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3 Une bonne afaire ? Les ressorts inanciers des demandes de transformation

3.2 Les gains escomptés par les municipalités

L’engagement inancier limité de l’État et son refus de prendre en charge les frais d’appropriation des collèges en lycées aboutissent à laisser les villes assumer une part importante du coût de l’opération. Ces exigences inancières sont, en outre, clairement in-diquées dans le décret du 15 novembre 1811120 et dans la loi Falloux (articles 72 et 73)121. Or, cela ne décourage pas les municipalités dans leurs demandes. Au contraire, elles es-timent pour beaucoup pouvoir réaliser des économies en obtenant la transformation de leur collège. L’expression de ce gain escompté permet de comprendre à la fois la récurrence des demandes adressées par une même ville et le maintien de la fréquence des demandes sur l’ensemble de la période. Ainsi, si la volonté de développer l’ofre d’enseignement

118Lettre du ministre de l’Instruction publique adressée au préfet de la Seine et datée du 18 janvier 1861. AN, F/17/7571.

119Cet aspect est abordé plus en détail p. 199.

120Voir les articles du décret concernant ce sujet, retranscrits dans le chapitre 1, p. 64 121BAIP, n°1, pp. 57-80, 1850.

secondaire est avancée par les municipalités, il ne faut pas négliger les motivations éco-nomiques portées par les conseillers municipaux. La maintenance du collège et l’équilibre de ses comptes sont en efet à la charge du budget municipal, en plus des éventuelles bourses communales entretenues dans l’établissement. De la subvention municipale peut dépendre le maintien de chaires, l’ouverture des classes ou la propension du collège à appliquer le programme des études des lycées. L’impossibilité de respecter le régime de la bifurcation sans grever son budget municipal est d’ailleurs l’un des arguments avancés par Bourg-en-Bresse122. L’acquisition du statut de lycée permettrait de fait à la ville de transférer une partie des dépenses du collège sur le budget de l’État, en plus de conier la gestion du nouvel établissement au ministère de l’Instruction publique123. Le souhait de restreindre les « sacriices » inanciers que les villes s’imposent pour leur collège apparaît distinctement comme une motivation à part entière mise en avant par certaines villes du corpus.

L’attrait d’une diminution des dépenses municipales

Ce souci inancier peut être à l’origine du vœu de transformation en lycée. Dans le cas de Saint-Omer et d’après Georges Fillebeen qui a réalisé la monographie de l’établis-sement de la ville : « Dès 1823 apparaît la demande de transformer le Collège municipal en Collège Royal, car la charge est lourde pour le budget de la Ville ; on envisage aussi à l’époque comme solution alternative de le conier à une Congrégation, toujours pour dimi-nuer le coût »124. L’alternative oferte entre lycée ou établissement ecclésiastique montre qu’une motivation liée à une volonté d’améliorer l’ofre d’enseignement secondaire pour contrer une quelconque concurrence est ici absente : seule compte l’adoption d’un moyen permettant de soulager le budget municipal. Saint-Omer ne fait pas igure d’exception et cette préoccupation peut être portée par plusieurs conseils municipaux successifs. La municipalité de Guéret porte ainsi depuis de nombreuses années une demande de trans-formation de son collège en lycée quand, en mai 1860, le rapporteur de la commission chargée de cette afaire s’exprime devant le conseil municipal :

L’administration du collège a toujours été pour la commune, à des époques périodiques, une source sérieuse d’embarras […] M. Humbert chargé alors de l’administration du collège moyennant une subvention ixe payée par la ville, ne pût faire face à ses obligations et la commune dût alors, aux termes de la loi, payer les fonctionnaires. Vous vous rappelez que l’administration du collège fût mise en régie et que de cette époque date la dette énorme que nous venons à peine de solder. […] Les trois années qui nous séparent du

122Séance du conseil municipal du 13 juillet 1853 mentionnée p.175, registre des délibérations de Bourg-en-Bresse, 1848-1855, AM de Bourg-Bourg-en-Bresse, 1D23.

123Sur la relative faiblesse de l’engagement des municipalités dans la gestion et le inancement d’un lycée, voirSuteau,Une ville et ses écoles, op. cit.

