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Les divergences historiques entre Fiqh et soufisme

Nous signalons tout d’abord que l’opposition au soufisme n’est pas toujours le fait de juristes et qu’il est difficile d’affirmer une opposition frontale entre fiqh et soufisme.

Néanmoins, cette opposition a bien existé et existe encore face à certaines formes de soufisme et entre certains juristes101 et des soufis. Nous nous limiterons dans cette partie à exposer l’historique de ces divergences sans les analyser, fait qui sera abordé plus tard. Sur ce point, nous dirons qu’historiquement nous pouvons diviser ces divergences en deux grandes périodes scindées par une période médiane.

Ainsi, la première période englobant le IX et le Xème siècle, débute avec l’apparition du soufisme puisque dès sa genèse il a été critiqué par certains juristes102 qui voyaient en lui une atteinte à la tradition scripturaire, une hérésie, une sorte de perversion et une menace à leur propre notoriété et influence. Leurs points d’achoppement103dans un premier temps fut qu’ils furent soumis à l’épreuve d’expliquer leur doctrine notamment concernant l’Amour Divin ; ainsi Abû Saïd al-Kharrâz (m.286/899), qui défend les mêmes idées de Junayd, fut contraint de fuir vers Kairouan104 à la suite d’un procès assigné contre les soufis accusés de libertinage par le hanbalite Ghulâm Khalîl (m.275/888)105. Abû al-Husayn al-Nûrî (m.295/907) au contraire résiste et défend le bien-fondé « religieux » de l’Amour de Dieu106. En effet, en 264/877, al-Nûrî et ses compagnons furent accusés d’hérésie et de libertinage par leurs ennemis et le Calife ‘Abbaside de l’époque al-Mu‘tamid (m. 284/892) les convoqua et ordonna de leur couper la tête. Al-Nûrî s’adressa au bourreau et lui demanda de commencer par lui et d’épargner ses compagnons. Le Calife surpris demande au juge suprême Ismaïl Ibn

100 Nous développerons plus loin ces divergences en rapport avec notre sujet et l’époque de la présente étude.

101 Tels Ibn Taymiyya ou Ibn al-Jawzî comme nous allons le détailler dans le présent chapitre ou encore les Fuqahas contemporains d’al-Harrâq comme nous allons le voir dans les chapitres suivants.

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A ce propos, plusieurs grandes figures juridiques de l’islam étaient eux même des soufis. Citons à titre d’exemples al-Ghazâlî (m. 505 A.H -1111 A.J), al-Qâdî ‘Iyâd de Ceuta (m. 544 A.H -1149 A.J), al-Jilânî (m.561 1166 A.J), al-‘Izz Ibn ‘Abd al-Salâm d’origine marocaine bien que plus connu en Egypte (m. 660 A.H-1232 A.J), al-Nawawî (m. 676 A.H-1277 A.J) , al-Suyûtî (m.911 A.H -1505 A.J) ou Ahmad Zarrûq (m.899/1494), et pour l’époque de la présente étude Ibn ‘Ajîba et al-Harrâq.

103 Nous signalons ici un certain nombre de divergences que nous développerons dans ce qui va suivre à savoir la notion de maître spirituel et du combat spirituel (ou grand jihâd), la vénération du Prophète et de sa famille et la définition de l’innovation (bid‘a) et ses implications dans la vie culturelle, sociale et politique.

104 Il voyagea beaucoup également vers d’autres cités et résida surtout à la Mecque.

105

DHAHABÎ, Shams al-Dîn, al-, Siyar a'lam al-nubalâ, tome13, p.285. BÖWERING, Gerhard dans «Early

Sufism between Persecution and Heresy», p. 54-56.

