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a Cadre de perspective : Léonard de Vinci « La Cène »

Dans le document CRISE DU CADRE<br />(Art et langage) (Page 57-63)

CHAPITRE 1 CADRE – STRUCTURE

3. Cadres symboliques

3.2. a Cadre de perspective : Léonard de Vinci « La Cène »

L’exemple pictural d’une fresque fameuse de Léonard de Vinci, «La Cène», pourra éclaircir des moments importants de l’analyse du cadre de perspective. Le cadre de

perspective dans la pratique artistique sera compris comme plan d’une construction

géométrique de l’espace projeté sur la surface du matériau artistique où la composition artistique trouve son incarnation, dans ses rapports aux coordonnées constructives et en relation aux propriétés du matériau.

La fresque de Léonard de Vinci présente l’intérieur de la salle où la dernière rencontre de Christ et de ses apôtres a eu lieu (Illustration 4)84. La fresque est constituée en perspective linéaire. Les apôtres et Christ sont mis sur le premier plan devant l’horizontale d’une longue table blanche dont les bords ne sont presque pas perçus, ce qui confère à cette table le statut d’une marche par rapport à tout ce qui se passe sur la peinture murale. La blancheur de la table la distingue bien des figures ; et , cette blancheur contribue à «ouvrir» l’espace pictural, à marquer une «entrée» dans l’espace de l’intérieur.

Sur la fresque de Léonard, la «marche» de la table marque une entrée dans l’espace représentationnel. Tous les personnages – Christ et apôtres – sont placés sur un rang devant cette table et en face du spectateur. Derrière les apôtres, l’intérieur de la salle se compose de deux murs latéraux et d’un mur avec une porte et deux fenêtres ouvertes s’ouvrant sur le paysage. Ce mur s’oppose au spectateur et se trouve juste derrière la figure principale du thème traité, le Christ. Sa silhouette se trouve au fond de la porte ouverte et au fond du paysage. Toutes les lignes constituant la perspective linéaire (les orthogonales du plafond, des murs, du sol) se concentrent sur la tête du Christ. Ce croisement sur le point de fuite n’est observable que si l’on prolonge ces lignes ou si on les rend visibles. Même si cette concentration perspective n’est pas visible, l’effet de focalisation sur la tête du Christ est

82

Panofsky cite Cassirer.

83

Panofsky, op.cit., p. 78.

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Léonard de Vinci « La Cène », 1495-1497, la fresque, 4,6x8,8 m, Milan, le monastère Santa Maria delle Grazie.

effectivement ressenti et renforcé par l’impression du ciel «sans fond» derrière les contours assez clairs de Jésus.

Les lignes du sol ne sont pas données à voir, mais la position de la table propose deux visions en même temps: la vision qui va en direction du ciel infini au-delà de la tête de Christ et celle qui va en direction du spectateur, dont le sol sous la table marque la présence. Ce qui se trouve sous la table (les pieds et les planches du sol) ne forme pas de figures complètes des personnages – cas typique du traitement de ce sujet évangélique – mais constitue un «prolongement» de l’espace, le renversement de la perspective dans l’espace «réel» du spectateur. Par conséquent tout le conventionnalisme de l’espace esthétique se trouve subordonné au principe unifiant et rationnel de la perspective.

La décision artistique de Léonard de montrer le contenu de Cène et les interrelations des personnages provient non seulement de son artisanat pictural de dessinateur, mais aussi de ses capacités théoriques et mathématiques. Tous les gestes sont inclus dans un système de perspective : les pieds, les mains sur la table, ainsi que les positions spatiales des objets du souper, tout est coordonné pour affirmer l’ordre constitutif qui préordonne toute autre convention subjective. Les relations des apôtres sont formalisées en «langage» plastique par les positions et les directions des mouvements de leurs gestes. Ces interrelations se renforcent visuellement grâce à des groupements qui organisent des fragments remplis par les agitations des mouvements des corps et des gesticulations des mains.

