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Les avantages du républicanisme et l'idéal de la liberté comme non-domination

Les droits collectifs républicains

4.2 Les avantages du républicanisme et l'idéal de la liberté comme non-domination

Je crois donc que le républicanisme et son idéal de la liberté comme non-domination permet d'appréhender de manière beaucoup plus consistante que les approches libérales le rapport qui devrait être promu entre les droits individuels et les droits collectifs. Comme le lecteur attentif a pu le remarquer, c'est l'objet du chapitre 2. Cependant, une telle approche n'est pas non plus exempte de difficultés. D'ailleurs, le premier obstacle à surmonter pour élaborer un argument républicain en faveur de droits collectifs qui seraient conciliables aux droits individuels est similaire à celui dont doit se défaire le libéralisme. Seulement, il apparaît pour la raison exactement inverse : le républicanisme est généralement considéré comme une philosophie collectiviste (§ 2.1). La version que je défends, celle défendue principalement par Pettit (1997), Skinner (1998) et Viroli (2011), ne propose pas, toutefois, une philosophie collectiviste et s'oppose en cela, il faut le dire, à une version peut-être plus populaire du républicanisme qu'on pourrait appeler le néo-athénisme. Le républicanisme néo-romain, au contraire de sa contrepartie néo-athénienne, met de l'avant la liberté individuelle et s'engage au respect du pluralisme par la promotion d'une autorité publique neutre quant aux conceptions particulières du bien. Ce qui est recherché ne sont pas les moyens du bien commun, mais les moyens de la liberté individuelle et si ce républicanisme pose aussi l'idée que le bien commun

est à rechercher, c'est parce qu'il s'agit d'un moyen d'assurer à tous la liberté individuelle. » Cet engagement envers l'individualisme normatif est abondamment étayé, me semble- t-il, par la présentation que je fais de l'idéal de la liberté comme non-domination, central pour le républicanisme, à la section 2.2. Cet idéal s'oppose, on peut le rappeler, à la conception de la liberté comme non-interférence qu'on peut associer, de façon générale, au libéralisme et qui a été le plus fameusement portée par Berlin (2002). Pour ce dernier, il existerait deux formes de liberté : l'une, qui peut elle-même être appréhendée suivant deux perspectives6, positive qui, comme le dit Skinner (1998, 114, n. 22), « connects liberty with the performance of actions of a determinate type »; l'autre, celle que Berlin favorise et qu'il identifie comme la seule véritable forme de liberté, négative qui stipule qu'un individu est libre si on n'interfère pas avec son mouvement ou sa volonté. L'adoption d'une vision positive de la liberté ouvre la porte à une conception collectiviste du politique parce qu'elle peut exiger, comme « performance d'actions d'un type déterminé », la soumission de l'individu au bien commun. C'est le cas du républicanisme néo-athénien, le plus illustrement représenté par Pocock (2003) e t Arendt (1958), dont la conception de la liberté exige l'expression d'une vertu civile qui passe par la participation politique7. Le républicanisme néo-romain, de son côté, ne partage pas cette approche de la liberté aux relents collectivistes. Pourtant, l'exposition dichotomique de Berlin exclut une troisième possibilité : une liberté négative, mais qui ne nécessiterait pas l'absence d'interférence, mais l'absence de domination. Cette liberté, comme elle est négative, à l'instar de la liberté libérale, pour reprendre la citation de Skinner (1998, 114, n. 22), « [connects] liberty with opportunities for action » et, en ce sens, met l'accent sur les possibilités ouvertes à l'individu. La justification normative ne se trouve pas, comme pour les philosophies politiques collectivistes, dans le bien de la communauté, mais dans celui de l'individu. Comme la liberté négative libérale, l'idéal de la liberté comme non-domination appelle ainsi au « respect » de l'individu et de sa liberté fondamentale.

Les différences et les implications entre les deux types de liberté négative sont

6 Berlin (2002) rassemble ainsi la liberté de type kantien, liberté intérieure qui exige la conformité de la volonté à une loi morale, à une liberté du type promu par Rousseau, liberté plutôt extérieure qui exige la conformité de la volonté avec les lois de la cité.