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Ishâq de les questionner et les juger. Le juge examina les connaissances religieuses d’al-Nurî en matière de culte et de Fiqh et fut satisfait de ses bonnes réponses ! Al-Nurî ajouta : « Dieu a des serviteurs qui parlent par Lui, écoutent par Lui, mangent par Lui… [l’Amour a envahi leur essence jusqu’à s’éteindre en Lui et être par Lui] » Le juge pleura et dit : « si ces gens sont des hérétiques alors il n’y a plus sur terre d’adorateur monothéiste ! »107. Ils furent ainsi libérés.

Hallâj (m. 309/922), victime de son ravissement/ivresse spirituelle (Jadhb), fut le premier grand martyr du « soufisme » avant même l’organisation du soufisme confrérique108. Annonçant ouvertement dans les rues de Baghdad sa célèbre parole : « je suis la Vérité

(Haqq)… », il encourut les foudres des légistes, fut condamné à mort et crucifié publiquement en 922. Les maîtres soufis lui reprochèrent notamment d’avoir rompu le silence sur les

doctrines ésotériques, dans le contexte politique trouble de l’époque il fut suspecté également de connivence avec les chiites ismaéliens, enfin il fut inculpé d’« hétéropraxie » car la fatwa qui impliqua sa mise à mort lui reprochait également d’avoir « placé le pèlerinage intérieur, celui du cœur, les prières et les aumônes avant le pèlerinage extérieur physique, à la

Mecque ».109

Dans la période que nous appellerons médiane, s’établit entre les deux parties, un apaisement ou une conciliation qui était marqué néanmoins par quelques critiques selon les contextes et les conjonctures. Nous en citons essentiellement celle d’Ibn al-Jawzî (1116-1201) juriste hanbalite qui s’opposa aux déviances de certains soufis dans son Talbîs Iblîs110, les

107DHAHABÎ, Shams al-Dîn, al-, Siyar a'lam al-nubalâ, tome 14, p.71.

108 MASSIGNON, Louis, La passion de Husayn ibn Mansûr al-Hallâj, volume 1, p.9 et 10 « bibliographie hallagienne ».

109 MASSIGNON, Louis, Essai sur les Origines du Lexique technique de la mystique musulmane, p.20. Al-Hallâj précise à ce sujet : « Il est des hommes qui processionnent mais non avec leur corps. Ils processionnent autour de Dieu, qui les a dispensés d’aller au sanctuaire ». En effet, il s’agit d’un dépassement du sens exotérique du Pèlerinage, non de sa négation.

110Traduit en français : Talbîs Iblîs, ruses de Satan, Paris, éditions Sabil, décembre 2010. Il y dénonça ce qu’il considérait comme contraire à la Sharî‘a chez les soufis. On cite : « Mon conseil pour mes frères, c'est de ne pas se faire influencer par les paroles des gens du Kalâm (i.e. la philosophie), et de ne pas prêter l'oreille aux simplicités des soufîs. Travailler pour gagner sa vie est meilleure que le chômage du soufîsme, et s'attacher aux vérités vaut mieux que d'approfondir des choses copiées à la manière des faux dévots. Cela étant, nous constatons que le but des gens du Kalâm, est de semer le doute dans les esprits, et celui des soufîs est de pervertir […] (p. 384-385) ». Néanmoins, Ibn Jawzî fut admiratif et en accord avec quelques pratiques et principes du soufisme : Bien qu’Ibn al-Jawzî diverge avec al-Ghazâlî sur certains propos et sur l’authentification des hadîths cités dans son Ihyâ (revivification des sciences religieuses), cela ne l’empêcha pas d’en faire le commentaire dans son Minhâj al

Qâsidîn. Il reconnaît globalement le mérite de cet ouvrage, ainsi il annonce en introduction de son commentaire :

« (…) ô aspirant sincère et novice, déterminé et résolu (…) tu as cherché quel livre bénéfique prendre avec toi durant tes moments de solitude (…) et voilà que tu as préféré le livre de al-ihyâ et tu as remarqué comme il est unique en son genre et précieux en lui-même. Je vais donc composer pour toi un livre qui reprend l’essentiel de l’ihyâ et dans lequel je m’appuierai sur les traditions les plus authentiques et les plus notoires… ». Ce commentaire a ensuite été repris et résumé par le savant hanbalite Ibn Qudâma al Maqdisî (1147-1223). Ce dernier traité a été traduit sous le titre « Revivification de la spiritualité musulmane », dans lequel la précédente citation est répétée.