Le recentrement de la figure de Christ a donc deux effets pour la «lecture» du contenu plastique et se réalise dans le contexte technique de l’application de la perspective linéaire. Le premier effet qu’on doit mentionner est celui de l’harmonisation, dans le sens formel et dans le sens de la lecture du contenu évangélique. Tous les groupes des apôtres forment des «cadres» du groupement instable, dynamique, tandis que la figure au centre joue le rôle de «contrefort»: toutes les lignes d’«agitation» se nient à ce lieu de croisement, en se nivelant les unes les autres. Les deux mains du Christ, ouvertes sur le spectateur, renforcent le mouvement de perspective vers le point de fuite qui coïncide avec sa tête, et annulent les mouvements des apôtres de chaque côté. Le Christ présente ainsi une harmonie et un ordre: par rapport à sa configuration tout autre détail de la fresque est mis en correspondance.

Le fait de se centrer sur le Christ dans la peinture de Léonard est l’indication de l’infini, qu’il s’agisse de la profondeur infinie derrière la tête de Christ ou de l’infini mathématique issu de la construction géométrique de la perspective. D’autres significations de l’infini selon les interprétations du texte dogmatique du christianisme s’ensuivent. La question de l’inclusion de l’infini dans «l’espace esthétique» est liée au problème de

constitution de «l’espace théorique» et donc au problème des rapports entre l’espace géométrique et l’espace visuel (ou «perceptif» selon Panofsky).

3

.

2. b. Cadres de perspective: invariants de la surface picturale

Panofsky précise que la constitution de la perspective linéaire s’affirme avec l’intégration des visions dde l’intérieur, formant des «boîtes» de «l’espace esthétique», donc des présentations artistiques de l’espace à trois dimensions. Cette question n’est pas simplement la question de la méthode picturale ; pour Cassirer, «l’espace esthétique (…) est le

concept intégratif de tous les modes possibles de configuration, chacun révélant un nouvel horizon du monde des objets»85. La question de la perspective est donc intégrée dans la problématique de l’espace esthétique et de l’espace géométrique (ou mathématique).

Qu’entend-on par les termes d’espace esthétique et d’espace géométrique ? La définition de l’espace géométrique se conforme aux exigences formelles des opérations sur des formes solides ; cet espace se conforme au cadre des coordonnées mathématiques. Ainsi l’espace esthétique n’a pas de déterminants stricts et se conforme au mode représentationnel pictural (artistique) propre à l’époque, au style, à une école de peinture, à une tendance, etc.

Dans son travail sur la perspective, Panofsky pose cette question concernant le statut de l’espace esthétique en l’introduisant comme le problème des rapports entre «l’espace esthétique» et «l’espace théorique» dus à l’appropriation de l’espace visuel de la «nature». «L’espace théorique» se concrétise de telle ou telle façon au sein de l’espace esthétique grâce à une conceptualisation du monde caractéristique de l’époque, de l’école ou du maître ; cette approche d’une réflexion philosophique tend dans ce cas à mettre au jour la notion de symbolisation comme fonction formative de l’esprit humain qui rend visibles ces effets de la conceptualisation86.

Le problème de la présentation du sol sur une surface picturale n’est pas d’emblée une question de style, mais précisément celle de l’appropriation de la perspective, comme le démontre Panofsky. Il donne des exemples de la constitution du sol à l’aide d’ornements carrés ou de rhombes : cette «grille» quasi-géométrique permet de moduler les raccourcissements de la surface du sol. D’ailleurs, Panofsky remarque que la représentation

85

Cassirer E. op.cit., p. 112-113.

86

Panofsky E. Perspective comme forme symbolique, p. 93 : « L’espace esthétique » et « espace théorique »

aboutissent l’un comme l’autre à une sensation spécifique de la métamorphose de l’espace perceptif ; sensation qui, dans un cas, apparaît sous des formes symboliques, dans l’autre, sous une forme logique». On verra plus

loin, que «l’espace théorique» est celui d’une grille constructive – de la perspective –, «l’espace esthétique» est celui de l’image artistique.

d’un échiquier sur une surface plate à deux dimensions posait un problème difficile avant l’invention de la perspective linéaire. Les premières approches d’une constitution de la perspective linéaire centrale se forment dans le but de rendre compte de l’éloignement et donc d’un raccourcissement de la surface du sol en procédant à un sectionnement du sol et à sa «géométrisation». Mais avant que l’on crée le point de fuite, la «géométrisation» localisée ne permettait pas d’obtenir un espace cohérent dans sa constitution. La perspective linéaire centrale propose un cadre mathématique, une grille de coordonnées qui permettent de localiser des objets soumis à une présentation plastique sur la toile (fresque, carton, etc.) dans une vue d’ensemble.

