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Le legs grec chez Kateb Yacine

HERITAGE GREC ET SES MISES EN TEXTES

1- Le legs grec chez Kateb Yacine

C’est dans le théâtre que le legs de la tragédie grecque se laisse voir de manière très explicite. Cet héritage trouve alors un bon terreau pour se nourrir et évoluer.

Donner à ces textes une portée collective a, toujours, été l’une des

préoccupations majeures de l’auteur ; déjà, avec Nedjma, Kateb a habitué ses

lecteurs à cette pluralité des personnages principaux.

En effet, ce noyau, constitué de quatre personnages tend, évidemment vers la collectivité. Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha, évoluent dans le roman avec une hiérarchie quasi-égale ; à tel point que le « je » s’éclipse et se transforme en un « nous » sans affecter la diégèse . Et c’est ainsi que la multiplicité qui régne dans Nedjma finit par s’installer dans les autres textes Katébiens : d’emblée, le lecteur semble s’y attendre, au point de ne plus être surpris par cette pluralité des personnages principaux.

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L’auteur, quant à lui, profitera de ses pièces théâtrales pour réaliser son désir le plus cher : représenter le peuple et faire participer le public. Cette création collective prend alors tout son sens pour devenir une pratique

théâtrale dominante. En effet, «le théâtre de Kateb tendait plus vers le

personnage collectif que vers l’individu en proie à la solitude. Par conséquent, l’extratexte est beaucoup plus ancré dans l’histoire où se

remarque une socialité plus historique qu’existentielle»1

écrit Nedjma

Benachour2.

Ce legs fait appel à deux formes d’emprunt ; il est tantôt explicite et tantôt implicite.

1/1 Les formes explicites du legs grec a) Le chœur dans le théâtre :

Dans le théâtre écrit, notamment Le Cercle des représailles, Kateb

réussit à donner à ces pièces cette dimension collective, grâce à l’introduction du chœur : voix du peuple algérien.

Cette technique d’incursion du chœur dans le théâtre katébien s’origine dans la tragédie grecque et, plus précisément, celle d’Eschyle. J.Arnaud précise à ce sujet :

« Kateb dés le début, avait choisi d’introduire le peuple sur scène par l’intermédiaire du chœur, c’est pourquoi, après coup, il fut bouleversé par la découverte d’Eschyle : la tragédie grecque, par la présence du chœur associe le peuple au tourment du héros. »3

1 Polycopié « Kateb Yacine : une vie, une œuvre » Imprimerie de l’université Mentouri 2008.

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La première pièce du Cercle des représailles est Le Cadavre encerclé,

celle-ci commence avec les lamentations de Lakhdar blessé dans la Rue des vandales où gisent des centaines de cadavres lors de la manifestation du 8 mai 1945.

A première vue, le lecteur est tenté de croire que c’est uniquement Lakhdar qui est le héros exclusif. Le titre suggestif de cette pièce, conforte

cette idée ; toutefois, une lecture attentive infirme cette première

interprétation.

En fait, Lakhdar est, certes, un personnage important, mais le groupe qui évolue dans la pièce, l’est tout autant. D’ailleurs J.Arnaud explique que la pièce en question, contient deux plans distincts : une partie centrée sur un personnage individuel, sur ses lamentations, sa frustration : celles de Lakhdar.

La deuxième partie vise le drame du groupe qu’elle appelle, à juste titre : « Epopée collective », celle-ci traite principalement du combat du peuple algérien, représenté par les amis de Lakhdar et le chœur. Cette pièce est donc construite sur deux types de drames : l’un individuel (celui de Lakhdar) et en parallèle, le drame collectif rendu possible grâce à l’intervention du chœur et des autres personnages. Les deux drames se côtoient sans qu’aucun n’éclipse l’autre ; J.Arnaud écrit :

« On voit que la pièce (…) se déroule sur deux plans, celui de l’épopée, du drame collectif, où le héros et ses camarades sont intégrés à la marche de l’histoire (…) et celui de la tragédie de l’individu (…) »1