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ruses de Satan. Cette phase que nous avons qualifié d’intermédiaire ou médiane va durer jusqu’au XIIIème siècle, époque où Ibn Taymiyya (1263-1328) s’attaque ouvertement et agressivement à certains mouvements et pratiques soufis, ce qui aura une grande influence sur tous les débats ultérieurs sur le soufisme.

Pendant cette période « médiane », les soufis s’employèrent à présenter leur doctrine et leur pratique de façon acceptable face aux juristes les plus consciencieux. Les premiers grands ouvrages de référence du soufisme sont écrits111, ils défendront l’orthodoxie du soufisme et sa légitimité au regard de la loi musulmane. Cette défense sera parachevée par l’œuvre majeur de Ghazâlî -surnommé la preuve de l’islam- (1058-1111)112 : Revivification des sciences

religieuses (Ihyâ ‘ulûm al-dîn) qui est une démonstration méticuleuse de l’orthodoxie du

soufisme. Cet œuvre traite du dogme et du droit musulman -sciences exotériques, et du soufisme avec ses modalités et règles. Le soufisme y est décrit comme la station de

l’Excellence relative au cœur de la Loi. Ghazâlî a été en même temps un grand juriste reconnu et un soufi de référence. Grâce à ses travaux et sa quête, plusieurs concepts clefs du soufisme étaient acquis et reconnus, ils ne seront plus remis en débat, même par des réfutations des plus sourcilleux tel Ibn Taymiyya ou plus tard par les wahhabites113. Il s’agit notamment des saints et leur existence : que la sainteté est un privilège et une grâce divine octroyés à des « élus ». Le kashf (ou dévoilement) est reconnu comme une perception illuminée intérieure et gustative des vérités (haqâiq), au-delà de la connaissance littéraliste. Enfin, à l’instar des miracles (mu‘jizât) qui accompagnent et font preuves pour les Prophètes et Messagers, les saints peuvent avoir des prodiges (karâmât)114.

L’œuvre de Ghazâli et ses idées se propagent au Maghreb et crée même des litiges. Ainsi, au cours de la dynastie des Murâbitûn115 (Almoravides) formée à Marrakech en 1062, certains chefs de Ribât116qui professent un malékisme rigoureux et littéraliste, entreront en opposition avec des princes almoravides dépravés (vers la fin de leur règne). La confrontation

111Nous pouvons rappeler à ce propos les écrits des soufis déjà cités, notamment le Kitâb al at-ta‘arruf de Kalabâdhî (m.994), connu en occident sous le nom de « doctrine des soufis », le Fiqh Akbar attribué au fondateur de la première école de droit sunnite (école hanafite), l’imam Abû Hanifa Ibn Thâbith an-Nu‘mân al-Kûfi (m.150H) - restent une défense explicite de la légitimité du soufisme.

112 Il vivait sous les sultans turcs Seldjoukides qui donnèrent au califat abbaside déclinant éclat de la défense de l’orthodoxie sunnite. Avant tout juriste, il fut aussi théologien, apologète et soufi.

113 Nous présentons plus loin leur doctrine.

114 Notons que le courant Mu‘tazilite nie et réfute cette possibilité.

115 Deuxième dynastie marocaine et première dynastie berbère fondée par le chef spirituel ‘Abd Allah Ibn Yâsîn (m.1059) mais formée réellement par la construction de sa capitale la ville de Marrakech en 1062. Elle régna de 434 à 541 /1053 à 1147.

