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Les droits collectifs républicains

3.2 Les droits collectifs à l'échelle nationale

Suivant une approche républicaine, un droit collectif est donc un droit à l'autodétermination, découlant du droit (individuel) fondamental à la non-domination, qui peut s'exprimer, dans les faits, à des degrés divers, tout dépendant de ce qu'exige, pour une nation particulière ou un peuple particulier, l'atteinte des conditions de la non-domination. Si, je le rappelle, l'objectif n'est certes pas de développer une théorie républicaine des droits collectifs à part entière, il semble qu'il faille indiquer plus précisément, bien que brièvement, ce que peut vouloir dire, d'abord sur le plan domestique, mais aussi sur le plan international (§ 3.3),

15 Trois commentaires. D'abord, je ne dis certainement pas qu'il existe quelque chose comme un peuple albertain et je n'insinue pas non plus que s'il existait un peuple albertain, ses intérêts (et opinions) entreraient en conflit avec ceux du peuple englobant. Je ne fais que noter que cette possibilité qui n'implique pas d'interférence justifiant un droit de sécession comme réparation est envisageable dans une perspective républicaine.

Ensuite, je n'affirme pas non plus qu'il n'existe pas d'autres moyens que la sécession pour s'assurer qu'un État comme le Canada doive suivre (track) les intérêts et les opinions des peuples qu'il englobe.

Finalement, il me semble que cette perspective n'empêche pas de soutenir que les peuples qui ont été victimes d'oppression et de discrimination de la part du peuple englobant – comme les peuples québécois, autochtones et acadiens au Canada – ont des raisons supplémentaires de réclamer un droit à l'autodétermination externe.

16 J'utilise ici l'adjectif « national » pour le contraste qu'il offre avec le terme, moins équivoque, « international ». « National » est donc ici un synonyme de domestique ou intraétatique.

l'adoption d'une telle approche.

À l'échelle domestique, c'est-à-dire à l'intérieur d'un État, l'adoption d'une approche républicaine qui apprécie l'importance, pour la garantie de la non-domination de l'ensemble de ses membres, d'accorder des droits collectifs aux peuples et aux nations qui cohabitent en son sein, implique d'abord et avant tout la reconnaissance des différents peuples occupant le territoire de l'État. Évidemment, de très nombreux cas de figures sont possibles quant à la présence de multiples nationalités sur le territoire d'un État particulier. Il peut se faire, par exemple, qu'un État ne contienne qu'une seule nation, l'État et la nation coïncidant alors17, cet État n'ayant donc qu'à garantir des droits « polyethniques » aux citoyens qui veulent exprimer publiquement une culture différente de la culture majoritaire. Les cas les plus intéressants sont cependant ceux où des collectivités nationales multiples occupent un même territoire. Les cas du Canada et du Québec sont, à cet égard, pertinents.

Le Canada, pour satisfaire les exigences d'une théorie républicaine des droits collectifs18, devrait reconnaître les différentes minorités nationales qui occupent son territoire et devrait s'assurer de prendre en considération les intérêts de ces minorités nationales (et les opinions de celles-ci concernant ces intérêts), intérêts qui divergent en fonction du type de minorité nationale dont il s'agit et des attentes divergentes qu'elles peuvent avoir. Le Canada, qui forme, dans les termes de Seymour (2008), une nation multisociétale, devrait ainsi reconnaître les intérêts des groupes nationaux formés par le peuple québécois, le peuple acadien, et les divers peuples autochtones (les Premières Nations et les peuples inuits) qui habitent son territoire. Ces peuples ont toutefois des autoreprésentations et des attentes différentes. Ainsi, alors que le peuple acadien ne réclame qu'un droit minimal à l'autodétermination interne – ce qui implique l'assurance de pouvoir jouir d'un ensemble limité de biens institutionnels, tels que des institutions culturelles –, la non-domination des peuples québécois et autochtones peut exiger de reconnaître un droit à l'autodétermination plus radical. Assurer la non-domination de la nation québécoise19 pourrait ainsi vouloir dire la reconnaissance, de la part du Canada, d'un droit à l'autodétermination concernant un très vaste

17 Il s'agirait, dans les termes de Seymour (2008), d'une nation civique.

18 Les raisons pour lesquelles un État devrait s'attacher à défendre un tel projet sont, évidemment, explicitées au chapitre 2. Je n'y reviendrai pas ici.

19 Je me concentre sur l'exemple québécois pour la suite des choses, mais cela s'applique également à la plupart des nations autochtones canadiennes.

ensemble de biens institutionnels qui ne se limite pas aux biens culturels, mais qui s'étend aux institutions linguistiques (langue commune officielle), aux institutions d'enseignement (réseaux d'éducation primaire, secondaire et supérieur), aux institutions économiques (contrôle des régulations et du développement économiques, mais aussi gestion autonome des ressources), aux institutions sociales (programmes sociaux) et aux institutions politiques. Cela n'implique pas seulement une forme de laisser-faire de la part de la nation ou de l'État englobant, mais implique également un support effectif de la part de cet État englobant par la reconnaissance constitutionnelle et légale du droit à l'autodétermination et par l'allocation potentielle de ressources pour assurer que la nation minoritaire ait les moyens réels de sa non- domination20. Mais le droit fondamental des membres du peuple québécois peut aussi commander, si le genre d'autodétermination que cet agent collectif recherche ne peut être satisfait par l'octroi d'un droit à l'autodétermination interne, la reconnaissance d'un droit de faire sécession et de constituer ainsi un État séparé et souverain.