124GilbertFillebeen,Du collège des Jésuites au lycée Alexandre Ribot : permanences et ruptures dans l’enseignement secondaire public à Saint-Omer, du XVIe siècle à nos jours, Abbeville, F. Paillart, 2012,

moment où notre traité avec M. Doin sera arrivé à son terme doivent donc être employés par nous à chercher une solution, qui mette le budget muni-cipal à l’abri de nouveaux sacriices que pourrait réclamer l’administration du collège. L’érection d’un Lycée écarterait pour jamais les préoccupations résultant pour nous de l’administration collégiale125.

Les fragilités liées au fonctionnement des collèges communaux, mentionnées dans le cha-pitre précédent, peuvent se traduire par une surcharge du budget que les municipalités doivent consacrer à leur collège pour équilibrer les comptes de ces établissements. Les budgets municipaux peuvent également être consacrés à d’autres dépenses d’équipement qui pourraient inciter les villes à chercher des économies dans le budget de l’instruction secondaire, notamment quand elles peuvent être combinées avec l’obtention d’un titre plus prestigieux. Une part des recettes municipales est ainsi allouée à des travaux de voiries ou d’assainissement126. Le grief sur les sacriices inanciers qu’entraîne l’entretien d’un collège peut enin relever d’un discours plus général et topique sur les charges supportées par les villes. La transformation en lycée apparaît comme un moyen de diminuer cette responsabilité inancière.

De fait, l’ensemble des villes du corpus mettent en avant les « sacriices » qu’occasionne l’entretien de leur collège communal et, en demandant sa transformation en lycée, elles espèrent pouvoir diminuer leur implication inancière ou, tout au moins, voir leur soutien au collège récompensé par la plus grande stabilité que confère le statut de lycée. Elles ne formulent toutefois pas leur souhait de réduire leur dépense d’enseignement secondaire de façon précise dans les délibérations qu’elles adressent au ministère. Ce souhait apparaît surtout dans les correspondances des préfets ou recteurs avec l’administration centrale. C’est notamment le cas pour la demande de Vesoul : le recteur du département de la Haute-Saône, Jean François Adolphe Dumouchel, signale au ministre que « Monsieur le Maire de Vesoul désire surtout que la ville soit déchargée le plus possible des dépenses qui se renouvellent annuellement »127. La perspective d’être déchargé de leur rôle d’équilibrage du budget de leur collège communal incite ainsi les municipalités du corpus à demander un lycée, ce qui peut suggérer que les conditions de fonctionnement des lycées étaient mal connues. À l’issue de l’érection du nouveau lycée, la ville doit, en efet, continuer à inancer la cérémonie de distribution des prix, l’entretien des bâtiments et un nombre ixe

125« Projet de construction d’un lycée. Extrait du rapport présenté au Conseil municipal dans la session de Mai 1860 ». AD de la Creuse, 108T1. La ville du Mans porte également cette motivation sur plusieurs années selon le proviseur Paul Bouchy : « la ville ne tarda pas à tenter de se libérer des charges que lui imposait son collège. De 1811 à 1850, elle s’est obstinée inlassablement à obtenir l’érection du Collège communal, en lycée d’abord, puis en collège royal, enin en lycée national, non pas seulement pour avoir un établissement secondaire de premier ordre, mais pour faire supporter à l’État des dépenses que la décadence du Collège ne faisait qu’aggraver » Paul Bouchy,Le Lycée du Mans, Le Mans, Association ouvrière de l’impr. Drouin, 1922, p. 37-38.

126Les municipalités développent ainsi des politiques urbaines depuis le début du siècle ; StuartWoolf, « L’administration centrale et le développement de l’urbanisme à l’époque napoléonienne (France et Italie) »,in,Villes et territoire pendant la période napoléonienne, Rome, École française de Rome, 1987, p. 25–34.

de bourses communales. Seuls les coûts d’appropriation des bâtiments sont anticipés par les villes.