7 Évidemment, je ne veux pas dire ici que Pocock et Arendt partage u n e conception de la liberté. Les conditions de la vertu pocockienne et celles de la vertu arendtienne sont très différentes. Les deux, pourtant, adhèrent à l'idéal de la vita activa du républicanisme « athénien » et, en ce sens, proposent des conceptions de la liberté similaires.

importantes; pour plus de détails, entre autres sur la définition de la domination, je renvoie donc le lecteur à la section 2.2. J'aimerais seulement rappeler que la liberté comme non- domination fournit différents avantages par rapport à la liberté comme non-interférence. Le plus évident de ces avantages est qu'appréhender la liberté comme l'absence de domination fait ressortir un ensemble de situations où la liberté d'un agent est contrainte qui, si on considère que la liberté signifie l'absence d'interférence, n'apparaissent pas. C'est le cas, comme je le soutiens plus loin dans le chapitre 2 (§ 2.4), des situations où un peuple ne se voit pas reconnaître le droit collectif à l'autodétermination et qu'il est ainsi, tout comme les membres qui le composent, au dominium d'un autre agent.

Le second avantage que j'aimerais rappeler, et qui me semble également central pour l'argument que j'ai développé à la section 2.4, est que l'idéal de la liberté comme non- domination permet de penser des situations où il y a interférence effective de la part d'un agent sur un autre agent, mais où il n'est pas possible de dire que l'agent avec qui on interfère n'est pas libre parce qu'il n'est pas dominé. Dans la perspective républicaine, l'interférence est donc légitime tant et aussi longtemps qu'elle n'est pas arbitraire, c'est-à-dire tant et aussi longtemps qu'elle suit (track) les intérêts de l'agent avec lequel on interfère et ses opinions concernant ses intérêts. L'idéal de la liberté comme non-domination permet donc de penser de façon cohérente la liberté individuelle et l'action de l'autorité publique ou du groupe sur l'individu. Si cette action n'est pas dominante, si elle vise à maximiser la non-domination par des moyens non-dominants, elle est légitime. Cela ne signifie toutefois pas que le républicanisme que je défends est collectiviste, puisque ce qui est à maximiser est un attribut individuel et non un attribut du groupe ou de l'agent collectif.

C'est à la section 2.4 que j'ai exposé mon argument principal pour soutenir que le républicanisme est, du moins bien plus que le libéralisme, la perspective théorique qui permet de penser la réconciliation des droits individuels et des droits collectifs de la manière la plus cohérente. En somme, l'argument que j'ai développé peut se résumer, schématiquement, de la façon suivante :

(1) la domination d'un individu implique que cet individu appartient à un groupe vulnérable, à ce que Pettit nomme une classe de vulnérabilité;

(2) les peuples ou les nations forment des classes de vulnérabilité et, en ce sens, soumettent potentiellement leurs membres à la domination d'un agent extérieur qui, en

dominant le groupe domine tout à la fois chacun des membres individuels du groupe; (3) les peuples ou les nations ne sont pas, cependant, des classes de vulnérabilité comme

les autres, puisque ce sont des agents collectifs qui possèdent des intérêts8, des volontés et une rationalité qui ne se réduisent pas à l'agrégation des intérêts et des volontés des membres qui les composent9;

(4) pour cette raison, c'est-à-dire pour protéger les intérêts véritablement collectifs des peuples et nations, il est nécessaire de leur reconnaître des droits collectifs;

(5) ces droits collectifs sont en entier accord avec les droits individuels parce que :

(a) les deux régimes de droits découlent de la même justification normative, à savoir l'idéal de la liberté comme non-domination;

(b) et, mais cette seconde raison est intimement liée à (a), parce que, d'une certaine manière, les droits collectifs sont un moyen de protéger effectivement le droit individuel à la liberté comme non-domination.

Autrement dit, l'idéal de la liberté comme non-domination implique que la domination dont est l'objet l'agent collectif qu'est le peuple n'est pas tolérable en ce qu'elle implique, pour les individus qui composent l'agent collectif, une situation de domination. Cette dernière, pourtant, ne peut être réglée par le moyen plus largement reconnus que sont les droits individuels, parce que la domination dont il est question affecte le peuple dans sa jouissance de biens collectifs, contraint sa volonté collective et bafoue des intérêts qui ne peuvent être réduits aux intérêts individuels de ses membres. Ainsi, pour protéger ces intérêts, il est nécessaire de reconnaître et d'accorder aux peuples des droits collectifs. Autrement, le droit individuel à la non-domination peut se voir bafouer.

