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Les droits collectifs républicains

4.1 Échec des droits collectifs libéraux?

Les dernières décennies ont vu l'apparition, comme je l'ai expliqué au chapitre 1, d'un ensemble de tentatives libérales pour répondre aux demandes et revendications de plus en plus pressantes des communautés issues de l'immigration et des groupes nationaux divers (nations autochtones1 ou groupes nationaux présents avant les conquêtes, colonisations ou annexions territoriales2). Ces tentatives ont, du moins à première vue, quelque chose d'étrange : elles veulent montrer que les droits collectifs peuvent être pensés en accord avec une théorie des droits individuels qui se fonde sur un individualisme normatif qui semble indéniable. Comme j'ai tenté de le montrer, les valeurs fondamentales du libéralisme, qu'on favorise la liberté individuelle ou la tolérance, sont intimement liées à une certaine forme d'individualisme (§ 1.1). Le libéralisme s'est en effet développé dans le contexte moderne3 de l'individualisation des consciences, mouvement initié par la réforme luthérienne et qui, bien malgré Luther

1 On peut penser, parmi tant d'autres, aux Premières Nations canadiennes, aux Navajos américains ou aux différentes nations aborigènes australiennes.

2 Par exemple, on peut penser à la nation québécoise au Canada, au peuple mexicain du sud des États-Unis ou à la nation écossaise.

3 Tocqueville (1961) affirme d'ailleurs qu'on pourrait considérer le mouvement de l'individualisme comme celui caractérisant la modernité.

d'ailleurs, s'est concrétisé sur le plan politique au 17e siècle avec l'apparition d'un discours « libéral » sur la tolérance, les libertés individuelles et le rapport de celles-ci à la forme que devrait revêtir l'autorité publique.

Bien plus, au-delà de l'argument « historique », qui nous permet pourtant de réévaluer consciencieusement des concepts ou des catégories que nous pourrions avoir tendance à utiliser négligemment, on peut avancer que le libéralisme est étroitement uni à (au moins) une forme d'individualisme parce qu'il mobilise, pour soutenir un ensemble de thèses politiques, une « thèse justificative4 » qui appelle au respect de l'individu ou encore au respect de la dignité humaine. L'autonomie individuelle, la liberté individuelle, la tolérance ou la neutralité de l'État sont des valeurs qui se justifient, dans le cadre libéral, par la reconnaissance, donc, d'une forme d'individualisme normatif. Cela ne signifie toutefois pas que le libéralisme soit irrémédiablement lié à l'individualisme « possessif » ou à l'individualisme atomiste. Il n'en demeure pas moins que l'attachement du libéralisme à une justification normative d'ordre individualiste semble poser problème si l'objectif est de développer une théorie des droits collectifs : il apparaît exister une tension entre cet attachement et les exigences liées à la reconnaissance de droits à une collectivité qui pourrait user de ses droits pour restreindre la liberté de ses membres individuels.

J'ai affirmé qu'il est possible de dénoter trois stratégies libérales différentes pour tenter de surmonter cette apparente tension entre l'individualisme normatif du libéralisme et la nécessité, que de très nombreux auteurs libéraux reconnaissent, de satisfaire les besoins et demandes des peuples et nations minoritaires (§ 1.3). La première (§ 1.3.1), celle qui me semble principalement représentée par Tamir (1993), est de nier la nécessité de la reconnaissance, pour satisfaire les demandes et besoins culturels des peuples ou nations minoritaires, de droits collectifs. Plus convaincante me semble être la stratégie élaborée par Kymlicka (1995) et que j'ai exposée à la section 1.3.2. Ce dernier partage avec Tamir, il faut le noter, un aspect théorique important : tous deux font de l'autonomie individuelle, la liberté de choix, la valeur libérale par excellence. Par contre, Kymlicka affirme que certains types de