Le problème des corrélations entre l’espace géométrique et «l’espace représentatif» fut l’objet de l’analyse de Henry Poincaré dans son article « L’espace et la géométrie », 20 ans avant la recherche de Panofsky sur la perspective comme forme symbolique. La définition de l’espace géométrique comme espace infini est une des propriétés les plus essentielles de l’espace géométrique distinguées par Poincaré :

« 1. Il est continu ;

2. Il est infini ;

3. Il a trois dimensions ;

4. Il est homogène, c’est-à-dire que tous ses points sont identiques entre eux ;

5. Il est isotrope, c’est-à-dire que toutes les droites qui passent par un même point sont identiques entre elles »87.

L’espace géométrique se caractérise par les possibilités de déplacement des corps solides ; ils forment donc des groupes de transformations, dont l’idée de structure guide la constitution du «cadre» géométrique88. Selon G.Granger, «cette notion de groupe, qui donne

un sens précis à l’idée de structure d’un ensemble, permet de déterminer les éléments efficaces des transformations en réduisant en quelque sorte à son schème opératoire le

87

Poincaré H.L’espace et la géométrie, (632).

88

Pour l’application du concept de groupe dans l’analyse de perspective et des théories de Cassirer et Goodman, il est utile d’ajouter ainsi la définition du groupe de transformation par G.Granger dans une note de bas de pages 25 et 26 de « Formes, objets, opérations»: «1. Le produit (la combinaison par application successives) de

plusieurs transformations est encore une transformation simple du groupe; 2. Chaque transformation comporte une transformation inverse (qui l’annule) faisant elle-même partie du groupe; 3. Il existe une transformation «unité» qui transforme un être en lui-même… On peut abstraire encore davantage la notion de structure d’un groupe en considérant non plus des ensembles de transformations, mais des ensembles d’êtres symboliques pour lesquels on a défini axiomatiquement, par ses propriétés de combinaison, une opération abstraite et un certain mode d’égalité. Une image concrète simple d’un certain groupe est donnée par les nombres entiers relatifs à l’addition algébrique. Chaque être possède un inverse qui est son symétrique algébrique, et il existe un «être neutre» (correspondant à la transformation unité): 0 ; toute combinaison additive d’êtres du groupe est bien encore un être du groupe.»

domaine envisagé» 89 . L’espace géométrique est une structure avec son groupe de transformations, des «invariants», selon Klein. Klein et Poincaré étaient des précurseurs de la théorie de relativité d’Einstein: le concept d’ «invariants» envisage la possibilité de plusieurs systèmes de coordonnées, des «cadres» pour différentes Géométries avec des groupes de transformations propres à chacune. Par conséquent, il n’y a pas qu’une seule Géométrie, mais plusieurs, comme il est possible d’instaurer plusieurs «cadres» conventionnels pour visualiser l’espace de notre perception.

Le rapport de «l’espace représentatif» à «l’espace géométrique» selon Poincaré sera conditionné par le choix d’une des Géométries, parce que «l’espace représentationnel» en tant que tel n’existe pas : il se dissout dans la pluralité des espaces sensibles avec des qualités différentes. «Nos représentations ne sont que la reproduction de nos sensations; elles ne

peuvent donc se ranger que dans le même cadre que ces dernières, c’est-à-dire dans l’espace représentatif.» 90 La représentation des objets de nos sensations est donc l’effet des conventions présupposées. «L’espace représentatif» est, en ce sens, une des formes possibles de «l’espace géométrique», conclut Poincaré, et «nous ne nous représentons donc pas les

corps extérieurs dans l’espace géométrique; mais nous raisonnons sur ces corps comme s’ils étaient situés dans l’espace géométrique.»91 Par conséquent, nous pouvons conclure que la représentation de l’espace sans cadre conceptuel n’est pas possible. Poincaré suppose que ce cadre conceptuel dépend de nos habitudes, lesquelles peuvent peut-être se modifier.

