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La région, révélateur ou catalyseur du bouleversement des rapports socio-spatiaux ?

Chapitre 2 Les enjeux d’une géographie régionale à l’heure planétaire

La globalisation de l’économie induit pour le géographe un changement de référentiel. Elle bouleverse les échelles traditionnelles, remet en cause celle de l’Etat- Nation, mais rend-elle pour autant caduque une vision régionale du monde ? Rien n’est moins sûr ! La vieille géographie régionale tant décriée pourrait encore servir, et s’avérer même particulièrement pertinente pour saisir des rapports socio-spatiaux bousculés par l’extension des flux financiers. Comment oser affirmer qu’elle constitue sans doute la meilleure et la pire des choses... ou des géographies ?

L’échelon régional contemporain n’est plus celui des individualités vidaliennes, mais se fonde sur la coïncidence d’intérêts économiques avec un échelon de gestion administrative. Il s’agit donc d’un espace placé au cœur d’enjeux de pouvoir, qui n’est pas défini directement en fonction des populations qu’il regroupe, mais que celles-ci peuvent s’approprier. L’échelle que nous avons retenue pour le qualifier est celle de la référence à l’Etat, en tant que sous-ensemble intermédiaire. Sa superficie ne pose donc pas problème en tant que telle, et on a souvent montré que le problème de la délimitation des régions n’en était pas un. Il l’est d’autant moins que dans le cadre européen la région qui correspond à un niveau de relative homogénéité, où une grande ville polarise souvent les flux principaux, semble reposer sur une réalité liée à un mode d’échanges et de représentations politiques partagés. Le fait que, des trois niveaux de découpage retenus par l’Union Européenne, ce soit NUTS II qui semble le mieux fonctionner, tend à le prouver... Le fait que les régions vidaliennes aient couvert des superficies comparables à celles des régions de programme qui ont par la suite servi de base à notre décentralisation serait une autre façon de le montrer. En quoi ces critères peuvent-ils prétendre à une quelconque universalité ? A quoi fait-on référence lorsque l’on parle des régions du nouveau monde ? On a montré la force des héritages coloniaux, et on pourrait aussi rappeler la résonance politique de la décentralisation française en Amérique Latine... Comment s’organisent dès lors des découpages dans des territoires moins denses, dont une partie de la mémoire a voulu être gommée par les Conquistadores ?

Après avoir posé l’hypothèse de la pertinence de l’échelon régional pour comprendre les impacts territoriaux de la globalisation, il est nécessaire d’expliciter les choix méthodologiques qui ont soutenu notre recherche. Ils sont assez complexes dans la mesure où, bien que nous avons bien séparé notre objet d’étude d’une région trop « passe-partout » en fondant sa définition sur le rapport à l’Etat, les outils d’analyse à notre disposition étaient ceux de la géographie régionale traditionnelle. En les reprenant, nous étions conscients qu’il était difficile d’échapper à la confusion entre région traditionnelle vidalienne, administrative, homogène ou polarisée... Mais c’est en testant leur validité que nous avons pu mettre en avant les enjeux d’une géographie régionale à l’heure planétaire, telle que nous l’avons pratiquée dans le Norte Grande chilien. Les observations réalisées sur le terrain peuvent s’analyser de façon formelle, à l’aide d’outils conceptuels que le nouveau contexte rend plus ou moins efficace. La structure de fonctionnement proposée par la théorie des systèmes semble bien permettre d’appréhender la complexité liée à l’interpénétration des échelles propres à la globalisation, où, moins que jamais, le tout n’est réductible à ses parties. La théorie des systèmes rejoint en effet la préoccupation synthétisante de la

géographie, et plus particulièrement celle de l’écriture régionale, et permet d’insérer, dans cette approche, la pensée de la différence de l’entité étudiée et de ses échanges avec son environnement, qui agit sur elle et conditionne son existence même. Dans le cadre de l’analyse d’un échelon territorial défini en tant qu’enjeu de pouvoirs, elle permet également de proposer une analyse technique en termes de jeu d’acteurs. Nous utiliserons donc l’analyse systémique « comme cadre conceptuel et cadre méthodologique, mais non comme théorie sociale » (G. Jalabert, 198910).