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En effet, à mesure que la pièce progresse, le « je » de Lakhdar se fond peu à peu dans le groupe, et se met à exprimer un « nous » foncièrement collectif. Lakhdar abandonne ses sentiments personnels et sa révolte se met à dire les malheurs de tout un peuple et à « … Déclamer la plénitude du pluriel masculin. »1 Car Lakhdar devient toute une « rue »2, à présent c’est : « …Un

canon qu’il faut désormais pour m’abattre. »3

, précise le héros blessé par

balles. Kateb Yacine a su « trouver un équilibre entre l’individu et le peuple profondément lacéré…et c’est ainsi que le héros…va au devant du sacrifice pour que l’ère des résistances avortées débouche sur la libération totale du pays»4.

La technique d’Eschyle et sa tragédie qui a su allier le peuple à la déchirure du héros, ont permis à l’auteur de réaliser l’un de ses plus grands souhaits : celui d’introduire le peuple et de figurer l’émoi collectif dans son théâtre.

b) Lakhdar/Prométhée

Mis à part le recours au chœur dans les pièces théâtrales, l’héritage grec s’inscrit dans les textes de l’auteur grâce à un autre procédé, qui cette fois-ci, fait référence à une figure mythique. En effet, ne faut-il pas voir derrière l’image de Lakhdar révolté et sacrifié pour la cause de la patrie et celle du peuple une sorte de Prométhée ?

En fait, le rapport qui lie Lakhdar à Prométhée n’est pas très évident à la première lecture. Néanmoins et après des lectures attentives, plusieurs indices émergent qui signalent des liens entre Lakhdar et le personnage mythique.

1Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé, op.cit. ., p.19.

2Ibid., p.18.

3Ibid.. p.18

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Pour cette référence grecque, l’auteur procède différemment. Il utilise plusieurs mythèmes propres à Prométhée, afin d’aider le lecteur à faire le rapprochement avec Lakhdar. Cependant, en multipliant le recours à certains traits et caractéristiques constitutifs du mythe prométhéen, Kateb permet une meilleure lecture de ce personnage.

Tout d’abord, l’élément qui revient sans cesse et qui nous renvoie à ce modèle mythique ce sont les lamentations de Lakhdar et ses tourments face au malheur qui le frappe : blessé par la police coloniale, il est poignardé par son parâtre Tahar. D’ailleurs la pièce s’ouvre par les gémissements de ce personnage, dont la voix plaintive s’étale sur plusieurs pages et s’accentue, pour passer progressivement de l’individuel au collectif afin de rendre sa voix au peuple opprimé par la colonisation :

« Le héros exprime le destin de la foule, qui vibre à l’unisson de ses épreuves, désormais celles de tous » dira J.Arnaud ;

Les cris de Lakhdar expriment maintenant la douleur du peuple agonisant, à l’image des blessés de la rue des vandales.

Un peu plus loin, le mythe de Prométhée révolté, qui se sacrifie pour son peuple vient d’avantage appuyer l’allusion à cette tragédie grecque. En effet, Lakhdar se révolte, non seulement contre l’envahisseur mais aussi contre la génération des pères, qui, lassée du combat, finit par accepter sa piètre condition humaine, à l’instar de Tahar le traître. Lakhdar, homme révolté puis sacrifié, suffit à ressusciter certains traits constitutifs du mythe où Prométhée :

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« …est devenue dans la culture occidentale le symbole par

excellence de la révolte (…) tout comme l’incarnation du refus de l’absurde et de la condition humaine. »1

En se sacrifiant, Lakhdar espère conjurer le sort d’une Algérie sans cesse colonisée afin qu’elle puisse retrouver sa liberté, J.Arnaud atteste à juste titre :

« … le héros, pris entre la solidarité du groupe et ses problèmes d’individu accepte d’être sacrifié pour que l’époque des révoltes échouées,

son pays aborde à cette révolution triomphante. »2

Ces deux actions qui comptent parmi les plus importantes et les plus

connues de Prométhée d’Eschyle qui : « … en donnant aux hommes

l’intelligence et le libre arbitre (…) ne leur enseigne pas la révolte contre les dieux, mais il la rend possible. »3, vont nourrir le personnage katébien. En effet, Lakhdar : « prend sur lui toutes les contradictions de la société dont il devient le révélateur. Ce n’est pas seulement à son passé personnel qu’il est cloué, mais à son peuple, et il ne peut renier ni l’un ni l’autre. »4

Inspiré par le combat de son père, Ali reprend le flambeau pour continuer la lutte, du moins, c’est ce que suggère la dernière scène de la pièce quand celui-ci s’empare du couteau de son père.

