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Les cadres temporels

Dans le document CRISE DU CADRE<br />(Art et langage) (Page 74-77)

CHAPITRE 1 CADRE – STRUCTURE

4. Cadres syntaxiques

4.4. Les cadres temporels

La conception du temps chez Goodman est à première vue à l’opposé de la théorie de la relativité. La continuité du temps, qui est sa caractéristique la plus évidente, a son antithèse dans la compréhension du temps comme l’indicateur d’un moment d’une manifestation des

qualia.

Le temps dont parle Goodman est le temps phénoménal118. Mais l’expérience phénoménale du temps est limitée, nous ne sommes pas capables d’observer des durées de temps trop longues, comme celle de la contemplation de l’époque des dinosaures ; ni de capter des moments trop courts du temps, par exemple, l’intervalle entre deux brefs éclairs de la lumière.

« La relation entre deux périodes de temps occupées par une chose durant toute son

existence et le reste du temps est compris comme la relation entre le lieu recouvert par cette chose durant son existence et le lieu qui reste. Et encore on peut noter la différence suivante : deux choses peuvent s’approcher et après s’éloigner l’une de l’autre dans l’espace, peuvent devenir plus ressemblantes par la couleur ou la forme, etc. ; mais deux choses ne deviennent jamais plus proches et après plus lointaines par leur rapport au temps. La position, la couleur ou la forme peuvent être changées, mais non pas le temps. »119 La proposition qui décrit le fait (le phénomène) ne peut se rapporter en même temps aux deux (ou à quelques) moments de temps, le temps n’a pas de continuité.

Des atomes de couleur constituent des taches de couleur (pattern) en ordre numérique. Chaque moment du temps peut être appliqué à un «être-ensemble» avec la même tache de couleur, mais chaque fois un cadre nouveau de la construction se résout en concreta nouveau.120 Après avoir vécu un moment du temps, l’individu qualitatif garde ses qualités dont aucune ne contient du temps. En ce sens il est «éternel». Par conséquent, un quale qui apparaît un instant, qui persiste, est discret par rapport au temps ; il est «éternel». Autrement dit, il n’est pas un processus, il est a-temporel. La réduction des éléments du temps d’un

118

Goodman N. A Study of Qualities, Garland Publishing, New York&London, 1990 (1940), p. 35: « tous les

éléments de base (du système) nominaliste sont des entités spatio-temporelles, non dans le sens où ils sont des unités d’espace-temps, mais dans le sens où ils sont des unités d’expérience à leurs limites spatiales et temporelles spécifiques ».

119

Goodman N. The Structure of Appearance, p. 374.

120

individu déjà construit arrive à constituer une «résistance» au cours du temps, un individu « éternel ».

La transformation des individus qualitatifs au cours du temps s’accomplit en un autre individu, discret par rapport au précédent121. La théorie de groupes donne l’exemple de la structure qui résulte d’une telle application des qualia de temps. L’individu se mue en un autre, mais il garde sa structure interne.

Dans la conception de Goodman, le temps est linéaire, un moment du temps est localisé par rapport à l’espace. Qu’importe si l’expérience phénoménale ne nous procure jamais une telle localisation ! Nous ne pouvons pas distinguer nettement un fait phénoménal des autres, il est toujours inclus dans une continuité. Et inversement, si l’ensemble de ces épisodes constitue un moment de temps, alors l’effet correspondant se conforme bien à la conception de Goodman.

L’instauration du cadre temporel permet de construire des définitions descriptives dans une succession des cadres discrets et de ne pas transgresser la stabilité du système. Cette particularité de la conception goodmanienne du temps correspond au nominalisme radical de son auteur et est liée à une réduction des énonciations à des «inscriptions» singulières.

Goodman conçoit le temps comme un des emplacements dans une série, non pas comme le passage d’un moment à un autre. Les termes tels que «le passé», «le présent», «le futur» fonctionnent souvent selon le prototype du «maintenant» ; ils jouent le rôle de l’indicatif temporel. La phrase déterminant un moment de temps se réduit à la phrase décrivant les relations de succession dans la série temporelle. Cet énoncé est attribué au moment de temps t après le moment précédent et avant le moment suivant. Dans le cadre de cette analyse, le temps est plus statique que l’espace : la position d’une chose peut être changée, mais non sa dimension temporelle, c’est-à-dire le complexe des moments temporels qu’elle occupe.