Ce qui est particulièrement intéressant avec le cas du Québec et du Canada est que sur le territoire québécois cohabitent également, avec le peuple québécois, différentes minorités nationales. On peut dire, comme Seymour (2008), dont l'analyse descriptive est très bien étoffée, que le Québec forme une nation sociopolitique au sein de laquelle cohabitent une nation culturelle québécoise, une nation anglo-québécoise (diaspora contiguëe), différentes nations autochtones et un ensemble de fragments de nations issues de l'immigration (communautés juives, italienne, grecque, etc.). La nation québécoise doit donc, elle aussi, bien qu'elle soit elle-même une nation minoritaire à l'intérieur de l'État englobant qu'est le Canada, reconnaître les minorités nationales qui cohabitent sur son territoire et répondre aux exigences de la non-domination les concernant. Ainsi, les différentes communautés issues de l'immigration, en plus des droits individuels dont profitent leurs membres et qui leur assurent la possibilité d'exprimer publiquement leurs différences, doivent se voir reconnaître un droit minimal à l'autodétermination qui correspond à leurs attentes et intérêts. Les communautés juives montréalaises, par exemple, devraient pouvoir jouir d'un ensemble de biens

20 L'absence de soutien matériel pourrait avoir pour effet de créer ou de maintenir, malgré la reconnaissance d'un droit à l'autodétermination, une situation de domination de la nation englobante, qui a les moyens, par exemple, de faire vivre sa culture, sur la nation englobée qui n'a pas les ressources nécessaires à la survie de nombre de ses institutions, culturelles, par exemple, et qui pourrait ainsi se voir assimiler par la nation englobante.

institutionnels qui leur permet de faire vivre leur culture, ce qui inclut certaines institutions d'éducation et certaines institutions religieuses. De façon similaire, le peuple anglo-québécois devrait pouvoir profiter de biens institutionnels qui correspondent à leurs attentes et intérêts : écoles et commissions scolaires, institutions culturelles, institutions de santé, etc. Dans ces deux cas, assurer la non-domination des membres de ces communautés signifie reconnaître un droit à l'autodétermination interne, mais à différents degrés. Le degré d'autodétermination qui devrait être accordé aux peuples autochtones est encore plus élevé et implique certaines formes d'autogouvernement, plus ou moins entières.

La reconnaissance, par cette nation minoritaire qu'est le peuple québécois à l'intérieur du Canada, de ses propres minorités nationales et de la nécessité, pour viser l'idéal de la non- domination, de leur accorder des droits à l'autodétermination, est, il faut le noter, une condition de la légitimité de la reconnaissance, par l'État englobant, des demandes d'autodétermination de la part du Québec. Octroyer un droit à l'autodétermination à une nation minoritaire qui, elle-même, ne respecte pas ce même genre d'engagement à l'égard de ses nations minoritaires ne représente pas un gain sur le plan de la non-domination. La perspective conséquentialiste que le républicanisme défend engage à chercher la maximisation de la non-domination. Le droit à l'autodétermination est un moyen particulier pour assurer la non-domination des membres individuels d'une nation qui pourrait résulter de leur appartenance à cette nation. Mais si la reconnaissance d'un tel droit à l'autodétermination pour une nation minoritaire A a pour effet, par ailleurs, d'encourager ou de favoriser la domination de A sur l'une de ses propres minorités nationales B, le droit à l'autodétermination de A reconnu par l'État englobant rate sa cible et est, ainsi, stérile. Il serait même illégitime de reconnaître un tel droit à A, puisque la conséquence serait la facilitation pour A de sa domination sur B. L'adoption d'une attitude favorisant la non-domination de ses propres minorités nationales est donc une condition de la reconnaissance, pour une nation (comme le peuple québécois), d'un droit à l'autodétermination.

Avant de voir ce que peut signifier une approche républicaine des droits collectifs sur le plan international, il me semble falloir brièvement traiter un dernier point quant à l'application de cette perspective à l'échelle domestique. Ce point concerne le rapport entre les droits collectifs des minorités nationales et certains droits individuels. J'aimerais noter, à l'instar de Seymour (2008), que la reconnaissance de droits collectifs, de droits à

l'autodétermination, peut ainsi entraîner la mise en place de droits individuels pour les membres des collectivités qui se voient attribuer un droit à l'autodétermination. Ainsi, certains droits peuvent sembler être des droits strictement individuels, mais sont en fait des droits qui n'ont aucun sens sans la référence aux droits collectifs dont ils découlent. C'est le cas, par exemple, des droits de chasse spéciaux21 accordés aux membres de certaines nations autochtones. Évidemment, le fait de chasser profite aux membres individuels de ces communautés qui se voient octroyer des quotas de chasse individuels. Seulement, ces droits de chasse, dont des individus profitent, ne peut se comprendre indépendamment des droits (ancestraux) reconnus à certaines communautés autochtones sur des territoires particuliers. Autrement dit, les droits de chasse dont jouissent certains individus découlent des droits au contrôle de territoires ancestraux qui sont l'apanage de certaines communautés. La jouissance d'un bien individuel, la chasse, dépend donc de la jouissance d'un bien collectif, à savoir le contrôle sur un territoire (et ses ressources). Le droit, pour un individu d'une minorité nationale, d'aller à l'école dans sa langue maternelle se comprend de la même manière. Bien sûr, l'éducation dans sa langue maternelle est un bien dont peut jouir un individu. Mais le droit qui lui garantit la jouissance de ce bien ne peut se comprendre indépendamment du droit collectif accordé à la minorité nationale dont cet individu fait partie, un droit à l'autodétermination interne qui implique l'usage de biens institutionnels qui comprennent, entre autres, l'éducation. C'est d'ailleurs ce qui explique que tous les individus n'ont pas un droit à l'éducation dans leur langue maternelle : tous les individus n'appartiennent pas à une minorité nationale qui s'est vue reconnaître un droit collectif à l'autodétermination.