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Les descriptions subjectives : digression et motivation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 152-157)

B. La focalisation interne comme perspective narrative

2. Les descriptions subjectives : digression et motivation

Dans la fiction historique de Bryher, c’est systématiquement du point de vue du personnage que sont formulées les descriptions permettant la visualisation des paysages, de l’habitat, des vêtements et des objets qui dénotent la période historique. Cette manière de créer une couleur locale permet aussi d’exprimer la subjectivité du personnage. Ce qui importe, ce n’est pas de représenter le cadre spatio-temporel tel qu’il a pu être, mais tel que les personnages auraient pu le voir.

La spatialité et la temporalité à l’échelle du roman tout entier sont organisées à partir de l’expérience du personnage principal. Au début de chaque chapitre dans The Player’s Boy, une date est indiquée : « May 1st, 1605 », « Spring 1607 », « April 1608 », « October 1618 » et finalement l’année seule, figurant comme la date de mort, « 1626 » (PB, 1 ; 29 ; 59 ; 109 ; 155). Le fil chronologique ne correspond pas à des événements historiques mais aux tranches de vie sur lesquelles la narration se concentre. Le récit s’articule autour de quelques instants clés – parfois une ou quelques journées seulement – dans le parcours du personnage. Dans The Fourteenth of October, aucune année n’est mentionnée, mais la chronologie est établie à partir du parcours même de Wulf. Ces épisodes clés sont le jour de la mort du père et de la perte du territoire familial dans le Yorkshire (dans le premier chapitre), puis trois ans plus tard, le jour de la rencontre avec Rafe dans le château-fort normand, l’annonce de la menace ennemie et l’arrivée de l’assiégeant, et enfin cinq semaines plus tard l’accalmie etl’évasion de Wulf et Rafe (dans le deuxième chapitre), pour ne prendre en exemple que le début du roman.

C’est à partir d’instants décisifs que toute la vie du personnage est donnée à apercevoir, par le biais de réflexions et de souvenirs.

Bien que les passages descriptifs soient courts, certains peuvent sembler être des digressions, dans la mesure où ils ne concernent pas toujours l’action en cours. Les

173 François Bovier, H.D. et le groupe Pool, 160.

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divagations du narrateur au gré de ses pensées sont un élément de vraisemblance dans la représentation de la vie intérieure et du flux de conscience. Mais ces digressions sont également justifiées par rapport à la structure narrative du récit et par rapport au parcours du personnage.

Les ellipses temporelles entre les épisodes clés sont nombreuses. Des retours en arrière fréquents, quoique ponctuels, relatent certains épisodes manquants. Dans le troisième chapitre de The Fourteenth of October, une discussion botanique sert de prétexte à une évaluation des durées et au récit de l’arrivée en Cornouailles après l’évasion de Normandie (épisode compris dans l’ellipse temporelle séparant le deuxième et le troisième chapitre) : « ‘There are five flowers this year; last spring there were three.’ ‘And five years ago, when you watched us wade ashore, there were none.’ ‘Is it really five years?’ ‘In May. I remember I was too sea -sick […] » (FO, 36). Comme dans cet exemple, les éléments sont fréquemment donnés dans le désordre par le biais d’analepses – ou de prolepses vers la fin du roman – pour mimer la pensée des personnages.

L’analepse introduit à la fois de la continuité narrative et des ruptures dans la chronologie et le rythme du récit, à l’image du procédé cinématographique du montage harmonique. C’est en fait l’ensemble de la vie mentale qui donne sa cadence au récit. Le point virgule revient très souvent, emblématique de cette marche de l’esprit où les pauses sont aussi des ponts d’une pensée à l’autre. L’imbrication des perceptions et des souvenirs est par exemple visible dans un passage de The Fourteenth of October. L’entremêlement végétal (« a wild, beautiful tangle ») est représentatif de l’intrication textuelle des associations d’idées :

All the fire colours, red, tawny, copper, had drifted from the forest to rot underfoot in leafy pools. I remembered, walking with my eyes on the ground, a wild, beautiful tangle that I had seen in Normandy, growing about the ruins of a cottage. The roof had fallen; the weight of creepers and of a spiral of white flowers, whose name I did not know, had forced the walls apart. Here and there a soft grey lichen-patterned stone that was almost silk pushed its way from the leaves. It had been the late summer of my second year, and a group of us were gathering the wood. The sudden sight of such unplundered beauty stopped me at the remnants of a fence. I had stared and stared; here, I had thought, was haven, even possible escape. I had reached out a hand to force my way over the stones. ‘La Maladère ! The Leper’s Hut !’ one of my companions, green with terror, was shouting at me from the safe top of a bank. The beauty, the wild flowers, turned sinister and horrible in a moment; I shrank back from them in wilder fear than I ever felt about death. For days afterwards I had examined my hands constantly, looking for white spots. (FO, 99)

La description la plus longue est celle d’un souvenir, les éléments de l’environnement immédiat – les feuilles d’automne – n’étant mentionnés que parce qu’ils suscitent la pensée.