Les allusions à Prométhée d’Eschyle ne s’arrêtent pas là, mis à part cette double influence que l’on remarque, à savoir : l’introduction du chœur et les mythèmes de Prométhée ; Kateb réitère avec une allusion plus que suggestive et fortement significative en reprenant, presque fidèlement, la dernière scène de Prométhée.

1 Pierre Brunel (dir), Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Ed du Rocher, 1994. p.1187.

2 J.Arnaud, Op-cité, P625.

3 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit, P.1190.

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En effet, Lakhdar mort cloué à l’oranger, l’arbre qui symbolise le pays, fait expressément remonter l’image de Prométhée enchaîné au rocher sur le mont du Caucase ; J.Arnaud note qu’ : « Il rappelle Prométhée enchaîné sur son rocher, rebelle aux dieux et bienfaiteur des hommes. »1

1/2 Les formes implicites du legs grec a) L’île des Lotophages

L’héritage grec dans la tragédie a laissé des traces indélébiles sur la production théâtrale de Kateb de manière explicite. Toutefois, nous ne pouvons pas dire autant des autres textes katébiens. Malgré sa présence avérée dans l’œuvre de l’auteur, cet héritage demeure dissimulé et disparate pour revêtir d’autres formes, plus implicites.

C’est dans Le polygone étoilé que s’insinuent des intertextes avec

notamment le lexème « Lotophages ».

En effet, ce mot renvoie à la référence mythologique celle de la fameuse île des Lotophages. Ainsi donc, l’Odyssée d’Homère renaît de ses cendres et établit, de façon immédiate la connexion avec ce texte katébien dont le récit est sans proximité avec l’histoire mythique racontée par Homère et vécue par Ulysse

Une phrase a suffi à faire émerger l’hypotexte, qui n’est là que pour servir de comparaison entre le mythème des Lotophages, à savoir : l’amnésie et l’oubli provoqués par le lotus et Nedjma qualifiée par Lakhdar de :

« L’introuvable amnésique de l’île des Lotophages. »2

1Ibid., p.632.

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Par ailleurs, cette phrase du Polygone étoilé évoque, à son tour,

d’autres textes antérieurs de l’auteur qui en font référence de manière plus appuyée. En effet, J.Arnaud, rapporte que cette phrase figurant dans l’un des premiers textes, est un vestige de certains articles de l’auteur où l’île des Lotophages est utilisée pour identifier Djerba, l’île tunisienne.

Elle explique que c’est lors de son voyage en tant qu’exilé que Kateb Yacine produit des articles dotés d’une charge mythologique en faisant allusion à l’un des épisodes de l’odyssée.

Ces articles s’intitulant : Djerba, l’île de l’étrangère1

, Lotos2 et Les poissons sautent3, manifestent les liens qui les rattachent à l’épisode Odysséen par l’ancrage spatial qui est l’île de Djerba, l’île des Lotophages d’Homère.

Par ailleurs, l’un des trois articles, qui porte l’intitulé le plus évocateur, à savoir : « Lotos », pousse la référence plus loin en citant littéralement dira Arnaud, un des passages d’Homère :

« Kateb met dans la bouche le passage de l’Odyssée racontant l’aventure des Lotophages. Le policier poète, amoureux, esprit libre, illustre l’âme de Djerba. Ile de mélange de races et des cultes déviationnistes, où Mustapha rêve, comme les compagnons d’Ulysse, de se laisser aller au

bienheureux oubli… »4

b) Une structure au service du legs grec

Le roman de l’auteur se met, lui aussi à suggérer l’héritage grec par sa

structure. Bonn décèle ce caractère mythique dans, précisément,

l’ambivalence et la polyphonie qui régit la structure du roman Nedjma :

