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Tableau 2 Détention des droits fonciers à Wibõ (Centre-Ouest Burkina)

8. Les dimensions inter-générationnelles des dynamiques foncières

La dimension inter-générationnelle des rapports fonciers comporte plusieurs registres qui peuvent être distingués de la façon suivante :

Le premier registre insiste sur le fait que les générations au sein des familles ne se succèdent pas à proprement parler, mais sont en perpétuelle position de chevauchement, que les membres des différentes classes sont pour partie au moins de leur vie, des contemporains. Ce phénomène est source de tensions qui s’expriment ou non sous forme de conflits ouverts, selon que les jeunes générations acceptent ou non les formes de prépartage, les rapports de production ou de circulation du produit, ou les décisions prises par leurs aînés (notamment sur la répartition des droits) et qui engagent pour partie leurs conditions d’existence. Tous les thèmes qui, nous l’avons vu précédem- ment, renvoient à cette dimension.

Le second registre renvoie à la transmission des droits entre générations qui se remplacent les unes les autres. Le système de normes explicites aussi bien que la pratique constatée empiriquement dans un grand nombre de systèmes étudiés permet de distinguer deux types de transmission de l’héritage dans le cadre d’une unité foncière regroupant plusieurs unités d’exploitation :

• une transmission en ligne collatérale, l’héritage s’effectuant du frère aîné au frère cadet avant de passer à la génération suivante (au fils aîné du frère aîné) ;

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Type de situation analytique

Coexistence de générations différentes à un moment donné au sein d’un même groupe familial

Différences intra-familiales de statut lié à l’âge et à la position dans la généalogie, et à leurs conséquences en termes de distribution des droits et de participation à l’administration des droits sur le patrimoine foncier familial

Gestion intra-familiale des droits

Déroulement des générations dans le temps au sein d’un même groupe familial

Dispositif intra-familial de transmission de droits (cessions, héritage) et à son évolution Les conditions qui sont faites à chaque génération (“chances de vie”), les différences qu’elles peuvent faire (projet) en rapport avec une histoire nationale

Production de la société sur la base de générations qui se succèdent (continu- ités, irréversibilités, rupture…)

Rapports fonciers intra- familiaux et questions sociologiques plus générales

• une transmission en primogéniture, l’héritage s’effectuant du plus vieux à celui qui le suit en âge dans le groupe de descendance, sans s’occuper de sa place dans la succession générationnelle. Ce système est généralement adopté dans les groupes dans lesquels le recoupement entre unités foncières et unités de consommation fait que les plus vieux peuvent arguer du fait qu’ils ont cultivé dans leur jeunesse pour nourrir les plus jeunes. Ils justi- fient ainsi leurs prérogatives par “les bénéfices du travail”. Ce n’est pas simplement l’âge qui crée l’autorité, mais ce que l’âge signifie d’efforts accomplis pour sustenter ceux qui sont venus après. Dans le langage de Meillassoux (1982 : 64), on pourrait dire que les aînés justifient leur position d’autorité en faisant référence aux “rapports vi- agers organiques” qui caractérisent les rapports de production dans la communauté domestique et au cycle d’avances et de restitutions qu’ils impliquent entre groupes d’âge.

Dans le cas rare où l’unité foncière regroupe une seule unité d’exploitation, la transmission se fait de préférence de père en fils (aîné). L’héritage constitue à peu près partout le mode dominant d’accès à l’appropriation foncière, les autres modes d’accès dépendant de l’existence ou non d’un marché de l’achat-vente (pour l’achat) et de l’individualisation de la propriété foncière (pour les donations). On signalera que les donations de terres étaient pratiquées traditionnellement, dans l’ouest Burkina, pour installer de nouveaux villages (il s’agissait alors d’une donation de communauté à communauté) et dans l’est comme faveur de la chefferie politique, destinée à récompenser un serviteur zélé en l’installant dans son activité de production (à l’occasion de son mariage par exemple).

La transmission des droits entre générations entraîne un renouvellement des autorités à la tête des unités foncières. Ce renouvellement est souvent l’occasion d’une remise à plat des droits à l’intérieur de l’unité familiale (recomposition des unités de patrimoine foncier et segmentation éventuelle des autorités foncières familiales) mais aussi à l’extérieur (prêts accordés aux étrangers, décisions de vente). La question qui se pose à ce niveau est celle de savoir si à la mort d’un chef d’exploitation, celui qui lui succède peut remettre en cause les arrangements conclus précédemment avec un emprunteur (contestation d’un prêt illimité par exemple) ou dans certaines zones, la vente d’une parcelle. Les réponses divergent, selon les terrains. Dans le centre-nord mossi, Kaboré (à paraître : 90-91) rapporte que cela n’est guère possible, le rappel par l’emprunteur de l’origine de l’arrangement passé avec un père défunt pouvant provoquer l’infortune du successeur qui voudrait le remettre en question. Dans l’extrême-ouest burkinabè ou en Côte d’Ivoire par contre, les litiges paraissent surgir de manière préférentielle pendant cette période charnière de l’avènement au pouvoir d’une nouvelle génération dont l’un des premiers actes, en tant qu’autorité d’une unité juridique donnée (famille, lignée…), va être de remettre en cause les accords établis (voir Colin et al., 2004 ; Zongo, 2001 ; Zongo et Mathieu, 2000). Les Winye du centre- ouest du Burkina paraissent surtout mettre à profit le renouvellement des autorités pour introduire des modifications dans leurs systèmes d’exploitation ; les décisions de séparation des unités économiques étaient souvent prises par les fils après la mort d’un père, qui maintenait jusque là, par sa présence, l’unité et le projet du groupe. Ces décisions ont bien entendu des conséquences foncières.

Le troisième registre, le plus complexe (car le moins spécifique) englobe :

• Les effets de composition des tensions et des changements dans la gestion intrafamiliale à l’échelle de la société locale dans son ensemble. Les différences d’attitudes des jeunes vis-à-vis des générations aînées, mais aussi vis-à-vis des autres acteurs locaux (autorités lignagères et villageoises, étrangers résidants, agents locaux de l’administration) sont liées à l’éclatement des références locales et à la place de plus en plus marginale qu’occupe la terre dans des projets de vie marqués par des mouvements permanents entre le rural et l’urbain. A l’extrême, dans ce type de contexte, ce qui est demandé à la terre n’est pas de remplir une fonction de sécurité sociale à l’échelon d’un groupe, mais d’être un bien fongible, adapté à des intérêts individuels constamment changeants.

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Bodiba, Centre-Ouest Côte d’Ivoire. Ce jeune homme a vendu sa terre à un Burkinabè pour se rendre à Abidjan où il espérait produire un disque. Mais la réalité du terrain est tout autre, il se voit obligé de retourner au village. Une fois au village, confronté à de multiples problèmes, il accuse son père de ne pas répondre à sa demande de terre. Une dispute éclate entre eux. N’ayant pas obtenu gain de cause, il s’en prend finalement au Burkinabè à qui il avait vendu sa terre. Il décide de la récupérer […]. Devant l’opposition du nouveau tenancier, il saisit le chef de village qui exige le remboursement intégral des frais d’achat et de mise en valeur du Burkinabè, s’il veut rentrer en possession de sa terre.

• Les interférences sur la société locale de phénomènes de génération à une échelle plus large. Les jeunes doivent alors être envisagés comme une “classe sociale” particulière possédant des revendications spécifiques, apte dans des situations historiques particulièrement favorables (“fenêtres d’opportunité”17) à marquer durablement le

destin d’une société par le “projet” dont elle paraît porteuse.