Néanmoins, si l’obtention du lycée permet aux villes de diminuer leurs dépenses concer-nant les frais de fonctionnement de l’établissement, le coût de l’appropriation des bâti-ments à leur future destination représente une dépense importante nécessitant un emprunt qui engage les ressources de la ville sur plusieurs années. Il faut donc mettre en regard ce discours porté sur les « sacriices » qu’entraîne le soutien au collège avec le budget nécessaire à la transformation. Or, les frais qu’entraînent l’adaptation des bâtiments du collège et l’acquisition du mobilier et du matériel usuel et scientiique peuvent s’avérer supérieurs à l’allocation accordée par le conseil municipal à l’ancien collège communal. En outre, en dehors des frais de premier établissement, l’État impose aux villes de maintenir un engagement inancier dans l’établissement secondaire par l’afectation aux budgets des communes de la création de bourses, d’une subvention destinée aux frais de distribution des prix et de l’entretien des locaux. Dans le cas de Saint-Étienne, la municipalité doit consacrer 12 000 francs par an à l’entretien de bourses communales alors qu’une estima-tion des bourses entretenues par la ville dans le collège s’élève à 4 000 francs. Le cas de Mâcon permet de mesurer l’écart entre les ressources municipales mobilisées par les deux types d’équipement. Une note adressée au Conseil royal de l’Instruction publique pour sa séance du 29 octobre 1841 et détaillant la demande de transformation de Mâcon expose que la ville souhaite obtenir un lycée même si cela exige une augmentation de la somme qu’elle consacre à son établissement. Ainsi, « le collège communal ne coûte aujourd’hui annuellement à la ville qu’une somme de 7 200 francs. Elle n’a cependant pas reculé de-vant l’augmentation notable de dépenses qui résultera de la transformation du collège communal en collège royal. En voici le montant :

Entretien annuel de 20 bourses communales 12 000 francs Intérêts du capital de 230 000 consacré aux constructions

et à l’acquisition du mobilier 11 500 francs

Total 23 500 francs

C’est à dire que la ville de Mâcon a consenti à augmenter ses charges annuelles de 15 300 francs pour posséder un collège royal »128.

Le inancement d’une transformation s’avère ainsi coûteux pour les villes129, d’au-tant que les emprunts qu’elles souscrivent peuvent s’étaler sur une période de vingt ans (au maximum). À court et moyen termes, la création du lycée a un impact négatif sur le budget des villes, dans un cadre assez contraint. Ainsi, si la totalité des bourses com-munales ne sont pas attribuées, la ville est malgré tout tenue de verser l’ensemble de la somme allouée à cette dépense, ce qui n’est pas le cas pour l’État. Il existe donc un hiatus

entre les gains escomptés par les villes suite à la transformation de leur collège en lycée et la réalité du coût de la transformation. Cependant, cela n’entraîne pas une diminution du nombre de demandes, ce qui pose la question de l’appréhension de cette réalité en amont de la réalisation du lycée.

L’importance de l’engagement inancier des municipalités est anticipée par le ministère de l’Instruction publique. Les dossiers d’archives contiennent, de façon récurrente et lors des premières démarches des villes, un courrier du ministre demandant au préfet ou au recteur de sensibiliser les municipalités à cette dimension :

[Il] est à considérer que les créations de lycées entraînent d’assez fortes dé-penses de premier établissement, qu’elles imposent en outre aux villes des charges annuelles qui doivent igurer à leur budget ; telles que l’entretien d’un certain nombre de bourses, la subvention pour la distribution des prix, etc., etc. Il est dès lors essentiel que les conseils municipaux soient complè-tement édiiés sur la nature et l’étendue des obligations130.

Le ministre refuse en outre que les villes envisagent l’érection d’un lycée comme un moyen de réaliser une économie :

Vous représenterez à M. le Maire qu’au moyen des frais de premier établis-sement que la ville est appelée à supporter au moment de la transformation de son collège en Lycée elle se trouve déchargée des frais que lui occasionne annuellement le collège ; qu’en thèse générale l’application des ressources de l’État à la subvention de nouveaux Lycées impériaux a pour but de dé-velopper les moyens d’instruction publique et non d’exonérer les villes, sans compensation suisante, des dépenses qu’elles faisaient déjà dans leur propre intérêt131.