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Kateb Yacine, Djerba, l’île de l’étrangère, Action de Tunis, 14-7-1958. Cité par J.Arnaud, dans : Recherche sur la littérature maghrébine de langue française, le cas de Kateb Yacine, Op-cité,P.825

2 Kateb Yacine, Lotos, Dialogues, mars 1964, n°9, PP.32-34, cité par J.Arnaud, idem.

3 Kateb Yacine, Les poissons sautent, Révolution africaine, N°123, 5 juin 1965, pp. 21, cité par J.Arnaud , Idem.

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« la déstabilisation qu’opère Nedjma, tant de la forme romanesque du XXI siècle européen que des différents discours identitaires maghrébins qu’on l’a vu mettre à mal, ne se traduit pas seulement par une lecture des discours depuis un récit supposé transparent : l’opacité même du texte de Nedjma développe un foisonnement sémantique à travers lequel le roman est à la fois lecture et réalisation de grilles mythiques seules capables de donner forme à une histoire toujours en gestation. »1

L’ambivalence et la polyphonie du sens dans Nedjma lui confèrent

donc une portée mythique. En effet, le mythe n’est-il pas « …Une forme mouvante, polyforme, sujette à une constante palingénésie qui est le fondement même de sa ‘’vie’’ et de sa survie. »2

S’il y a bien une particularité que l’on peut, d’emblée, attribuer au

roman Nedjma, c’est bien sa mouvance et sa pluralité qui contaminent toutes

les structures internes du texte en question. Et comme nous l’avons précisé dans les chapitres précédents le roman se décline au pluriel, il défie toutes les lois d’unicité, le lecteur est confronté à plusieurs espaces, à une multitude de personnages principaux et à plusieurs espaces et thèmes…etc. On peut, même, relever la répétition de certains énoncés et de certaines scènes.

Cette redondance est, à la fois, déstabilisante pour la lecture et lourde de sens car l’un des traits constitutifs du mythe est, précisément, la redondance. A juste titre, Gilbert Durand écrit :

« La redondance est la clef de toute interprétation

mythologique. »3

1 BONN Charles, op. cit, p.74.

2 Que sais-je, La mythocritique et la mythanalyse appliquée à la littérature, PUF, 2012. chapitreV, p.92.

3 DURAND Gilbert, L’imaginaire littéraire et les concepts opératoires de la mythologie, Paris, LGF/Livre de Poche, 2000. P.200.

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Inutile de chercher une citation littérale ou une référence appuyée à la mythologie grecque, sa présence est quasi-nulle. Le texte katébien doit son héritage mythique à l’écriture de l’ambivalence et de la polyphonie. Charles Bonn explique que le discours mythique se trouve dans :

1- L’ambivalence des récits qui composent le roman.

2- Dans les personnages eux-mêmes, parmi eux Nedjma, car le choix de

son prénom rend, déjà, compte de cette polysémie qui contamine tout le texte : « N’est-elle pas à la fois symbole de la patrie à venir, et du

retour aux valeurs ancestrales les plus a-historique ? Or la

construction même du roman qui s’ordonne autour d’elle ou par elle multiplie cette ambivalence. »1

3- Enfin, une dernière caractéristique du mythe est à conférer au roman de Kateb : celle de la complémentarité et de la contradiction que donne à voir le texte. « l’ambiguïté du signifiant » dira Bonn, fait ressortir le caractère tragique du roman et permet, par la même occasion, de faire le rapprochement avec la tragédie grecque.

Dans le roman Nedjma, le legs grec se dévoile de manière beaucoup

plus implicite car, il n’est pas mentionné par à une référence, ou suggéré par une allusion, mais il se présente dans la structure même du texte. Ceci rend sa perception difficile mais une fois repéré, elle rend compte de la diversité des procédés mis en œuvre pour l’inscription de cet héritage commun à tout le bassin méditerrané.