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Les géminées tautomorphémiques et hétéromorphémiques

2.4 L’analyse statistique.

2.5.3 Les géminées tautomorphémiques et hétéromorphémiques

Nous allons nous intéresser ci-dessous à la question de savoir si des différences acoustiques existent entre les géminées de différentes sortes. Pour les occlusives, nous allons comparer entre les géminées lexicales, les géminées issues d’une adjacence entre deux consonnes identiques et les géminées issues d’une assimilation complète. Pour les fricatives, seules les géminées lexicales et les géminées issues d’une concaténation seront comparées.

(12) lexicale3 : /takka y-iwi=tt/[takka yiwitt] concaténation : /y-ufa=k kiyyi/ → [yufakkiyyi] Assimilation : /y-uf ad ki-d yawi/ → [yufakkid yawi] lexicale : /t-uff=as/[tuffas] « elle est fière »

concaténation : /t-uf fas/[tuffas] « elle est mieux que Fès » Chaque forme de (12) a été répétée dix fois par chacun des 4 locuteurs. Seul A_A n’a pas pris part à l’enregistrement. Nous avons analysé le cas des occlusives d’un côté et celui des fricatives de l’autre. Deux paramètres temporels ont été mesurés, notamment la durée de l’occlusion (durée totale pour la fricative) et la durée de la voyelle précédente. Nous avons choisi ces deux paramètres, car ils sont les deux seules caractéristiques temporelles qui permettent de distinguer les simples des géminées tautomorphémiques.

Si les géminées tautomorphémiques et hétéromorphémiques diffèrent en terme de durée, ce serait un argument contre une représentation de surface identique pour ces différents types de géminées. Selon Dell et Elmedlaoui (1997b), un des arguments en faveur d’une représentation positionnelle des géminées est qu’elle résout adéquatement le problème de la fusion articulatoire et de la durée (ibid : 14-20). Nous allons revenir plus loin sur cet aspect des géminées mais disons quelques mots sur la manière dont la représentation positionnelle répond à ces deux questions. Les formes (13) ci-dessous, sont homophones. Leurs représentations sous jacentes sont indiquées dans (14) :

(13) a. /gn-n/ b. /g=nn/

« ils ont dormi » « place là »

(14) a. /gn-n/ b. /g=nn/

X X X X X X

Pour rendre compte de l’homophonie, Dell et Elmedlaoui (1997b) postulent la règle suivante :

(15) a. X X b. X X

α α α

Cette règle qui change la représentation (15)a en une représentation (15)b rend compte de l’égalité de durée entre (14)a et (14)b en maintenant la structure prosodique inchangée. C’est cette représentation de surface identique que nous allons examiner ci-dessous en mesurant la durée (de l’occlusion pour les vélaires) des différents types de géminées.

Commençons par les géminées occlusives vélaires. Nos mesures n’indiquent aucune différence significative de durée d’occlusion entre ces trois types de géminées [F(2, 117) = .480, p = .6201). Cette absence de différences est illustrée par la figure (2.38) ci-dessous :

0 20 40 60 80 100 120 140 160 A B El BE RA as s imi hétéro tauto

Figure 2.38. Les durées moyennes de l’occlusion pour les trois types de géminées occlusives vélaires sourdes.

Les mesures sur la durée de la voyelle précédant les différents types de géminées occlusives n’indiquent là aussi aucune différence significative [F(2, 117) = 2.683, p = .0726]. Seul B_L réalise une durée de la voyelle plus longue devant une géminée issue d’une concaténation, comparée à la durée de la voyelle précédant les deux autres sortes de géminées [F(2, 27) = 10.023, p = .0006]. Les résultats de nos mesures sont illustrés par la figure (2.39). Il est important de signaler que la durée de cette voyelle est quasiment la même que celle qui précède les segments simples. Autrement dit, B_L abrège la voyelle devant la géminée tautomorphémique ou issue d’une assimilation complète mais pas devant une géminée qui résulte d’une concaténation de deux segments simples identiques.

3 Voici la traduction des trois phrases respectivement : « il a emmené l’argent », « il vaut mieux pour toi » et « il

vaut mieux qu’il te ramène ».