Pour le ministère de l’Instruction publique, l’argument du coût du collège communal ne peut être pris en compte et les municipalités doivent faire valoir d’autres motivations. Bien que l’État souhaite pouvoir contrôler la formation dispensée aux futurs cadres du régime, il ne conçoit pas l’enseignement secondaire comme un domaine qui relèverait exclusivement de sa compétence et dont il devrait assumer seul le coût. Les municipalités qui s’engagent dans une démarche de transformation sont à la fois prévenues du coût de la mesure et incitées à accepter de voter par anticipation les dépenses nécessaires. La formulation utilisée pour rendre compte du vote de la ville d’Alençon est ainsi représentative de l’ensemble des mentions des votes par les municipalités des sommes nécessaires en vue de la transformation : le préfet précise dans une lettre au ministre que le conseil municipal a renouvelé, dans sa délibération du 2 juin 1841, « l’engagement de faire face à toutes les dépenses de premier établissement du collège royal dont il demande la création »132. Le

130Lettre du 18 juillet 1853 du ministre de l’Instruction publique au recteur de l’académie départementale de l’Ain. AD de l’Ain, 39T1.

131Lettre du ministre au recteur de l’académie départementale de l’Ain, Pierre Laville, en avril 1854. AD de l’Ain, 39T1.

132Lettre du préfet de l’Orne au ministre de l’Instruction publique, datée du 25 juin 1841, AN, F/17/7675).

maintien des demandes suggère qu’au-delà des économies espérées pour leur budget sur les dépenses du collège, d’autres avantages économiques motivent les choix des municipalités.

Efets escomptés pour le développement urbain

Les acteurs prenant part aux transformations indiquent que le remplacement d’un col-lège communal par un lycée aurait des répercussions sur l’économie de la ville concernée. Cette dimension est déjà relevée par Julien Vasquez pour le début du siècle : étudiant l’op-portunité de la création d’un lycée à Périgueux, « l’établissement favoriserait “l’émulation de l’industrie et le goût des sciences et des arts” pour reprendre la formule du préfet de la Dordogne en 1802 »133. Si ce préfet semble surtout anticiper les efets d’une meilleure instruction secondaire sur les élèves et donc, les futures élites économiques de la région, l’argument est néanmoins utilisé de façon récurrente.

Du point de vue d’une administration municipale, l’ouverture d’un lycée a des consé-quences économiques qu’elle ne néglige pas. Pour fonctionner, l’établissement requiert, d’un côté, l’emploi du personnel — qu’il s’agisse de personnes afectées à l’entretien des bâtiments ou aux services de cantine ou de blanchisserie — et, de l’autre, un approvi-sionnement par des fournisseurs de la région. L’érection du collège en lycée est censée attirer un plus grand nombre d’élèves et donc renforcer les besoins de fonctionnement. Le nouvel établissement peut ainsi être conçu comme une petite ville et engendre des lux de personnes qui bénéicient aux taxes perçues par la municipalité et aux commerces de la ville. Il en va de même de l’arrivée d’enseignants ou d’élèves externes qui choisissent une pension en ville plutôt que le pensionnat du lycée134.

Il faut toutefois veiller à ne pas associer directement création d’un lycée et futur développement économique. Lors du choix des villes destinées à accueillir un nouveau lycée, le ministère met en avant leur rang dans le réseau urbain français : c’est aussi parce qu’on estime que les 45 villes du corpus ont acquis un certain niveau de développement qu’il est possible d’y établir un lycée135. Il est en outre nécessaire que la ville soit en mesure de inancer l’appropriation de son collège communal en lycée, ce qui suppose une certaine disponibilité budgétaire. Malgré cette précaution, il faut considérer comme un moteur important des demandes les prévisions du développement économique envisagé par les villes suite à l’installation d’un lycée. Au-delà du coût de l’adaptation des bâtiments, il est estimé que l’ensemble de la ville sortira gagnant de cette modiication par un surcroît

133Vasquez, « La lente implantation des lycées aquitains »,op. cit., p. 93.

134Sur le détail des professions mobilisées au sein d’un lycée voir PierrePorcher,Histoire du lycée Jules Ferry : des arts domestiques à l’informatique, 1913-2013, Paris, Association historique de lycée Jules-Ferry, 2013 ainsi que sa thèse en cours, « “Le tout puissant Empire du milieu”. Administrer, éduquer et travailler dans les lycées de garçons et de jeunes illes de l’académie de Paris (1880-1940) », à l’Université Paris 4, sous la direction de Jean-Noël Luc.

d’activité et par la baisse sur le moyen terme — une fois l’emprunt remboursé — des dépenses de la ville pour l’instruction secondaire. Enin, même si le ministère met en garde les municipalités sur le coût de la procédure, l’administration centrale dépend de la bonne volonté des villes sur le plan inancier pour la mise en application de sa politique scolaire.

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