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Celle-ci fonctionne comme une sorte d’écran. C’est sur elle que se concentre le récit subjectif.

L’épisode relaté constitue une pause dans le récit, et on pourrait le prendre pour une digression superflue. Néanmoins, il est étroitement lié au passage dans lequel il est inséré.

Outre la présence d’une forêt et la saison (« the late summer »), la similarité avec le paysage d’octobre 1066 réside dans l’idée de la mort, dont on a vu précédemment qu’elle était constamment présente à l’esprit des personnages, et la présence d’un danger invisible.

L’horreur succède au ravissement et les mystérieuses fleurs blanches sont susceptibles de se métamorphoser en lésions lépreuses de la même couleur. Cette image fonctionne en miroir avec la scène qui suit, dans laquelle la plaine se révèle être un marécage engloutissant l’un des compagnons de Wulf : « The whole space in front of us was in motion. It had seemed a flat, green surface; now we saw that it was hollow, a veritable lake of death » (FO, 100).

L’effet d’annonce est d’autant plus pertinent que le personnage vient de ressentir une forte intuition quant à l’orientation à suivre, intuition qui, bien qu’ignorée par les camarades de Wulf, s’avèrera être juste : « it seemed to me that I felt the army. […] It was instinct merely, and I could give no reason for it, but I seemed to see the camp while we stood waiting: boys putting out the fires, a smith hurriedly mending an axe haft while the owner swore impatiently beside him » (FO, 98). Le personnage est doté d’une certaine clairvoyance, qui trouve son expression dans la description d’un campement militaire saisissant de réalisme (puisqu’on retrouve le souci du détail anodin constitutif de l’effet de réel). Cette clairvoyance s’affiche aussi dans l’agencement anticipatif des séquences.

Les visions font partie intégrante des réalités mentales des personnages. Ruan entend un appel inexpliqué qui le pousse à reprendre la mer en quête de découvertes. Wulf voit la cité de Constantinople lorsque Latif, le marchand byzantin, lui offre une sucrerie orientale :

It stuck to the tongue with an unfathomable taste of burnt honey and something unknown […]

Did its essence or its newness evoke dreams? As Latif spoke, I saw a rose-shaped city of white towers. (Who of my folk had been there? Yet I seemed to know the way, climbing step by step to the gate of the merchant’s house.) Why, if I put my hands out I should feel the sweet, flat water that had no salt in it, the tubs of warm trees! For a long time I said nothing, while the clouds overhead spun themselves into terraces. (FO, 82-83)

Nous reviendrons sur l’importance des perceptions dans la représentation de l’environnement du personnage, perceptions ici accrues de par l’intensité de l’expérience, et synesthésiques, incluant le goût, la vue et le toucher. La vision constitue une digression qui motive et qui préfigure l’itinéraire final du personnage. Attiré par cette cité idéale, Wulf a pour projet de rejoindre la garde Varègue lorsqu’il quitte la Cornouailles après la défaite :

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Only I knew also that once supreme honour for a foreign-born barbarian I should watch over Micklegarth. What was William and our discords to my master-to-be? […] he, whose city was the centre of the globe, whose proudest merchants shrank against the wall for fear of touching the imperial emblem fixed to my Varangian cloak. Yes, that one evening when the sentinels turned in archaic ceremony at sunset to salute the Emperor of the East, I myself, and this was my reward, would lay my homage and my loyalty before the memory of Harald and a freedom that we alone in our cold island had conceived. (FO, 187)

Le ton emphatique et épique – signe d’une forte idéalisation– contraste fortement avec tout le reste du roman (marqué par la fatalité et l’amertume), et si Wulf se situe déjà dans une nouvelle appartenance (le centre du monde s’est déplacé, les possessifs abondent, l’allégeance est exaltée), il n’en demeure pas moins que son parcours est une digression, au sens étymologique de l’éloignement, par rapport à sa trajectoire précédente, et que même au sein de la garde impériale, l’hommage qu’il souhaite rendre le singularise et la liberté est célébrée.

