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Républicanisme et droits collectifs

2.1 Le républicanisme, une philosophie collectiviste?

En raison de l'effort de différents auteurs et acteurs politiques à cet égard1, le républicanisme est souvent appréhendé comme une philosophie politique qui entre en conflit avec les valeurs centrales du libéralisme que seraient la liberté individuelle, mais aussi, peut- être la tolérance. Il s'agirait d'une doctrine politique qui rejette la primauté de l'individu et qui, plutôt, affirme l'importance de la collectivité et des devoirs que les individus ont à son égard. Pourtant, à l'instar du libéralisme, les auteurs et pensées qui peuvent être associés à la catégorie du républicanisme sont multiples et diversifiés. Il est peut-être même plus compliqué de tenter de définir une tradition républicaine qu'une tradition libérale dans la mesure où le républicanisme semble avoir une « généalogie » bien plus ancienne. Ainsi, il semble possible de classer sous ce titre Platon et Aristote, Cicéron et les auteurs romains qui s'en sont inspirés2, tout comme les humanistes civiques et leurs successeurs de la renaissance italienne – je pense ici à Machiavel et Guichardin –3, les révolutionnaires néerlandais du 16e siècle4, les

1 On peut penser au projet d'éducation républicaine d'un Vincent Peillon en France, à la parution d'ouvrages sur le républicanisme tels que ceux de Marc Chevrier (2012) et Danic Parenteau (2014) au Québec ou, dans la littérature en théorie et philosophie politique, aux œuvres de Hannah Arendt (1958), J. G. A. Pocock (2003) ou Paul Rahe (2008).

2 Cf., entre autres, Platon (2004), Aristote (1993 et 2004) et Cicéron (1994). De façon générale, les sources grecques du républicanisme moderne et pré-moderne sont certainement à trouver davantage chez Aristote, qui influence nettement la pensée cicéronienne, et chez Polybe – cf. Polybe (2003) – que chez Platon. Cependant, on ne peut négliger l'influence de Platon dans la pensée républicaine postérieure. Sur cette influence, cf., entre autres, Pocock (2003 et 1992).

3 Cf., entre autres, Machiavel (2004) et Guicciardini (1997). Sur la renaissance italienne, plus généralement, cf. Baron (1966), Pocock (2003) et Skinner (1978, vol. 1).

républicains anglais du 17e siècle5 et les acteurs de la tradition républicaine « atlantique » du 18e siècle6. De très nombreux auteurs contemporains sont associés ou se réclament du républicanisme. On peut ici penser à Hannah Arendt (1958), James Bohman (2001, 2004 et 2007), Richard Dagger (1997), Stephen Elkin (2006), Cécile Laborde (2008), John Maynor (2003), David Miller (2000), Chantal Mouffe (1993), Karma Nabulsi (1999), Christian Nadeau (2013), Philip Pettit (1997 et 2012), J. G. A. Pocock (2003), Michael Sandel (1996), Quentin Skinner (1998), Jean-Fabien Spitz (1995 et 2005),Gareth Stedman Jones (2004), Cass Sunstein (1988) ou Maurizio Viroli (2011).

Ces auteurs et ces courants de pensée, bien qu'il soit possible, certainement à bon droit, de leur accoler l'étiquette du républicanisme, ne forment assurément pas u n e tradition philosophique. Au contraire, ils composent un paysage intellectuel plutôt hétéroclite et leurs conclusions et prescriptions normatives entrent souvent en opposition. Des travaux récents, autant sur l'historiographie républicaine qu'en théorie politique normative, nous donnent cependant les moyens d'établir certaines distinctions théoriques qui permettent de discerner deux principaux courants républicains, du moins en ce qui concerne le républicanisme contemporain7. À la suite de Skinner (1998) et Pettit (1997), on peut ainsi différencier un courant de pensée républicain qui serait d'inspiration romaine (néo-romain) d'un courant républicain qui serait plutôt d'inspiration athénienne (néo-athénien). Il n'est pas surprenant que le républicanisme puisse apparaître comme une philosophie collectiviste puisque plusieurs penseurs qui s'identifient eux-mêmes comme républicains ne font pas de la liberté individuelle la valeur centrale de leur philosophie et proposent, plutôt, de penser la société en des termes communautaristes. C'est le cas, entre autres, de Arendt (1958) et de Pocock (2003), mais aussi de Sandel (1996) et de Miller (2000). Ces auteurs proposent une philosophie néo-athénienne

5 On peut penser à John Milton (1953), Algernon Sidney (1996) ou James Harrington (1992). Cf. aussi Skinner (1998).

6 Il faut ici penser, évidemment, aux Federalist Papers (Hamilton, Madison, and Jay 2003), mais aussi à des auteurs britanniques comme Richard Price (1991). L'expression « tradition républicaine atlantique » est celle d e Pocock (2003). Cf. aussi Pettit (1997, ch. 1-2) et Skinner (1998). Le 18e siècle a également donné de

nombreux auteurs « continentaux » de filiation républicaine : Montesquieu (1979), Rousseau (2012) et Kant (1994, entre autres). On peut aussi noter que dans cette histoire du républicanisme, surtout anglo-saxonne, la France est souvent largement oubliée. Pourtant, comme le soutient de façon assez convaincante Jean-Fabien Spitz (2005), la France, entre les 19e et 20e siècles, a connu son moment républicain. Il va sans dire,

