• Aucun résultat trouvé

Les indemnisations octroyées par les juridictions

E. L’indemnisation des victimes

1. Les indemnisations octroyées par les juridictions

Pour rappel, entre 2019 et 2020, seulement 3 demandes ont été introduites, dont une a été rejetée et les deux autres ont abouti à une indemnisation de 5.000 (au lieu de 29.000 demandés) respectivement 2.000 (au lieu de 10.000) euros à titre de dommages et intérêts pour le dommage moral subi par la victime.

En principe, les dommages (non psychologiques) suivants sont généralement indemnisés à titre de dommage matériel :

− Frais médicaux résultant du préjudice (traitements médicaux - soins hospitaliers et ambulatoires, convalescence)

− besoins ou frais supplémentaires résultant du préjudice (à savoir soins et assistance, traitements temporaires et permanents, kinésithérapie prolongée, adaptation du logement, équipements spéciaux, etc.)

− lésions irréversibles (par exemple invalidité et autres handicaps permanents)

− perte de revenus durant et après les traitements médicaux (y compris la perte de revenus et la perte de capacité à gagner sa vie ou diminution d’indemnités)

− perte de chance professionnelle

− dépenses liées aux procédures judiciaires relatives à l’événement ayant causé le dommage, telles que les frais de justice et autres indemnisation pour des biens personnels endommagés ou volés

En ce qui concerne les dommages psychologiques (moraux), les dommages indemnisables sont les suivants :

− douleur et souffrance de la victime

− préjudice d’agrément (lorsqu’on n’est plus capable de mener la même vie qu’avant l’infraction)

− préjudice esthétique (cicatrices, perte d’un membre ou autre)

− préjudice sexuel.

Selon le gouvernement, la réalisation d’expertises pour chiffrer le préjudice réel se ferait régulièrement, « surtout en cas de lésions corporelles importantes ».242 Si les juridictions ont en effet la possibilité d’ordonner une telle expertise pour évaluer le chiffre exact des préjudices subis, le rapporteur tient à souligner qu’aucune expertise n’a été ordonnée en 2019 et 2020. Les juridictions ont toujours procédé à une évaluation « ex aequo et

242 GRETA, Réponse du Luxembourg au Questionnaire pour l’évaluation de la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des âtres humains par les Etats parties, Troisième cycle d’évaluation, 2 mars 2021, p. 15, disponible sur

https://rm.coe.int/reponse-du-luxembourg-au-questionnaire-sur-la-mise-en-oeuvre-de-la-con/1680a363d1.

105 bono », c’est-à-dire une appréciation souveraine réalisée par le juge lorsque celui-ci estime qu’il n’y a pas d’éléments d’appréciation suffisants.

Le rapporteur rappelle encore que l’article L. 572-7 du Code du travail prévoit que l’employeur qui a employé un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier doit lui verser une rémunération, ainsi que « l’ensemble des cotisations sociales et impôts impayés », qui, en cas de non-paiement, peut être récupérée par l’Administration de l’enregistrement et des domaines.243

Le rapporteur tient cependant à souligner qu’il ne dispose pas d’informations par rapport aux indemnisations demandées par les victimes de TEH à des fins d’exploitation par le travail et octroyées par les juridictions civiles, voire récupérées par l’Administration précitée.

Alors que les juridictions pénales sont en principe compétentes pour statuer sur tous les préjudices civils, qu’il s’agisse « de préjudices moraux, physiques ou matériels, des frais éventuels déboursés »,244 les préjudices résultant de contrats de travail, y compris en matière de traite, semblent être exclus à l’heure actuelle par la jurisprudence luxembourgeoise. En effet, en 2016, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg a estimé que le juge pénal « ne peut connaître au civil que du préjudice découlant de l’infraction, responsabilité qui est de nature délictuelle ; le juge pénal n’est pas compétent pour prononcer des condamnations visant l’exécution ou découlant de l’inexécution d’obligations contractuelles. (…) [C]e ne sont pas des salaires en exécution d’un contrat civil qui peuvent être demandés, mais uniquement des dommages-intérêts qui sont soumis à la prescription ordinaire de 10 ou 30 ans. »245 Dans cette affaire, le Tribunal s’est donc déclaré incompétent pour connaître de la demande de la victime « sur le paiement de salaires découlant de l’exécution d’un contrat de travail ».246 Dans une autre affaire, non liée à la TEH, la Cour d’appel statuant en matière de travail a constaté « que les juridictions pénales n’ont (…) pas analysé l’existence d’une créance salariale de B à l’égard de son employeur (…) dont la constatation relève de la compétence exclusive des juridictions de travail ».247

Le rapporteur note aussi que dans l’affaire n°34/2019 du 23 janvier 2019, la Cour d’appel statuant en matière correctionnelle a retenu que l’exploitation d’un travailleur immigrant pendant 29 mois, sans titre de séjour, ni permis de travail, qui devait travailler dans des conditions de travail abusives, 10 heures par jour pendant 6 ou 7 jours par semaine pour un salaire variant entre 100 et 700 euros et qui devait dormir sur un matelas placé sur le sol du restaurant, qui n’avait à manger et à boire que ce que les époux voulaient lui donner, donnait droit à un montant de 5.000 euros pour le dommage moral subi par la victime. Cette dernière avait initialement demandé 29.000 euros et critiqué que le montant

243 Ibid, p. 21. L’article L. 572-2 du Code du travail précise qu’il s’agit du « salaire et tout autre émolument (…) dont auraient bénéficié des salariés comparables dans le cadre d’une relation de travail régie

conformément aux dispositions du [Code du travail] ».

