds. « From this perspective, what is at stake is not preserving the last vestiges of the pristine, or protecting the sanctity of the « natural » body, but building critical perspectives that focus attention on how social natures are transformed, by which actors, for whose benefit, and with what social and ecological consequences » (Braun & Castree 1998, 4).

La question n’est pas d’établir une distinction entre nature et culture, ou environnement et espèce humaine, ou nature sanctifiée et nature ordinaire, mais

plutôt de comprendre nos inévitables interventions dans le milieu vivant. Il faut passer d’une conception de la nature sanctuaire à protéger, à une nature ordinaire enchevêtrée dans notre vie, afin d’avancer dans la reconnaissance d’une nature maintenant anthropisée.

3.4 Vivre le paysage : le paysage comme outil de transformation de notre rapport à