4 Cf. McDonald (1991). J'utilise ici le singulier, mais McDonald montre qu'on peut recenser deux thèses justificatives individualistes : l'une fondée sur l'utilité, l'autre sur le respect. Évidemment, la première témoigne d'une position utilitariste et la seconde d'une position plus proche du déontologisme. Cela étant dit, je ne crois pas vraiment qu'il y ait de distinction fondamentale entre les deux justifications, puisque la position fondée sur l'utilité dénote aussi un engagement au « respect » de l'individu. La méthode diffère cependant et les conséquences de cette différence sont, il faut le reconnaître, importantes.

droits collectifs, sous la forme de droits différenciés par le groupe, doivent être reconnus pour permettre aux peuples et nations minoritaires de se protéger contre l'ingérence, dans leurs affaires, d'un agent extérieur et les aider ainsi à conserver leur culture. Il soutient cependant que le libéralisme ne peut en aucun cas justifier l'imposition, par le groupe, de restrictions internes pour les membres du groupes et, conséquemment, de droits collectifs à ce type de mesures. Cela irait en effet à l'encontre du principe central du libéralisme, à savoir l'autonomie individuelle.

La stratégie libérale la plus prometteuse en ce sens m'apparaît cependant être celle de Seymour (2008) qui propose d'abandonner la thèse forte de l'individualisme au centre des stratégies précédemment exposées et de considérer, à la suite de Rawls, que la tolérance, et non pas l'autonomie, est la valeur cardinale du libéralisme. Pour résumer à outrance un argument que j'ai déjà bien trop résumé au premier chapitre (§ 1.3.3), on peut dire que Seymour tente de fonder la valeur des peuples et des nations indépendamment de la valeur des individus qui les composent en s'appuyant sur un principe de la valeur de la diversité culturelle dont les peuples et les nations sont un moyen. Les peuples et nations sont ainsi dignes de respect, dans le sens de la tolérance, au même titre que les individus sont dignes de cette tolérance-respect. Seulement, affirme Seymour, comme il existe des rapports de forces inégaux, des rapports de domination tant culturels que socioéconomiques entre les groupes, la tolérance doit se traduire par un effort effectif et actif pour promouvoir la diversité culturelle qui, dans la passivité, finirait par être réduite (par les rapports de domination). Seymour (2008, 362) établit donc ainsi l'importance de la reconnaissance aux peuples, comme aux individus, de droits respectant leur valeur : « Les personnes et les peuples doivent être valorisés parce qu'ils sont respectivement des sources importantes de diversité de talents et d'expressions culturelles et d'une diversité de cultures sociétales et de ressources naturelles. » Comme les individus, donc, les peuples ont une valeur qu'il faut protéger par l'octroi de droits collectifs.

Au chapitre 1, j'ai, pour chacune de ces trois stratégies, esquissé des critiques particulières qui m'ont permis de montrer que toutes sont instables ou lacunaires5. Cela signifie-t-il pour autant, au regard des critiques que j'ai développées au premier chapitre et que je rappelle ici dans ces notes conclusives, que les tentatives libérales pour réconcilier les droits individuels et les droits collectifs sont un échec? Pour répondre platement, oui et non. Ce tour

d'horizon des stratégies libérales pour accommoder les droits collectifs indique certainement une forme d'échec de la part de la théorie libérale à montrer que les droits collectifs et les droits individuels ne sont pas incompatibles, qu'ils ne sont pas nécessairement la source de tensions insurmontables. Kymlicka et Seymour fournissent certainement les tentatives les plus incisives et les plus prometteuses à cet égard, mais elles s'appuient toutes deux sur une conception des droits et de la liberté qui les sous-tend qui ne permet pas de comprendre comment deux régimes de droits dont les objectifs sont divergents – l'un visant à protéger les individus, l'autre ayant pour but d'armer les collectivités – peuvent, de façon harmonieuse, cohabiter et peuvent, de façon cohérente, être justifiés. En somme, les tentatives libérales sont, effectivement, un échec. Cela étant dit, elles ne le sont pas sur toute la ligne : elles offrent un ensemble d'outils considérable pour penser les problèmes affectant les peuples et les nations minoritaires. Malgré tout, la démonstration de la compatibilité véritable entre les droits individuels et les droits collectifs reste à faire.