La transition de «l’espace perceptif» à l’«espace représentatif» se conforme, selon Poincaré au choix de «l’espace géométrique», lequel n’est pas un seul, mais plusieurs. Pourtant, la surface artistique constitue-t-elle une sorte d’espace géométrique ? Poincaré se demande si l’on peut parler d’une «localisation» des objets soumis à la perception. Le «raisonnement» sur ces objets sera analogue à une transformation de ces objets suivant les lois d’une des perspectives possibles. Que cette perspective soit en accord avec une des Géométries, cela convient à une théorie de relativité géométrique de Klein. L’espace représentatif se présente comme artefact mais conforme aux lois géométriques.

D’ailleurs, l’espace artistique est artefact, mais Cassirer y voit un des «modes concrets

de la spatialité», par opposition au «schème abstrait» de la projection géométrique92.

89

Ibid.

90

Poincaré H. L’espace et la géométrie, (635).

91

Ibid.

92

Cassirer E. Espace mythique, espace esthétique et espace théorique / Ecrits sur l’art, p. 112: «A la

«L’espace artistique» a une pluralité de «spatialités» possibles, dont la formation met en correspondance toutes les propriétés culturelles de son créateur.

Ce «mode concret de spatialité» évoqué par Léonard propose la construction d’un espace rationnel bien différent des conventions psychophysiologiques de la vision : cet espace est infini, continu et homogène, en quoi il est un espace mathématique. La conception d’infini s’inscrit ici dans la construction d’une perspective linéaire. Le point de fuite est le point de direction vers /à l’infini et le degré zéro de la construction spatiale. Si l’on se souvient de la définition du groupe de transformation, on voit que ce point est le point du commencement et du retour de toutes les transformations de groupe sur la grille de la perspective.

Léonard applique ce point zéro à la figure de Christ, mais de façon assez significative, au lieu du croisement de la tête de Christ et de l’infini du ciel. Comme le remarque Cassirer, le passage de la vision cosmologique du Moyen Age qui place la Terre au Centre du monde limité par la sphère des cieux à la vision du monde infini s’effectue avec Nicolas de Cusa93. Pourtant, pour lui le monde n’est pas encore infini, mais non-limité (indefinitus), et son centre sera Dieu, ce qui correspond à la composition de la «Cène» de Léonard94.

La perspective constitue «l’espace systématique» selon l’expression de Panofsky. La grille de coordonnées forme une structure rationnelle et idéale du point de vue de ses interrelations avec le modèle. En même temps, cette idéalité sert à maîtriser une harmonisation, la disposition des figures (du point de vue de la technique artistique), et à indiquer la raison supérieure qui gouverne le monde, dont la profondeur infinie est un des signes, ainsi que la stabilité de cet ordre réglé par la perspective.

peut comparer ce dernier à l’espace mythique en ce que les deux, par opposition au schéma abstrait projeté par la géométrie, sont des modes parfaitement concrets de la spatialité.»

93

A peu près en même temps que la fresque de Léonard, ses années de vie sont 1401-1464.

94

Panofsky La perspective comme forme symbolique, p. 156 : «La Renaissance avait ainsi réussi à pleinement

rationaliser, sur le plan mathématique aussi, l’image de l’espace qui, sur le plan esthétique, avait déjà été unifiée auparavant; elle avait dû pour cela (…) faire totale abstraction de la structure psychophysiologique de cet espace et renier l’autorité des Anciens, se donnant pourtant ainsi la possibilité de construire un complexe spatial univoque et cohérent d’extension infinie (dans le cadre de la «direction du regard») à l’intérieur duquel le corps et les intervalles d’espace libre (…) constituent un corpus generaliter sumptum.»

3.3. Symbole et pluralité des «mondes »

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