Lexicale Concaténation Assimilation

0 10 20 30 40 50 60 70 80 A B El BE RA assimi hétéro tauto

Figure 2.39. Les durées moyennes de la voyelle précédant les trois types de géminées occlusives vélaires sourdes

Concernant les fricatives, nous n’avons observé aucune différence significative dans aucun des paramètres acoustiques mesurés. [F (1, 78) = .067, p = .7972) pour la durée des fricatives, F(1, 78) = .369, = .5456) pour la durée de la voyelle précédente.]. L’absence de différence acoustique entre ces deux paramètres est illustrée par les deux figures (2.40) et (2.41) ci- dessous. 0 20 40 60 80 100 120 140 160 180 200 A B El BE RA hétéro tauto

Figure 2.40. Les durées moyennes des fricatives géminées tautomorphémique et hétéromorphémique A_M E_B B_L R_R Lexicale Concaténation Assimilation A_M E_B B_L R_R Tautomorphémique Hétéromorphémique

0 10 20 30 40 50 60 70 A B El BE RA hétéro tauto

Figure 2.41. Les durées moyennes de la voyelle précédant les géminées tautomorphémique et hétéromorphémique

L’absence de différence de durée entre les géminées de différents types est un argument en faveur d’une représentation de surface identique pour ces segments. Ces résultats apportent un argument supplémentaire en faveur des règles de fusion et de durée établies par Dell et Elmedlaoui (1997b).

Tautomorphémique Hétéromorphémique

2.6 Synthèse et conclusion

Les résultats de l’étude acoustique obtenus à partir des mesures d’un ensemble de paramètres temporels et non temporels montrent que :

a. La durée (de l’occlusion pour les occlusives) est le paramètre principal qui permet de distinguer les simples des géminées. Ce paramètre est présent pour toutes les consonnes et dans toutes les positions. Nous avons montré en nous basant sur des mesures de débit d’air oral que ce paramètre permet de distinguer acoustiquement les occlusives simples et les géminées sourdes en position initiale absolue aussi, même si cette différence n’est pas perçue.

b. La durée du VOT ne permet pas de distinguer les occlusives sourdes simples de leurs contreparties géminées. Les occlusives sonores géminées, selon les positions et les locuteurs, présentent parfois des durées de VOT significativement plus longues que celle de leurs contreparties simples. Cet allongement du VOT dû au dévoisement qui les affecte et donc indirectement à leurs durées d’occlusion plus longues.

c. La voyelle tend à s’abréger quand elle précède une consonne géminée, plus particulièrement une occlusive géminée. La voyelle s’abrège aussi devant les fricatives mais des variations ont été observées selon les locuteurs. L’aspect simple ou géminé des obstruantes n’a aucun effet sur la durée de la voyelle suivante.

d. Aucun paramètre acoustique non temporel n’indique une différence systématique entre les simples et les géminées, même si nous avons observé une tendance pour les occlusives simples à se produire parfois avec une occlusion incomplète et parfois sans burst, principalement pour les simples sonores. Toutes les occlusives géminées sont par contre produites avec une occlusion complète et un burst très clair. Nous avons considéré ces deux aspects comme une manifestation d’une articulation forte caractérisant ces segments, par opposition aux simples réalisées avec une articulation moins forte. Le dévoisement partiel affecte certaines géminées, mais son importance varie selon les locuteurs, les lieux d’articulation et le contexte. Nous avons attribué ce dévoisement partiel à l’augmentation de la pression intraorale concomitante à l’augmentation de la durée de l’occlusion des géminées sonores. Par ailleurs, la gémination n’a aucun effet sur les valeurs formantiques des voyelles adjacentes. Des différences significatives ont été observées en comparant les valeurs formantiques des voyelles selon les différentes places d’articulation des consonnes adjacentes.

e. Aucune différence de durée n’a été observée entre les géminées tautomorphémiques, les géminées issues d’une concaténation et celles qui résultent d’une assimilation complète. La durée de la voyelle précédente est aussi identique sauf pour un locuteur qui réalise la voyelle devant les géminées issues d’une concaténation avec une durée significativement plus longue. La durée de cette voyelle est presque la même que celle qui précède les segments simples.

Nous allons lors des deux chapitres suivants (3 et 4) analyser les caractéristiques glottales des segments simples et géminés. L’objectif est de déterminer si les géminées et les simples sont produites avec des ajustements glottaux différents et de préciser, le cas échéant, les mécanismes qui peuvent rendre compte de ces différences. Les implications de nos analyses phonétiques sur la représentation phonologique des géminées seront traitées dans le chapitre (5).

CHAPITRE 3