également, que les idéaux de la Révolution française sont résolument républicains. J'y reviendrai à la § 2.4. 7 On peut aussi noter que la distinction dont je parle ici peut aussi être appliquée à la pensée moderne et pré-

moderne (pour, par exemple, établir les points de convergence et de divergence entre les humanistes civiques et leurs successeurs).

en ce sens où ils proposent de faire du concept de vertu civique la valeur par excellence, la finalité humaine ultime, la liberté de l'individu n'étant fonction que de sa participation active à la polis, que de l'expression de sa vertu politique. L'accent mis sur la vertu et la participation politique dans « le républicanisme néo-athénien [que Pocock] appelle de ses vœux est […], à l'instar de certaines formes de théories communautariennes, une mise en cause des intuitions pluralistes et individualistes » qu'on peut « [associer] à la modernité libérale » (Hamel 2013, 134). L'association entre républicanisme et collectivisme s'explique aussi peut-être par le fait que les auteurs modernes républicains les plus connus, Kant et Rousseau, du moins c'est la reconstruction de leur philosophie fameusement proposée par Berlin (2002), se sont attachés à développer une conception de la liberté qui ne correspond à ses « intuitions pluralistes et individualistes » qui accompagnent la modernité libérale. Mais je reviendrai sur cette question à la § 2.3.

Skinner et Pettit, eux, se rangent avec les défenseurs d'un républicanisme néo-romain, un républicanisme qui s'intéresse très certainement à la liberté de la collectivité – comme je le soutiens plus loin –, mais qui fait de la liberté individuelle son idéal normatif8. C'est, donc, un républicanisme qui prend au sérieux le fait du pluralisme – c'est-à-dire qu'il considère qu'il faut respecter les conceptions particulières de la vie bonne ou, pour reprendre l'expression rawlsienne, les doctrines compréhensives que les individus peuvent entretenir – et qui veut satisfaire l'intuition, largement partagée, de l'individualisme normatif. La version du républicanisme ici mobilisée, celle principalement de Pettit, a donc (au moins un) un objectif commun avec le libéralisme : combattre le communautarisme ou ce que Pettit nomme le « populisme » (Pettit 1997, 7–8). « [W]hen indeed I describe myself [as a republican] », avance Pettit,

I should mention that the tradition with which [I] identify is not the sort of tradition – ultimately, the populist tradition – that hails the democratic participation of the people

8 Parmi ceux qui défendent un républicanisme néo-romain, on peut certainement compter Viroli (2011) et Nadeau (2013). Il faut toutefois noter que la position de plusieurs auteurs le long de cette ligne de démarcation peut être assez ambiguë. Aussi, bien que je crois qu'on puisse généralement associer Viroli et Skinner, certains indices laissent croire qu'ils flirtent à l'occasion avec une vision néo-athénienne du républicanisme. Sur Skinner et Viroli, cf. Hamel (2007 et 2013). L'ambiguïté est également présente chez Laborde (2008), qui se réclame pourtant d'une perspective similaire à celle de Pettit, et chez Maynor (2003). Je veux aussi noter que Pettit semble être l'auteur républicain néo-romain le plus systématique. Aussi, dans la suite, je m'appuie principalement sur ses travaux, bien que, comme je viens de le mentionner, plusieurs auteurs défendent une vision du politique très proche de la sienne.

as one of the highest forms of good and that often waxes lyrical, in communitarian vein, about the desirability of the close, homogeneous society that popular participation is often taken to presuppose.

De façon similaire, Laborde et Maynor (2008, 16) affirment :

It is true that some republicans have joined in with communitarian critiques of liberalism to denounce the social disintegration and moral anomie to which the right- based liberal society is prone, and have expressed nostalgia for a more morally and socially homogeneous society organized around a unitary common good. However, the dominant interpretation of republicanism – the one which is broadly reflected in this volume – fully endorses the moral individualism and ethical pluralism of modern society [...].

La participation politique, pour la tradition néo-athénienne, est un bien dont la valeur est inhérente. L'expression de la vertu politique, par la participation et l'exercice de nos capacités de délibération, est considérée être, je l'ai mentionné plus haut, la finalité humaine ultime. Les théoriciens néo-romains considèrent également que la participation politique est un bien, mais un bien dont la valeur est fonction de sa participation au maintien des institutions libres de la république. Autrement dit, il s'agit d'un moyen, d'un instrument, et non pas d'une fin.

S'il en est ainsi, c'est que, contrairement aux penseurs néo-athéniens, les auteurs néo- romains ont pour principale préoccupation l’individu et non la communauté. Le bon ou le juste fonctionnement des institutions de la communauté n’est pas désirable en soi, mais il est désirable parce que c’est le seul moyen d’assurer la liberté de l’individu, de s’assurer que l’individu n’est pas sujet à des formes non désirées de domination. Aussi, il m'apparaît impossible de concevoir le républicanisme, du moins dans la version défendue par Pettit et que je reprends ici, comme une philosophie collectiviste.

Il ne s'agissait toutefois dans cette section que de dissiper une ambiguïté et d'affirmer que le projet d'une théorie républicaine réconciliant les droits collectifs et les droits individuels n'a rien d'antithétique. Si cette section ne règle pas la question, j'espère qu'il apparaîtra plus clairement dans la suite, dans la section suivante où est explicité l'idéal de la liberté comme non-domination, mais aussi dans la § 2.3, en quoi – et comment – le républicanisme est une philosophie qui s'attache à protéger, d'abord et avant tout, l'individu.