116 Lieux fortifiés où s’isolaient les soldats avant de faire le Jihâd ou pour monter la garde. Ces lieux sont utilisés également pour les retraites spirituelles vu leur invulnérabilité et leur isolement.

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des deux camps s’établit essentiellement autour des doctrines de Ghazali dont se réclament les premiers. Les ouvrages de Ghazalî seront publiquement brûlés par les princes

almoravides117. C'est l'Emir ‘Ali Ibn Yûsuf (1083-1143) qui ordonna cela suite à la

décision des Fuqaha, motivés essentiellement par le fait qu’al-Ghazâlî (juriste shafi‘ite) argumentait contre certains avis de l'école malikite (sans être pour autant hostile à l’école

malikite) 118!

Les Almoravides devenus impopulaires, seront détrônés par une autre dynastie berbère, les Muwahhidûn119 (Almohades). Ces derniers furent appelés ainsi parce qu’ils faisaient la propagande de l’unicité divine (Tawhîd) base de leur militantisme guerrier contre les habitudes ou rites étrangers à l’islam sunnite au Maghreb. Ils professent également l’enseignement soufi de Ghazâlî à travers tout l’empire à partir de leur nouvelle capitale Rabat. Dans ces premiers moments de l’histoire du Maroc, Almoravides et Almohades ont œuvré malgré leurs altérités et leurs divergences pour une seule fin, celle de l’unité

musulmane du sud du Sahara (Mali actuelle) jusqu’en Espagne, ce qui fut appelé « le grand Maghreb ». Ils sont à l’origine de l’enracinement de l’islam sunnite de doctrine malékite, en parallèle du soufisme. Néanmoins, chaque fois que des maîtres de cette discipline menaceront leur autorité ou leurs intérêts politiques, ils n'hésiteront pas à les éliminer.120 Nous citons notamment les cas d’Ibn al-‘Arîf (m.536/1141) (l’école d’Almeria), ou encore Ibn Barrajân (m.536/1141), Ibn Qasî (m.546/1151) avec la révolte des Murîdîn121. Ces trois maîtres avaient brillé au point de déranger le pouvoir politique et l’ont payé de leur vie comme déjà cité.122

La deuxième période commence au XIIIème siècle et voit le déclenchement de la polémique contre le soufisme pilotée notamment par Ibn Taymiyya123 . Il convient de signaler que c’est une période où le soufisme est déjà bien installé et où de nouvelles polémiques sont dirigées contre lui, surtout après l’apparition de pratiques inhabituelles soutenues par les

117 Ibn al-'Arîf (déjà cité) (mort en 536 H/ 1141, empoisonné par les autorités almoravides) avait défendu la pensée de l’Imâm al-Ghazâlî contre les décisions des fuqahâ (juristes) de Marrakech et de Cordoue. Il avait initié des disciples qui allaient jouer un rôle important dans la transmission de la mystique de l’Imâm al-Ghazâlî.

118CONRAD, Philippe, L'Espagne sous la domination almoravide et almohade, dans la revue électronique CLIO : : http://www.clio.fr/bibliotheque/l_espagne_sous_la_domination_almoravide_et_almohade.asp , août 2002 .

119 Dynastie marocaine régnant de 524-668/1130-1269.

120 POPOVIC, Alexandre & VEINSTEIN, Gilles, Les Voies d’Allah, p.390.

121 Déjà cité.

122 POPOVIC, Alexandre & VEINSTEIN, Gilles, Les Voies d’Allah, p.51.

123 A propos de cette partie, voir : LAOUST, Henri, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taqî-d-Dîn

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confréries et généralisées telles : fêter « officiellement » la naissance du Prophète(Mawlid)124, le culte des saints, ou encore des pratiques spectaculaires plus ou moins authentiques par certains derviches errants comme les Qalandars ou les Rifâ‘îs suivi de manifestation extatiques extrêmes et inattendues voir choquantes, influences de rites locaux étrangers à l’islam tels « marcher sur des tisons, avaler des serpents ou se transpercer le corps par des couteaux»125.

