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La contribution de la frontière à l’autonomisation du politique

LA CONTRIBUTION DE LA

FRONTIERE A

LAUTONOMISATION DU

POLITIQUE

72. Une des conséquences symboliques généralement attachées à la notion de frontière dans les relations internationales correspond à l’affirmation de l’indépendance des Etats. À l’instar de Friedrich Ratzel, il est une opinion largement partagée par les hommes politiques selon laquelle une « frontière se valorise avec l’autonomie de l’Etat et se dévalorise avec sa dépendance »323. C’est également la position de la Cour Permanente de Justice Internationale (C.P.J.I.) qui, à l’occasion de la remise en cause par l’Allemagne de l’interdiction qui avait été faite à l’Autriche d’ « aliéner » ou de « compromettre » son indépendance par le Traité de paix de Saint­Germain (1919)324, a considéré que « l’indépendance de l’Autriche doit s’entendre du maintien de l’existence de l’Autriche dans ses frontières actuelles comme Etat séparé restant seul maître de ses décisions aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine politique, financier ou autre »325. Formule du juge qui laisse entendre que la séparation, occasionnée par le maintien des

frontières de l’Etat, constituerait une garantie pour l’Etat de la maîtrise de ses décisions, c’est­à­dire de la conservation de sa souveraineté. Ce lien de

causalité posé ici entre la frontière impénétrable et la prestigieuse notion de souveraineté n’est pas l’apanage de la seule Cour Permanente. Le célèbre juge Max Huber, dans une sentence arbitrale, a également eu l’occasion d’affirmer que la « souveraineté dans les relations entre Etats signifie l’indépendance. L’indépendance à la lumière d’une parcelle de la terre est le droit d’exercer sur celle­ci, à l’exclusion de tout Etat concurrent, les fonctions reconnues à un Etat »326. Bref, il semblerait que l’impénétrabilité de la frontière ait pour fonction de garantir l’indépendance de l’Etat et peut, à ce titre, se targuer d’une filiation avec la notion moderne de souveraineté. C’est l’opinion d’une partie non négligeable de la doctrine juridique327, au sein de

323 F. Ratzel, Géographie politique, trad. de l’allemand par F. Ewald, Fayard, 1987, p.157.

324 Question de la compatibilité du protocole d’union douanière austro­allemand du 19 mars 1931 avec l’article 88

du Traité de Saint­Germain du 10 septembre 1919, ainsi que le Protocole n°1, signé à Genève du 4 octobre 1922.

325 C.P.I.J., Régime douanier entre l’Allemagne et l’Autriche (Protocole du 31 mars 1931), avis consultatif du 5

septembre 1931, Recueil C.P.J.I. A/B, p.45.

326 Island of Palmas Case (Netherlands c/ United States of America)( trad. de l’auteur), op. cit., p. 838.

327 V. n. B. Badie, « La fin des territoires Westphaliens », Géographie et Cultures, n°20, 1996, p.113­118 ; O.

Beaud, La puissance de l’Etat, op. cit., p.122 : « L’invention de la notion de territoire, ainsi que sa progressive émancipation de l’idée préétatique de domanialité, est une parfaite illustration de ce processus d’émancipation par rapport aux catégories juridiques du Moyen Age et d’autonomisation des catégories juridiques rapportées à l’Etat » ; O. Beaud, « L’honneur perdu de l’Etat ? », Droits, n°15, 1992, p.5.

laquelle les auteurs anglo­saxons sont particulièrement bien représentés328. John Herman Herz, par exemple, considère que « l’indépendance étatique puise sa source ni dans la sphère du droit ni dans celle du politique, mais bien plutôt dans ce substrat du statut de l’Etat grâce auquel l’unité s’impose physiologiquement à nos sens : une surface territoriale entourée pour son identification et sa défense d’une carapace de fortifications »329. Ces prises de position, en dépit de leur hétérogénéité, amènent à poser la question suivante : l’affirmation d’une autorité politique en Europe affranchie des « ingérences externes », ainsi que des « résistances internes », aurait­elle pu voir le jour sans la « territorialisation » de la puissance publique, c’est­à­dire sans la construction politique et juridique de frontières aux lisières du royaume ?