244 Ibid, GRETA, p. 15.

245 Jugement n°2016/2016 du 30 juin 2016, p. 24 et suivantes. Ce jugement a été réformé, mais la Cour d’appel ne s’est pas prononcée dans son arrêt N° 95/17 X du 1er mars 2017 sur la compétence en matière de paiement de salaires impayés en matière de traite, voir pp. 30 et suivantes.

246 Ibid, p. 25.

247 Arrêt n°154/16 du 1er décembre 2016.

106 de 5.000 euros décidé par le Tribunal d’arrondissement correspondrait à 372 euros par mois de souffrance. Si la Cour a reconnu que les conditions de travail clandestines et indignes ont été de nature à lui causer des souffrances morales et des soucis pour son avenir, elle a estimé que l’indemnisation « du dommage moral subi ne saurait pas constituer un complément de salaires ». Pour cette raison, elle a décidé que le montant de 5.000 euros constituait une indemnisation « juste et adéquate du dommage moral subi par [la victime] du fait des souffrances morales [que la victime] a endurées pendant les 29 mois [qu’elle] a été aux services des époux ».248

Il y a également lieu de noter que dans l’affaire n°1014/2020 du 25 mars 2020, où l’infraction de la TEH n’a pas été retenue par le Tribunal d’arrondissement, il a été jugé que « (…) le dommage moral que la demanderesse au civil chiffre à 29.000 euros n’est pas en relation causale avec l’infraction retenue à charge des prévenus étant donné que le seul fait d’embaucher une personne ressortissante d’un pays tiers en situation irrégulière quant à son titre de séjour n’est pas générateur d’un préjudice moral dans le chef de cette même personne de sorte que la demande est à déclarer irrecevable ».249 La Cour d’appel a confirmé ce raisonnement.

L’introduction d’une demande d’indemnisation pour perte d’une chance pour ne pas avoir pu cotiser et obtenir un véritable travail au Luxembourg, ne semble pas non plus être accepté par les juridictions pénales. Le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg a ainsi retenu que ce « préjudice ne découle ni du non-respect du salaire social minimum, ni de celui du dépassement de la durée légale de travail. Le prévenu (…) n’est pas poursuivi pour omission d’affiliation à la sécurité sociale. L’infraction d’emploi d’étrangers en séjour irrégulier ne présente pas de lien causal non plus avec le dommage réclamé.

L’employeur, pour ne pas enfreindre cette disposition, aurait dû tout simplement refuser d’embaucher la partie civile. Elle n’aurait dès lors pas pu avoir d’emploi quelconque, ni auprès de la société du prévenu, ni auprès d’un autre employeur. Elle n’a ainsi pas perdu de chance pour obtenu une situation stable ».250

Il résulte de tout ce qui précède que pour obtenir la réparation de son préjudice résultant du non-paiement d’un salaire, les victimes semblent devoir actuellement déposer parallèlement à l’action publique au pénal une action en justice devant le Tribunal de travail. Les conséquences pour les victimes peuvent être de taille alors qu’en matière de recouvrement des salaires, le délai de prescription est en principe fixé à trois ans : si les demandes d’indemnisation des victimes sont déclarées irrecevables à la fin de la procédure pénale, qui peut durer en moyenne plus de trois ans, il risque d’être trop tard pour introduire encore une demande relative aux salaires auprès des juridictions de travail.

Le rapporteur souligne dans ce contexte que selon les rapports de l’Agence des Droits Fondamentaux de l’UE (FRA), obliger les victimes à avoir recours au système de droit

248 Cour d’appel, arrêt n°34/2019 X du 23 janvier 2019, p. 14.

249 Tribunal d’arrondissement de Luxembourg, jugement n°1014/2020 du 25 mars 2020, p. 20

250 Jugement n°2016/2016 du 30 juin 2016. Dans son arrêt n°95/17 X, la Cour d’appel ne s’est pas prononcé sur cette question étant donné que l’appel ne portait pas sur celle-ci.

107 civil pour obtenir une indemnisation est (encore) plus fastidieux pour les victimes.251 La FRA rappelle aussi que l’indemnisation des dommages moraux décidée lors d’un procès pénal ne remplace pas les droits à une indemnisation pour le travail non-payé.252 Le rapporteur note dans ce contexte que certains autres pays ont mis en place des autorités ou des mécanismes de soutien aux victimes qui aident à recouvrir les indemnisations, même si les victimes ne se trouvent pas ou plus sur le territoire national.253 Il renvoie dans ce contexte à la situation en France, où la Cour de cassation siégeant en matière de travail a reconnu pour la première fois dans son arrêt du 3 avril 2019 le droit à la réparation intégrale du préjudice subi par les victimes d’exploitation économique. La procédure a duré vingt ans et sans le soutien d’une association spécialisée, la victime n’aurait pas pu obtenir gain de cause.254

Au vu de tout ce qui précède, le rapporteur invite le gouvernement à redoubler d’efforts en matière d’indemnisation des victimes de la TEH et à s’inspirer des initiatives mises en place dans certains autres pays de l’UE accompagnant les victimes dans leurs démarches de recouvrement.255 Le rapporteur s’engage à suivre de près les évolutions dans ce domaine.