Les « ultra-orthodoxes » i.e. radicaux ou extrémistes (shâdd) avec un chef de file, qui inspirera tous les mouvements ultérieurs des adversaires du soufisme, le théologien Ibn Taymiyya (1263-1328), lancèrent de nouvelles polémiques contre le soufisme (jusque-là considéré populaire, « orthodoxe » et admis par les autorités religieuses sunnites). Ibn Taymiyya a vécu à Damas et au Caire sous les Mamelouks. Il s’agissait d’une époque trouble, délicate et de doutes pour le monde musulman après la destruction, en 1258, du Califat abbaside et le pillage de Baghdâd par les Mongols qui évoluaient désormais vers la Syrie. Ibn Taymiyya126 réagit alors de façon immédiate en incitant les musulmans à retourner à la tradition islamique basée sur le Coran et la Sunna et à abandonner toutes les « innovations blâmables »127. Il considère cette défaite spectaculaire comme le résultat naturel de

l’éloignement de la « Umma » de la tradition prophétique et l’expansion de ce qu’il qualifie de bida‘ (hérésies). Cette « campagne » passe par une critique virulente de plusieurs formes de soufisme alors répandues notamment folkloriques tout en reconnaissant théoriquement la sainteté, le dévoilement (kashf), les prodiges (karâmât)…Mais il refuse de reconnaître que telle personne vivante est un saint ou que telle voie en particulier est authentique et conforme lorsqu’elle proclame une expérience non perceptible qui prétend l’accès à l’invisible ! C’est ainsi qu’il traite beaucoup de ses contemporains soufis de charlatans ou d’égarés choqués par des pratiques extrêmes et des abus de plusieurs « maîtres » autoproclamés. Il enchaine les lettres, les ouvrages, les fatwas et les décrets provoquant.

124 Plusieurs savants ont rédigé des traités sur la légitimité du Mawlid et qu’il est classé en bonne innovation (bid‘a

hasana). Voir entre-autre : Jalâl al-Dine al-Suyûtî (m.911 A.H -1505 A.J) qui compila l’histoire et les fatwas sur

cette célébration dans son livre : « Husnu al-maqsid fî ‘amali al-mawlid » traduit en français par Fayçal Znati avec l’introduction de Tayeb Chouiref sous le nom : « Le Mawlid : Fatwa sur la célébration de la naissance du

Prophète », Wattrelos, éditions Tasnîm, 2014.

125

POPOVIC, Alexandre & VEINSTEIN, Gilles, Les Voies d’Allah, p.47 qui évoque à ce propos les déviances de la voie Rifa‘î après la mort de son fondateur, mais nous constatons que la même remarque est valable pour d’autres voies.

126 Il est à noter qu’Ibn Taymiyya était juriste de l’école hanbalite, la plus rigoriste, il avait aussi à travers sa famille une expérience du soufisme, en outre il était lui-même affilié à la Qâdiriyya. Son disciple et continuateur Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350) fut davantage encore un mystique.

127 A signaler que Ibn Taymiyya lui-même fut accusé de commettre des innovations blâmables : HUMAYRÎ, ‘Issâ, al-, La Bid‘a Hassana, l’innovation louable : sa place et son importance dans la religion musulmane, traduit par Abdelah Penot, Paris, Ed. Selsabil, 2018. P.128-130.

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Il critique d’abord la doctrine des soufis, en prenant comme référence l’œuvre d’Ibn ‘Arabî alors récente et populaire128, et surtout leurs agissements, notamment les pratiques de

demande de Baraka sur les tombes des saints et les exploits de miracles de guérison et autres exhibitions spectaculaires notamment des Rifâ‘îs. Il mourra en prison victime de son

« extrémisme » qui choquait y compris des autorités religieuses dans le contexte de son époque.