2.A- Structure et système : les implications formelles de la globalisation

« On peut facilement admettre que, pour chaque morceau d’espace terrestre étudié par le géographe, deux attitudes (antinomiques, complémentaires ?) peuvent être adoptées : explorer cet espace et en faire l’inventaire (faits de nature, ressources, activités : la liste est par définition indéfinie ...) : le risque de catalogue est proche ; et/ ou le considérer comme un être, une entité, dont il faut comprendre le fonctionnement interne et les relations extérieures : une vision systémique... d’autant plus facile à adopter quand l’inventaire existe déjà. » (C. Bataillon, 1990). Le système, qui permet de prendre en compte la dimension englobante d’un espace, offre donc un outil particulièrement utile pour saisir un ensemble régional. Explorée dès les années 1940, la méthode systémique était prônée par un R. Brunet en 1968 (voir R. Brunet 1968 et 1997), aux côtés du raisonnement dialectique, pour interroger les raisonnements linaires qui continuaient d’avoir cours. C’est la thèse de F. Auriac (1983) qui poussa le plus loin la tentative d’explication de l’objet régional selon les règles systémiques : ouverture, stabilité et capacité d’adaptation en cas de déséquilibre de l’ensemble, phénomènes d’auto-régulation qui entretiennent l’existence du système et fondent sa « quasi-intention »11. La notion qui nous semble

la plus fertile dans la notion de système est celle d’interdépendance des éléments, relation telle que la modification de l’un entraîne l’évolution de l’ensemble ; mais « le problème qui se pose alors est de saisir à la fois l’état momentané des structures, leur origine et leur devenir » (R. Brunet, 1972 : 12). Il faut donc aller au-delà du système pour proposer une lecture plus complexe, à la fois plus sociale et plus historique.

Dans un premier temps, la vision systémique permet toutefois de dégager une première grille de lecture, d’autant plus aisément sans doute que l’environnement physique (désert, montagne) est contraignant, et fonctionne donc comme un élément à part entière du système socio-spatial, ou qu’une détermination économique l’emporte sur toutes les autres. C’est en ce sens que « les régions minières offrent souvent des exemples, typiques, de systèmes spatiaux. La force des fonctions minières, la puissance des ressources financières affectées, la spécificité des techniques, l’unité des pouvoirs expliquent que ces systèmes spatiaux oblitèrent presque complètement les systèmes préexistants. Le système spatial minier induit une polarisation multiple ; le siège d’extraction, le puits est le centre organisateur (...). Cette nouvelle spatialité est favorisée par la mutation foncière ; là où les compagnies sont les nouveaux propriétaires, les limites de leurs concessions l’emportent sur les limites

10 Cité par G. Di Méo, 1991 : 112.

11 D. Eckert, 1996, commentant l’analyse de F. Auriac sur la réussite du vignoble

administratives traditionnelles. Les composants de cet espace sont cohérents et fortement interdépendants » (Ph. et G. Pinchemel, 1988 : 19012). L’approche peut être

une bonne façon d’aborder les impacts spatiaux d’un phénomène global comme la « mondialisation », qui multiplie les acteurs susceptibles d’intervenir sur un espace donné : « on reconnaît qu’on a affaire à un système et non à un ensemble quand le va-et-vient de l’analyse devient indispensable entre le système, les sous-systèmes et le métasystème » (Y. Barel, 1977 : 167). Pour l’analyse du Norte Grande chilien, on peut donc s’appuyer sur la démarche systémique, mais pas uniquement en considérant les régions étudiées comme un système en soi : elles constitueraient des sous- systèmes ou holons intégrés dans un méta-système à définir également, correspondant en cela à une des définitions de la région, celle qu’en donnent R. Ferras et J.-P.Volle (1990 : 168) : « la région est un sous-système social, spatialisé mais restant inclus dans la globalité d’un système. ».

2.A.a- Le poids des acteurs locaux face aux forces du marché

Le système permet de saisir la pluralité des échelles, des niveaux de référence et des causalités. En contre-partie, les éléments de l’ensemble pré-défini, étant tous susceptibles de le modifier, se voient gratifiés du même qualificatif d’« acteur » de ce système (M. Crozier et E. Friedberg, 1977). Dans une telle « mise en scène », tous peuvent avoir un rôle, en tant qu’ils participent à l’échange social, et peuvent donc créer du territoire (C. Raffestin, 1980). Au sein du système, chaque acteur combine de l’énergie et de l’information en fonction de sa finalité. On peut toutefois réduire cette notion aux seuls membres du corps social dont l’action a une portée collective, définis dès lors comme acteurs « syntagmatiques » (A. J. Greimas, 1976).

