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Les fonctions de la frontière internationale

Les fonctions de la frontière

internationale

68. Ce qui a donné à l’Etat moderne sa spécificité et suscite encore aujourd’hui l’envoûtement de tant de gouvernants314 est, sans hésitation, la relation de domination dont l’Etat est l’allocataire privilégié : la « souveraineté » au sens moderne. Celle­ci est réputée étrangère à tout rapport de possession. Il est enseigné que sous l’auspice de ce nouvel

imperium, le pouvoir de commandement aurait retrouvé une pureté originelle

débarrassée des confusions passées avec son voisin patrimonial : le tout aussi vénéré dominium. Instigatrice d’une nouvelle dynamique, la souveraineté aurait permis à ses bénéficiaires d’acquérir autonomie et dignité. De surcroît, elle aurait favorisé le développement d’une mécanique de pouvoir comportant un degré de rationalité et d’universalité sans précédent. Bref, la souveraineté moderne incarne aux yeux d’une majorité des spécialistes un changement de structure du pouvoir politique qui touche aussi bien aux formes qu’aux méthodes de domination sur les hommes. Or, dans cette révolution majeure des techniques du pouvoir qui s’opère en Europe du XVème au XVIIIème siècle, quel rôle faut­il reconnaître au territoire et à ses frontières?

69. L’idée que le territoire est un élément de la nature de l’Etat et, par voie de conséquence, de la souveraineté moderne, a été régulièrement développée en doctrine315. Ces analyses ne s’accompagnent pas, pour autant, d’une étude approfondie des fonctions remplies par la frontière et, en particulier, de son principe d’impénétrabilité. Ce dernier a pourtant clairement conditionné la formation du territoire politique et juridique tant plébiscité316. Paul Geouffre de la Pradelle reconnaît, certes, que la frontière moderne est « un procédé d’unification, un moyen essentiel d’organisation de l’Etat, un attribut de puissance publique »317. Mais en l’absence d’une analyse plus systématique et approfondie, cette formule paraît péremptoire. Bref,

314 Le général De Gaulle ne parlait­il pas du « miracle de la souveraineté » (propos rapportés par J.J. Chevallier,

G. Carcassone et O. Duhamel, Histoire de la Ve République (1958-2009), 13ème éd., Dalloz, 2009, p. 132). 315 V. n. M. Hauriou, Précis de Droit Administratif et de Droit Public, 12ème éd., Dalloz, 2002, p.339 : le territoire

est « conçu comme une individualité sous­jacente à la personnalité juridique de l’Etat » ; R. Carré de Malberg,

Contribution à la théorie générale de l’Etat, t. I, Sirey, Paris, 1920, p.4 : « Le territoire n’est point un objet situé

en dehors de la personne juridique Etat (…) ; mais il est un élément de son être et non point de son avoir, un élément par conséquent de sa personnalité même, et en ce sens il apparaît comme partie composante et intégrante de la personne Etat, qui sans lui ne pourrait même pas se concevoir ».

316 V. supra Titre IPartie IChapitre ISection 1§1:B. 317 P. G. de la Pradelle, La frontière, op. cit., p.57.

alors que les tenants du territoire « qualité » de l’Etat318 semblent ne pas avoir jugé nécessaire de s’attarder sur la notion juridique de frontière moderne, le moment est peut­être venu d’essayer de combler cette lacune en cherchant à caractériser le rôle qu’a pu jouer cette frontière dans la formation de l’Etat moderne et de la notion de souveraineté.

70. Le contexte historique et politique fourmille généralement d’indices enrichissants pour la compréhension des grandes notions du droit. C’est particulièrement vrai de la notion juridique de territoire et de frontière, pour lesquels un détour du côté du phénomène complexe de la territorialité politique est nécessaire319. Pour commencer, c’est la territorialité politique qui permettra aux autorités monarchiques de se débarrasser, à partir des XVème et XVIème siècles, du fief et du domaine. Sans elle, la juxtaposition de souveraineté dans l’exercice du pouvoir de commandement n’aurait pu voir le jour sur les cendres de l’ancienne superposition de suzeraineté. La frontière, en particulier, va permettre à la puissance publique de se débarrasser de tout concurrent à l’intérieur de son ressort. Puis, à côté de cette modification de la configuration spatiale du pouvoir, la territorialité politique va aussi profondément transformer la notion de commandement : cette « relation entre une personne qui énonce l’obligation et une autre personne qui est tenue de l’exécuter »320. Du point de vue de la personne qui énonce l’obligation, d’abord : le commandement ne tirera plus sa force de la propriété du sol, mais du contrôle d’un territoire limité ratione loci. Ce dernier deviendra le « cadre » et le « support » attitré d’une nouvelle puissance « irrésistible et sans rivale »321 à l’intérieur de ses frontières juridiques. Du côté de ceux qui sont tenus d’exécuter l’obligation, ensuite : la structure même de l’obéissance va être bouleversée. La source du pouvoir ne devra plus être recherchée du côté des servitudes personnelles propres à l’époque médiévale. À la place de l’homme féodal apparaît un individu qui, par sa seule inscription spatiale,

318 R. Carré de Malberg, Ibidem, p. 4 : « La territorialité n’est pas une partie spéciale du contenu de la puissance

étatique, mais uniquement une condition et une qualité de cette puissance ».

319 V. supra p. 35 ­ 38.

tombe nez à nez avec une puissance dépersonnalisée et objectivée. La territorialité politique est ainsi allée jusqu’à pénétrer les structures de la sujétion des hommes à l’autorité : l’allégeance territoriale se substitue, dans le rapport de subordination, à l’ancien hommage personnel.

71. En somme, l’enracinement territorial du politique est au cœur de la révolution des techniques du pouvoir sous la modernité. Si, pendant une longue période, il a été possible de déceler la racine de bien des organisations politiques dans « le clan, la phratrie, la tribu »322. L’Etat moderne, lui, se singularise par la place essentielle qu’il accorde à son territoire et à ses frontières. Brève analyse du processus de territorialité qui permet déjà, au milieu de cette transformation des structures du pouvoir, de discerner deux fonctions majeures tenues par la frontière internationale : (i) affirmer la puissance de l’Etat en permettant l’exclusion de tout pouvoir exécutif concurrent et, corrélativement, (ii) limiter cette puissance en dépouillant le droit international de sa consonance impérialiste au profit de la reconnaissance d’une pluralité de souveraineté. Pour le dire autrement, la frontière internationale est peut­être la clef qui permet d’expliquer les deux phénomènes majeurs généralement associés à la naissance de l’Etat moderne : l’émancipation du pouvoir politique (Partie I), ainsi que sa rétraction sur un rayon d’action strictement délimité (Partie II).

321 L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 1 : « La règle de droit, le problème de l’Etat », 3ème éd., E.

Boccard, 1927, p.537.

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