La lutte d’Ibn Taymiyya contre le soufisme ou plus précisément contre certains soufis restera au cœur de toutes les controverses ultérieures. C’est ainsi que nous la mettant en exergue pour bien rendre compte du débat et des critiques à l’encontre du soufisme ou des soufis.

Ce combat prend cinq grandes Formes :

*Une première concerne le risque d’égarer le commun des musulmans (‘âmma), d’une part par le fait de rendre public ce qui est de l’ordre de l’expérience intime notamment par les œuvres d’Ibn ‘Arabî, des spéculations ésotériques et philosophiques complexes. D’autre part, la non-action des soufis exprimée par leur doctrine du Tawakkul, la confiance en Dieu

(al-tafwîd wa tarku al-tadbîr lahu)129 « exagérée ou poussée à l’extrême » ; celle-ci provoque passivité et détache le soufi du monde et donc de ses responsabilités, surtout au regard du contexte de l’époque où l’ennemi était aux portes. Ghazâlî avait déjà fait la réfutation de cette passivité, néanmoins cette critique d’Ibn Taymiyya va être plus populaire, largement

véhiculée et en vogue à l’époque d’al-Harrâq.

*Une deuxième concerne la question du rapport de Dieu avec Ses Créatures. Pour Ibn

Taymiyya, Ibn ‘Arabî s’égare quand il « fusionne » selon lui ce rapport à travers son concept de l’ittihâd, appelée aussi wahdat al-wujûd, « monisme ontologique » ou « panenthéisme » qui consiste chez Ibn ‘Arabi à s’éteindre dans la réalité divine sous le rapport que nous précisons plus loin à travers les lettres d’al-Harrâq qui s’en inspire également en mettant en avant la tradition dite « hadîth al-waliyy ».

*La troisième est réservée au Tawassul-supplication à Dieu par l’intermédiaire des saints et des Prophètes-pratique pourtant reconnue par les quatre écoles sunnites de droit130.Sur ce

128 MEMON, Muhammad-Umar, Ibn Taymiyya’s Struggle against Popular Religion, Paris/La Haye, Mouton, 1976, p.44.

129 Cf. Lettre 38 d’al-Harrâq en annexe.

130

MALIKI, Muhammad ibn `Alawi al-, Mafahim Yajib an Tusahhah ("Necessary Correction of Certain Misconceptions"). 10th ed. p. 153-156.

HASHIMI, Abul-Hasanayn `’Abd Allah ibn `Abd al-Rahman al-Makki al, al-Salafiyya al-Mu`asira: Munaqashat

wa-rudûd (“Contemporary Salafism: Discussions and Rebuttals”) p. 143-145.

GHUMARI, ‘Abd Allah Ibn Muhammad Ibn al-Seddîq al-, Itqân al-san’a fî tahqîq ma‘nâ al-bid‘a, Caire, Maktabat al-qâhira, 2010, p 57-70.

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point, Ibn Taymiyya s’est distingué par sa fatwa inédite sur l’interdiction de voyager spécialement pour visiter le tombeau du Prophète à Médine.131

*Une quatrième dénonce la musique et la danse des soufis (Hadra) dans son « Traité de la

musique et de danse »132. Il va ainsi à l’encontre d’Abû Hâmid al-Ghazali (1058-1111) et de son frère juriste également Ahmad al-Ghazâli (1056-1121) qui conditionne le statut de la musique et de la danse à son contenu et son contexte133, comme nous le verrons également dans l’argumentation des contemporains al-Harrâq et Ibn ‘Ajîba.134

*Une cinquième, enfin, restera dans les critiques ultérieures, c’est la question du rapport du soufisme ou plutôt des soufis avec la Loi (Sharî‘a). Ibn Taymiyya et ses disciples accusent les soufis de se croire soit exonérés de la loi divine (du fait qu’ils prétendent atteindre la certitude -al-yaqîn)), soit de la transgresser pour détourner l’attention des gens d’eux, à la manière des