L’intérêt d’une vision régionale systémique est de pouvoir prendre en compte sur un même ensemble territorial des acteurs originaires d’échelles très variées. Cette méthodologie s’impose d’autant que nous avons vu combien la globalisation, élargissait le spectre des intérêts pouvant converger dans une région. Elle seule nous permettait d’intégrer à la fois les trois niveaux d’influence internationale, nationale, et locale, dédoublés à chaque niveau selon les secteurs public et privé, représentés dans le Norte Grande. Le contexte de laisser-faire suppose de plus que tous aient les moyens d’exprimer leurs positions, et d’agir en fonction de leur(s) finalité(s). Mais que se passe-t-il lorsque ces intérêts divergent ou s’affrontent. Les acteurs sont-ils hiérarchisés et comment ? Si on laisse gagner le plus fort, en quoi le système évolue- t-il ? Le conflit autour de la possession des ressources de l’eau dans un environnement aride illustre bien les rapports de pouvoirs territoriaux.

Or la théorie des systèmes passe souvent sur l’« analyse des intérêts antagoniques des acteurs concrets » : dans une « vision centrée sur le dynamisme innovateur de l’entrepreneur et les autres acteurs sont perçus comme un milieu favorable ou défavorable. L’approche systémique est orientée en fonction d’a priori économicistes et non en relation à une dynamique sociétale qui présenterait des mouvements conflictuels et des processus contradictoires. » (F. Debuyst, 1998 : 29). Le danger est grand de concevoir a priori le pouvoir des différents acteurs en tant qu’individualités équivalentes et de définir en conséquence « l’action comme

convergence des libres choix » (M. Vanier, 1997 : 135). Le discours sur le thème de l’acteur et la grande diffusion de la notion ont « rendu possible l’illusion d’une responsabilité très diffuse dans le développement territorial » (ibid. : 136). L’engouement pour toutes les formes de « gouvernance » traduit bien ce paradigme. L’ouverture de la participation au gouvernement de la cité traduit un affaiblissement de la « politique » ou chose publique que la définition proposée par A. Lipietz (1996 : 366) rend bien : si la gouvernance c’est « la société civile moins le marché » (il paraphrase ici Gramsci lorqu’il affirmait que l’Etat, c’était la société civile plus la société politique), on admet que l’économie est devenue une force indépendante sur laquelle la politique n’a plus prise. La notion de « société de partenariat » (P. Dommergues, 1986) traduit en effet la perte du débat public au profit d’un effort commun de conquêtes de marchés : « qui sont les partenaires du développement économique régional ? L’industrie, l’université, les pouvoirs publics locaux, les salariés ou leurs représentants syndicaux et les utilisateurs de plus en plus nombreux » Entre ces différents « acteurs » la relation de coopération doit primer sur celle de concurrence de façon à forger un « entrepreneuriat-partenariat. L’une des clés de la revitalisation industrielle est incontestablement le nouvel esprit d’entreprise qui est en train de gagner l’ensemble des pays industrialisés. Mais ce qui distingue les nouveaux entrepreneurs de leurs prédécesseurs du siècle dernier, c’est qu’ils n’œuvrent pas dans le contexte sauvage de la libre entreprise classique mais dans le cadre d’une coopération active et fructueuse avec les partenaires locaux. Le nouvel entrepreneuriat se nourrit de partenariat et inversement. » (ibid. : 16 et 22). Selon lui, les quatre piliers de l’« économie-territoire » sont dès lors la coopération scientifique, industrielle, sociale et le partenariat politique, en tout pragmatisme.

Faut-il pour autant rejeter la notion d’acteur ? On a montré son intérêt dans la prise en compte de décisions émanant d’échelles distinctes, et souvent extérieures à la région, il faut y ajouter quelques caractéristiques propres aux efforts de développement local en Amérique Latine. Nous reconnaissons d’emblée la faible marge de manœuvre des entrepreneurs locaux face aux déterminations imposées par les capitaux internationaux : « les discussions sur l’esprit d’entreprise des artisans, (...) et sur la localisation des entreprises ne doivent pas nous masquer le pouvoir et l’influence grandissants du capital global, international et financier. Les entreprises multinationales sont (...) les véritables acteurs et artisans de l’économie mondiale » (A. Amin et K. Robin, in Benko / Lipietz, 1992 : 154). Dans le cas du Norte Grande les investissements récents, multimillionnaires dans le secteur minier marquent cette suprématie. Nous avons cependant voulu tenter de cerner les projets des acteurs locaux afin d’analyser la nature de leur réactivité. Dans le contexte chilien, il s’est en effet avéré qu’en l’absence de représentativité des gouvernements régionaux et des institutions locales en général, d’autres formes d’expression collective étaient en train de voir le jour. Cela nous a incités d’une part à détailler les stratégies territoriales des associations professionnelles, comme celles d’ONGs ou de « corporations de développement » privées insérées dans la vie régionale, ainsi qu’à tenter de cerner les intérêts de groupes sociaux, notamment celui des dirigeants de PME-PMI. D’autre part, dans la mesure où en Amérique Latine les institutions publiques locales (dépendant de l’Etat ou non, gouvernements régionaux et municipalités) n’ont pas