73. Le territoire désigne en droit public un « espace de pouvoir », c’est­à­ dire un espace qui présente la spécificité d’être enfermé dans des frontières impénétrables. La doctrine parle à son sujet de « superficie de terre ferme qui, ensemble avec tous les objets sis en elle, est soumise à une même domination »330, ou encore, de « cadre géographique dans lequel la puissance

publique s’exerce d’une façon exclusive »331. Rappelons aussi que

l’exclusivité territoriale et l’impénétrabilité des frontières sont deux termes quasi­synonymes : le premier n’est qu’une des conséquences juridiques du second332. Le territoire n’est d’ailleurs pas le fait du hasard, mais le produit délibéré d’un processus de territorialité politique qui s’est polarisé, à la fin du moyen âge, autour du combat pour le monopole de la contrainte sur un espace délimité. Or, dans cette lutte, le triomphe des autorités centralisatrices fut largement tributaire de l’édification de frontières aux limites du royaume. Ce

328 V. n. J. H. Herz, « The rise and demise of the territorial state », World Politics, vol. 9, n°4, 1957, p.473 ; J.

Ruggie, « Territoriality and Beyond : Problematizing in International Relations », International Organization,

n°47, 1993, p.139­174; R. Jackson, International Boundaries in Theory and Practice, Berlin, IPSA, 1994, p.9…etc.

329 J. H. Herz, « The rise and demise of the territorial state » (trad. de l’auteur), op. cit., p.474: la source de

l’indépendance étatique se trouve « neither in the sphere of law nor in that of politics, but rather in that substratum of statehood where the state unit confronts us, as it were, in its physical, corporeal capacity: as an expanse of territory encircled for its identification and its defense by a “hard shell” of fortifications ».

330 R. Redslob, Traité de droit des gens, Sirey, Paris, 1950, p.142.

331 G. Jellinek, L’Etat moderne et son droit, t. I, Panthéon­Assas, 2005, p.131. 332 V. supra p.60.

n’est d’ailleurs qu’une fois ces progrès de la territorialité politique acquis que le territoire fraîchement conquis sera couvert du voile de la juridicité, sous la forme du principe de « l’impénétrabilité des frontières » et de « l’exclusivité territoriale ». Le droit international public et la théorie de l’Etat apporteront leur pierre à l’édifice en faisant de ce territoire le principal attribut juridique de l’Etat : « le droit suprême (…) d’agir selon son gré dans la limite de son espace géographique national »333. De nombreux auteurs en déduiront que le territoire est un élément constitutif de l’Etat334, sans jamais préciser cependant le rôle qui revient à la frontière internationale dans l’avènement de ces deux notions. Pourtant, si la participation du territoire à l’essence même de la notion moderne de souveraineté était confirmée, c’est la notion même de frontière qui décrocherait, par la même occasion, une place parmi les grandes notions juridiques de la pensée moderne. Car si « le territoire est le principe de la souveraineté, la notion de frontière est le principe du territoire »335. Dans le cadre d’une genèse de l’ordre moderne européen et de la notion de souveraineté, ce sera donc le rôle joué par le principe de l’exclusivité territoriale dans la formation de l’Etat moderne qui sera d’abord étudié (Chapitre 1). Puis, cette fonction du territoire juridique acquise et reconnue, ce sera le rôle de la frontière internationale dans la formation de ce territoire juridique qui sera caractérisé (Chapitre 2).

333 R. Matricon, Souveraineté territoriale – Recherche sur les évolutions et tranformations d’une notion complexe

dans les situations politiques de cession, d’échange, d’adjonction et de sécession de territoire, Thèse pour le

doctorat en science politique, Université Jean Moulin – Lyon III, 1999, p.16.

334 V. n. H. Ruiz­Fabri, « Immatériel, territorialité et Etat », A.P.D., n°43, 1999, p. 193 : « Le territoire sert de

cadre pour l’exercice des compétences nationales et sert de point d’appui pour l’exercice des compétences internationales » ; J.L. Marx, Les territoires de l’État, PUF, coll. « Que sais­je ? », 1997, p.4 : « Le territoire est à la fois une substance de l’Etat, un objet de son pouvoir et l’espace de sa compétence » ; L. Dembinski, « Le territoire et le développement du droit international », Annuaire Suisse de droit international, 1975, p. 126 : « Le territoire est l’assise principale de la puissance de l’Etat ainsi que le fondement de sa cohésion nationale ».

335 S. Laghmani, Histoire du droit des gens : du jus gentium impérial au jus publicum europaeum, Pedone, Paris,

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