Dans The Player’s Boy au contraire, les visions du personnage sont extrêmement fugaces : « It must have been the flickering candle-light, but instead of my gay companion of the afternoon, I saw a young nobleman […] It was only a flash […] Then Ursula moved her head; as she answered some whispered comment of her father, the impression vanished » (PB, 87-88). Ou bien encore, Sands s’efforce de ressentir de nouveau la sensation épiphanique qui le porte dans son jeu d’acteur, sans succès : « ‘I have the vision,’ I said, ‘I have the vision…’

‘I care not what thou hast, an my play is a success. […]’ ‘I cannot help being afraid.’ » (PB, 104). La vaine répétition du mot « vision » n’est pas performative et ne la fait pas advenir.

L’impossibilité de retenir la vision montre son caractère illusoire. L’irreprésentabilité dit aussi l’infaisablilité, dans le cas de ce personnage sans avenir, que seule la mort attend à la clôture du récit.

Ainsi, les visions et certains souvenirs, en tant que digressions préfigurant l’intrigue, sont des éléments descriptifs subjectifs motivés par la structure narrative elle-même. Mais il convient de voir que d’autres éléments descriptifs, plus sporadiques ou ponctuels, trouvent leur justification dans la posture du narrateur lui-même. Celui-ci ne décrit pas seulement le cadre spatio-temporel tel qu’il le voit, mais tel qu’il le décrirait à un destinataire n’y étant pas étranger.

On remarque l’absence de description étendue ou de scène d’exposition inaugurale formellement reconnaissable comme telle. C’est de manière indirecte, au détour des dialogues, des monologues intérieurs et des remémorations que les éléments descriptifs sont délivrés. Ils fonctionnent comme de discrets indices fournis incidemment par le narrateur au

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sujet de l’arrière-plan historique, de son identité et de son parcours. Étroitement liés à ses pensées et à ses perceptions, ils ne sont pas gratuits mais toujours motivés. Dans The Fourteenth of October par exemple, l’âge du personnage au début du roman n’est pas donné dans un portrait physique ou moral mais comme une justification de sa réaction lorsqu’après la mort de son père il doit devenir l’otage de l’ennemi : « ‘I will not eat and sleep and be given orders by the men who killed my father.’ And in spite of my will, I began to cry; at twelve, one is still a child » (FO, 15). Dans le deuxième chapitre, c’est au cours d’une rêverie mêlée de désespoir que le narrateur fait le point sur le temps écoulé et la situation géographique : « ‘Oh, shall I ever get home?’ I muttered […] and my future seemed as blank as this dark corner of the barn. It would be three years next November since Rollo had fetched me to his castle […] We were not far from the coast. There was a harbour twenty miles away in Brittany, but the forest between us was a better guard than fifty men-at-arms » (FO, 16).

L’environnement immédiat – la grange où Wulf travaille comme esclave au sein du château de Rollo – et régional – la relative proximité de la Bretagne et la frontière naturelle représentée par la forêt – est détaillé car la mélancolie du personnage le pousse à dresser un bilan pessimiste de ses chances d’évasion.

Afin de ne pas s’éloigner de la subjectivité du personnage principal, les brèves descriptions de l’environnement sont toujours justifiées. Le narrateur s’imagine par exemple dépeignant le paysage à un personnage absent : « It was a deathlike landscape (I was describing it in thought to Estrith) not ugly but somewhat doomed » (FO, 114). Il peut établir des comparaisons : « Oh, it was wet, much wetter than our Cornish valleys or the bare moors of my childhood » (FO, 96). Dans ce cas, l’emploi de possessifs comme « our » et « my » permet de situer explicitement l’énonciateur et ses sentiments d’appartenance. L’étonnement est un autre prétexte à une brève description : « I had never been inside a manor before, and I had imagined it full of arras and great chairs, but the smallest chamber in a London merchant’s house had richer furniture than this hall. The hangings were threadbare, and the chests battered with use. It did not belong to Mr Beaumont but to his friend, a Kentish squire » (PB, 68). Comme dans le cas de la comparaison, l’étonnement renseigne autant sur les connaissances ou les attentes du narrateur que sur la réalité qu’il découvre. On trouve aussi des descriptions permettant de justifier les vives sensations suscitées par l’environnement, comme le dégoût qui saisit James Sands alors qu’il se dissimule dans la soute d’un bateau :

« The rim of the cask cut into my legs, and the air was so heavy with dried fish and stale water that I drew my cloak over my mouth to keep out the poisonous vapours. Perhaps it was

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the smell that made me queasy; the events of the day turned round and round in my head, until I longed for my old pallet in Southwark and a good night’s sleep » PB, 55). Les sensations (la douleur aux jambes, l’inconfort, la nausée) prévalent par rapport à la description de la soute elle-même. Il n’y a pas de recherche d’exhaustivité ou d’objectivité dans la représentation du réel comme c’est le cas dans le réalisme.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 152-157)