La question du cas général et du cas singulier de l’utilisation des indicateurs temporels se présente, selon Goodman, comme la question de la précision du fait dans le contexte concret. Goodman emploie le terme «événements» (events) qui s’applique comme prédicat déterminant le contexte d’une énonciation. Des mots différents assimilés au terme «événement» : « nom-événement», «ici-événement», «Paris-événement», etc.122, ne nous

121

Op. cit., pp. 365 – 368 (cet exemple montre alors que le passage du temps s’inscrit dans une des relations du calcul d’individu entre de tels individus s’apparentant chacun à l’un des moments concrets).

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informent pas sur les événements à Paris, mais ce sont des indicateurs qui distinguent ce cas singulier parmi les autres unités descriptives.

La question de la distinction d’énonciations qui sont «ressemblantes», s’apparente donc au problème de savoir coment se débarrasser de la notion de «classe» dans le langage nominaliste. Chez C.S. Peirce le cas général de l’utilisation du signe dans le langage – type – qui rappelle cette notion de classe, est un terme «platonique» d’après Goodman. Chez Peirce, la caractérisation des cas généraux et concrets se présente dans l’opposition type –token. C’est précisément la distinction entre «légisign» et «sinsign»: les deux ont la fonction de signe, mais le légisign est le type du signe, le légisign devient le signe – sinsign – dans le cas particulier123. Le dernier est la «réplique» du premier.

La fonction de «réplique» chez Goodman est attribuée à des inscriptions dont aucune n’est un cas particulier d’un cas général, mais celles-ci sont des répliques l’une de l’autre, et se distinguent par rapport au contexte. Les termes «indicateurs» comme indicateurs de temps, par exemple, restituent des significations concrètes d’énonciations qui sont des répliques l’une de l’autre. «Le mot est l’indicateur si ce mot nomme quelque chose qui n’est pas nommée par

l’une des répliques du mot.»124 Par conséquent, chaque nom peut être un indicateur et peut être une réplique d’un autre nom.

Quand Goodman marque la différence entre les inscriptions, il souligne l’importance du contexte et développe une théorie où chaque contexte est doté de son propre cadre, d’où la possibilité d’observer plusieurs contextes et plusieurs structures, qui ne se contredisent pas, mais sont alternatifs. Il passe à un autre niveau, le niveau sémantique.

Dans des systèmes sémantiques, (Langages de l’Art, Manières de faire des mondes) le temps est déterminé de la même façon, selon l’ordre des indicateurs qui façonnent des relations à l’intérieur du chaque cadre descriptif. «L’ordre raconté» correspond alors aux relations de termes qui définissent cette «version» du récit ou du cadre descriptif. «En

établissant une distinction entre l’ordre de la narration et l’ordre dans lequel les événements ont lieu, je ne fais pas de ce dernier un ordre absolu d’événements indépendants de toute version ; je trace plutôt une distinction entre l’ordre du récit et celui de ce qui est raconté (told).»125 Le temps s’inscrit dans l’ordre du récit et est l’effet d’une construction langagière. D’ailleurs, dans « La Structure de l’Apparence » le temps est en quelque façon aussi un «artefact» du système. Il est donc construit.

123

Collected Papers of Charles Sanders Peirce, vol.IV, ed.Hartshorne&P.Weiss, Cambridge, Mass.Harvard U.P., 1933, p. 423.

124

Goodman N. The Structure of Appearance, p. 362.

125

Le temps est «relatif» au sens où le moment temporel correspond à une position dans l’espace et à une couleur, par exemple. Les deux peuvent correspondre selon une autre convention à un autre moment temporel.

Le caractère «éternel» et en même temps relatif du temps dans la construction de l’apparence chez Goodman nous rappelle les artefacts de certains artistes contemporains126 qui veulent «saisir» l’éternité du temps phénoménal et le présenter selon sa localisation.

Dans le document CRISE DU CADRE<br />(Art et langage) (Page 74-77)