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Le dévoisement des géminées

2.4 L’analyse statistique.

2.5.2 Paramètres non temporels

2.5.2.3 Le dévoisement des géminées

Pour des raisons aérodynamiques évidentes, le voisement des géminées est plus difficile à maintenir. C’est pour cela qu’on constate très souvent un dévoisement partiel des géminées. Pendant le voisement, le flux d’air passe à travers la glotte et s’accumule au niveau de la cavité orale jusqu’au point où la pression orale devient égale à la pression sousglottique ; à ce stade-là le flux d’air transglottique s’arrête et le voisement cesse (Ohala 1983 : 194-195). En effet, pour qu’il y ait voisement il faut que la pression d'air sousglottique soit supérieure à la pression supraglottique. Ohala (2003) schématise cet écart entre les deux pressions dans la figure (2.35) ci-dessous :

Figure 2.35. Schéma illustrant les différences de pression (P) entre la pression sousglottique (Ps) et

la pression orale(Po) pendant la tenue des occlusives sourdes et voisées (d’après Ohala 2003)

http://trill.berkeley.edu/PhonLab/classes/ling110/PowerPoint/9sep/9_sep_03_aero2.ppt

Une fermeture complète du conduit vocal conduit à une augmentation de la pression intraorale. Avec une occlusion totale qui dure plus longtemps, le minimum nécessaire de différence de pression peut être dépassé, autrement dit l’augmentation de la pression intraorale réduit (∆P) au dessous d’un seuil critique (1~2 cm H2O selon Ohala & Riordan 1979), le courant d’air s’arrête et le voisement cesse. Dans ce cas de figure, les cordes vocales s’arrêtent de vibrer même si elles maintiennent toujours une posture accolée.

La présence d’occlusives géminées voisées dans notre corpus indique que les locuteurs emploient certaines stratégies pour maintenir malgré tout le voisement. Son maintien pendant la tenue des géminées est surprenant, mais il n’est pas propre aux géminées berbères. Une telle configuration a déjà été signalée au moins pour trois langues : le bougi, le madourais et le toba batak (Cohn et al.,1999). Pour avoir un voisement optimal, il faut que la pression orale

soit la plus basse possible pour maintenir (∆P) au dessus du seuil critique. Toute stratégie doit donc avoir comme conséquence de baisser la pression intraorale. Pour baisser cette pression, il faut élargir la cavité orale. Cette expansion active de la cavité orale peut se faire en abaissant le larynx, en abaissant la mâchoire ou en augmentant l’élévation du voile du palais. Toutes ces stratégies, qui nécessitent un effort articulatoire important, ont pour but une accumulation d’air au niveau de la cavité orale.

Nous avons comparé les durées de voisement entre les occlusives simples et géminées et avons effectivement observé une large tendance à un dévoisement partiel des géminées. Le tableau ci-dessous résume le nombre de réalisations avec dévoisement (sur 5) pour chaque locuteur. Les trois chiffres alignés dans chaque case correspondent aux nombres de réalisations avec dévoisement en position initiale, intervocalique et finale respectivement. Le total de ces réalisations est indiqué pour chaque locuteur et chaque place d’articulation. Les pourcentages sont aussi indiqués.

bilabiale dentale vélaire emphatique Pourcentage

A_M 5 ; 4 ; 5 5 ; 5 ; 5 5 ; 5 ; 5 5 ; 5 ; 5 98 % E_B 0 ; 0 ; 2 0 ; 0 ; 3 2 ; 2 ; 5 0 ; 0 ; 3 28 % A_A 0 ; 0 ; 5 5 ; 1 ; 5 3 ; 5 ; 5 0 ; 0 ; 5 56 % B_L 5 ; 5 ; 5 5 ; 5 ; 5 5 ; 5 ; 5 5 ; 5 ; 5 100 % R_R 2 ; 1 ; 4 2 ; 2 ; 5 2 ; 2 ; 5 3 ; 2 ; 5 58 % Pourcentage 57 % 72 % 80 % 64 %

Tableau 2.16. Le nombre de géminées réalisées avec dévoisement pour les cinq locuteurs et dans les trois positions (sur 5 répétitions). Les pourcentages sont indiqués en gras

Les spectrogrammes ci-dessous illustrent deux réalisations de la géminée /dd/, avec voisement complet et partiel respectivement. Notez les différences de durée du bruit de relâchement qui résultent de ce dévoisement.

Figure 2.36. Le signal et le spectrogramme de deux réalisations de la dentale géminée voisée en position intervocalique, l’une avec voisement (à gauche) et l’autre avec dévoisement partiel (à droite).

Des variations existent selon les locuteurs, les places d’articulation et les contextes des géminées dans le mot. Les variations interlocuteurs ne semblent pas refléter des différences entre différents parlers chleuhs, puisque différents locuteurs appartenant à des aires géographiques différentes dévoisent dans une même proportion. Le pourcentage des réalisations avec dévoisement semble augmenter à mesure que le point de constriction recule dans la cavité orale.

0 1 2 3 4 5 6 A Q B E R FIN INT INI

Figure 2.37. Le nombre de géminées réalisées avec dévoisement (sur 5) pour les cinq locuteurs et dans les trois positions.

Cet aspect est conforme à la tendance générale observée dans les autres langues ; les occlusives postérieures ont plus tendance à se dévoiser que les occlusives antérieures (Ohala 1983, Vaissière 1997). Parmi les facteurs qui favorisent le voisement, outre la durée moins importante de l’occlusion, est le volume et la longueur du conduit vocal entre le lieu de constriction et les cordes vocales. Le volume entre le lieu de constriction et la source de voisement étant réduit pour la vélaire, comparé à la bilabiale, la pression d’air intraorale augmente plus rapidement et réduit ainsi la différence de pression (∆P) au dessous du seuil critique ; dés lors, le courant d’air s’arrête et par conséquent, le voisement aussi. Selon Ohala (2003) : « The absolute absence of // in some languages, the statistical infrequency of it in others, and its phonetic devoicing in others are all manifestations of the same basic universal factor. »

Le nombre de réalisations avec voisement varie aussi selon la position dans le mot. C’est la position finale qui favorise le plus le dévoisement. En effet, sur les 100 répétitions de géminées finales, 89 ont été produites avec dévoisement. Nous allons revenir sur cet aspect

A_M E_B A_A B_L R_R

Initial Intervocalique Finale

dans la partie physiologique de ce travail et tenter d’expliquer les raisons qui font que les géminées se dévoisent beaucoup plus facilement dans cette position.

2.5.2.4 Synthèse et conclusion

Pour résumer, notre analyse d’un ensemble de paramètres acoustiques non temporels n’a pas permis de dégager un paramètre permettant de distinguer systématiquement les simples des géminées. Nous avons relevé des tendances caractérisant une série à l’exclusion de l’autre. L’aspect simple ou géminé des obstruantes n’a aucune influence sur les valeurs formantiques des voyelles adjacentes. Les occlusives simples, contrairement aux géminées, sont parfois réalisées avec une occlusion incomplète et parfois sans burst. Ces deux caractéristiques peuvent être considérées comme la manifestation d’une articulation relâchée. Les bursts multiples caractérisent aussi bien les simples que les géminées. Le dernier aspect examiné concerne le dévoisement partiel qui affecte les occlusives géminées sonores. Suivant Ohala (1983, 2003), nous avons considéré ce dévoisement comme une conséquence de la durée plus longue de l’occlusion des géminées.