véritablement de tradition d’initiative territoriale, il était intéressant d’explorer les prémices de toute « démarche de coopération inter-institutionnelle » (J. Arocena, 1998).

Dans le cas du Norte Grande compris comme système régional, les acteurs dominants sont sans doute les forces du marché représentées par les firmes transnationales et leur capacité d’investissement : elles ont donc intérêt à la reproduction d’une situation qui les avantage. Elle favorise aussi l’Etat qui tente de maintenir les Régions dans son giron malgré des réformes d’apparence décentralisatrice. Seuls certains acteurs locaux ont par conséquent la volonté de faire évoluer le système. Dans la mesure où la stabilité d’un organisme systémique n’est acquise qu’entre des perturbations de son équilibre qui le font évoluer, cela donne raison à l’effort de ces derniers ! On peut tenter de mettre à jour les éléments qui sont susceptibles d’atteindre à l’auto-régulation de l’ensemble. Pour les comprendre, il faut réintégrer le temps et l’espace dans le système, c’est-à-dire chercher à analyser les formes spatiales de l’organisation régionale, et l’évolution des structures que font apparaître les permanences et les ruptures. Procéder à cette étude en fonction des taxinomies traditionnelles débouche rapidement sur une impasse, comme si l’émergence de nouveaux acteurs dans le contexte de la globalisation avait brouillé les formes.

2.A.b- Les taxinomies de la géographie régionale périmées ?

La perception de la région en tant que système n’est pas nouvelle : nous l’avons dit, le géographe « tend à considérer la région comme le champ d’actions concomitantes d’intensités variables plus que comme l’inscription spatiale d’équilibres spatiaux » (B. Kayser, 1964/1990 : 117) à partir du moment où les analyses géographiques ont évacué le thème conflictuel des limites de la région et, cessant de la nier, se sont efforcées de se concentrer sur l’effort de compréhension des structures qui peuvent caractériser une telle entité spatiale. Ce qui a modifié les conditions du fonctionnement systémique, c’est l’élargissement du spectre des acteurs et le poids croissant du méta-système mondial : il est donc intéressant de voir en quoi les structures régionales définies par les premières analyses qui tentaient d’exprimer l’état d’un système ont évolué, et de comprendre pourquoi la globalisation en invalide une partie.

L’exploration des structures régionales se fondait sur une définition de la région en tant que produit social « dans un cadre naturel donné », au sein duquel on essaie de cerner l’expression de forces productives. A la différence de la région « classique » stable, la région des années 1960 « est sur la terre un espace précis mais non immuable » (B.Kayser, 1964/1990 : 117), qui se caractérise par un équilibre des rapports de forces. Les caractéristiques principales de la région deviennent alors : les liens existants entre ses habitants », la présence d’une « capitale polarisatrice de flux » qui révèle la « nodalité des communications » : la nouvelle région s’organise « autour d’un centre doté d’une certaine autonomie » ; une « ossature assurée par le réseau urbain » ; « son intégration fonctionnelle dans une économie globale ». Telles qu’elles sont apparues à l’issue du débat sur la nature des régions relancé dans les années 1950-1960, les structures régionales pouvaient être regroupées en quelques grandes catégories. Cet effort de systématisation a surtout été mené par les

économistes, liés à l’école de F. Perroux et J.R. Boudeville. Des trois genres établis par ce dernier (1961), région homogène, région polarisée et région de programme ou région-plan, seuls les deux premiers ont été véritablement exploités. Nous avons réuni leurs caractéristiques sous la forme d’un tableau afin de faire apparaître plus clairement la logique de cette taxinomie :

Tableau n° 2 : Typologie régionale selon J.R. Boudeville (1961) REGION HOMOGENE REGION POLARISEE

OU FONCTIONNELLE

REGION DE PROGRAMME