L'avantage central de développer une théorie républicaine des droits collectifs réside donc, et c'est ce que j'espère avoir adéquatement défendu au chapitre 2, dans le fait que ces droits collectifs sont compris comme étant l'expression du même idéal, celui de la liberté

8 Les intérêts de ce type de collectivités se résument, en somme, à la jouissance d'un ensemble de biens collectifs (et institutionnels). Au contraire, l'intérêt qui unit les autres types de classes de vulnérabilité n'est pas collectif puisqu'il n'est que l'agrégation d'intérêts individuels. Ce qui unit, par exemple, la classe de vulnérabilité que forment les femmes, c'est un intérêt partagé par toutes de mettre fin à la domination qu'elles subissent en tant que classe de vulnérabilité. Un intérêt partagé n'est pourtant pas un intérêt collectif et les membres de telles classes de vulnérabilité, pour voir leur intérêt comme membre de cette classe satisfait, n'ont pas besoin de se voir reconnaître des droits collectifs. Les droits individuels découlant du droit fondamental à la non-domination sont suffisants.

comme non-domination, que celui dont découle les droits individuels républicains. En somme, les deux régimes de droits sont le produit d'une seule et même motivation normative et peuvent être considérés comme deux points sur le même continuum de la liberté comme non- domination. Les droits collectifs républicains peuvent en ce sens se comprendre comme l'extension, dans un ordre de réalités politiques différent, des droits individuels. Ces deux régimes de droits ont le même but – défendre la liberté comme non-domination pour tous –, mais s'adressent à des phénomènes de domination de catégories distinctes.

Cet avantage de la perspective républicaine permet ainsi de répondre aux insuffisances, dénotées au chapitre 1, des stratégies libérales. En un mot, le républicanisme permet de penser une véritable réconciliation des droits collectifs et des droits individuels. Plus précisément, contrairement à l'approche de Kymlicka, le républicanisme a les ressources théoriques nécessaires à la justification des protections externes pour les peuples ou les nations tout comme il peut adéquatement, c'est-à-dire dans le respect des droits individuels, justifier les restrictions internes. C'est que l'interférence des restrictions internes qui peuvent être imposées par la communauté à ses membres peuvent se justifier dans la mesure où elles suivent l'intérêt des membres de la communauté en éliminant la domination du groupe et dans la mesure où ces mesures ne sont pas, elles-mêmes, dominantes. Évidemment, toutes les restrictions internes ne répondent pas à ce critère de l'interférence non-arbitraire. Malheureusement, je n'ai pu m'attarder plus avant sur le type de restrictions qui ne passerait pas ce « test »; c'est pourtant une question qui serait essentielle à l'élaboration d'une véritable théorie des droits collectifs républicains.

Cependant, c'est une perspective qui, contrairement à la perspective libérale de Seymour, offre un critère pour arbitrer les conflits potentiels entre des droits individuels et des droits collectifs. Il s'agit, encore ici, évidemment, de l'idéal de la liberté comme non- domination. Cet idéal commande la maximisation de la non-domination des individus et les droits collectifs républicains, tout comme leurs contreparties individuelles, y trouvent leur justification. Aussi, le critère pour départager, dans une situation conflictuelle, les droits qui devraient être promus de ceux qui ne le devraient pas m'apparaît clair : c'est le droit qui permet le mieux de maximiser la non-domination (des individus) qui devrait « l'emporter ». Évidemment, c'est, comme le veut l'expression, plus facile à dire qu'à faire. J'en conviens volontiers et il est certain que, dans la réalité de l'arène politique, même avec les analyses les

plus poussées de la situation exacte de chacun des acteurs en scène, il y a fort à parier que des réponses claires puissent n'être que rarement dégagées. Il n'empêche que le républicanisme offre un avantage théorique certain, à cet égard, sur la stratégie déployée par Seymour et que cet avantage théorique ne peut que se traduire que comme un atout dans le monde politique concret. Cela étant dit, voilà encore une question qu'une théorie des droits collectifs républicains à part entière devrait prendre à bras-le-corps.