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L’HERITAGE RELIGIEUX

1- Chez Kateb Yacine

Chez Kateb Yacine, l’héritage religieux est quasi-absent, si ce n’est la

pièce La Poudre d’intelligence qui vient l’inscrire parmi ses legs surtout

culturel, lié à son appartenance à un pays traditionnellement musulman.

La présence timide de l’héritage religieux peut se dégager à travers le personnage du Mufti qui est le haut représentant de la religion musulmane dans son pays. Toutefois, il est à signaler que ce personnage ne jouit pas des plus belles caractéristiques, bien au contraire, l’auteur nous présente, un personnage corrompu et hypocrite qui ternit l’image de la religion.

L’image de cet héritage qui se dégage est assez dévalorisante puisque l’auteur inflige au personnage, censé la représenter, les vices les plus

détestables qui soient. En effet, cette comédie met l’accent sur la

malhonnêteté de ces personnes manipulatrices qui détournent les propos du livre sacré, interdisent et tolèrent selon leurs propres intérêts et profits,

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mauvaise foi : « Nuage : Sultan, rends-moi justice…pour pouvoir faire de l’or

en cachette, comme c’est d’ailleurs leur habitude…»1

Au fil de la pièce, l’image du Mufti s’assombrit d’avantage, Nuage de fumée s’affaire pour prouver que ce personnage « son ennemi suprême » n’est qu’un faux dévot, un corrompu et un manipulateur, capable des pires mensonges, et prêt à sacrifier un individu malheureux et sans défense, pour sauver sa place auprès du sultan et préserver sa réputation aux yeux du peuple.

Cette situation ne tarde pas à se retourner contre le Mufti, d’ailleurs lui-même finit par tomber dans son propre piège, il est à son tour manipulé par Nuage de fumée qui le tourne en dérision en inventant la poudre d’intelligence qui n’est autre que les excréments de son âne. Ce tour de magie grotesque dévoile par la même occasion l’intéressement du faux dévot :

« -Nuage de fumée : ceci n’est rien. Lorsque l’âne divin -car ce n’est pas un vulgaire animal, mais un ami de dieu, un Elu qui accomplit son temps de pénitence- lorsque l’âne divin, dis-je, sera royalement nourri, et qu’il pourra solennellement, en présence de toutes les personnalités civiles, militaires, et religieuses, se soulager sur un tapis plus riche encore –car il aime les honneurs, et il a sa noblesse à lui- alors, Ô sultan, tu ne sauras que faire de l’or miraculeux…

-Nuage de fume : Eteignez la lumière ! Laissez venir

l’inspiration. Lorsque vous entendez un bruit caractéristique, alors, ô grand mufti, et vous doctes Ulémas, que vos mains s’allongent à l’unisson vers le tapis, et aussitôt vous palperez le salaire de la foi.

-Le Sultan : alors ?...

Le Mufti : Ma foi, je ne touche rien de consistant…

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-Nuage de fumée : ne désespérez pas, ça commence par l’or liquide.

-Le Mufti : Peut-être l’âne est-il malade ? Vous l’avez trop nourri. Nous sommes plongés dans un vrai marécage…Et pas la moindre pièce»1

Cette farce insulte doublement la haute fonction de ce représentant, non seulement elle l’afflige des pires vices mais en plus elle le ridiculise à travers un personnage grotesque qui, de plus, est considéré comme fou par la population. Tout au long du texte, Nuage de fumée, ce fou philosophe essaie de tourner en dérision les hauts représentants de son pays, y compris le Sultan. Le texte souligne leur malhonnêteté :

« Le sultan s’adressant au Mufti : j’en étais sûr. Ta place est donc à la tête des croyants, pour leur distribuer cette nouvelle richesse. Cette trouvaille tombe à pic pour couper court à toute revendication syndicale. Et dire qu’elle nous vient d’un philosophe progressiste…Pauvre diable ! Ils ignorent donc, lui et ses semblables, que nous sommes assez forts pour les réduire au silence, assez habiles pour retourner contre eux leur système ?»2

La farce glisse alors du ludique pour devenir une subversion, car le

discours tenu par Nuage de fumée envers le Mufti devient de plus en plus

virulent, la pièce finit même par traiter les Ulémas ainsi que le Mufti de charlatans comme nous le montre ce passage :

«Le policier : Circulez ! circulez ! Vous savez bien que vos Ulémas ont

interdit le maraboutisme. Nuage de fumée : pour en avoir le monopole»3

1Ibid.. p.85

2Ibid., p.109

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Persévérant, Nuage de fumée finit par mettre le peuple, représenté par le chœur, de son côté : son désir est d’éveiller sa conscience afin de démasquer et de découvrir le vrai visage du Mufti :

«Le Mufti nous a dit de venir te voir. S’il t’a choisi, c’est que tu es un

gredin, qui se moque de Dieu, tout comme lui…»1

La pièce place, alors sur le même niveau, un fou philosophe et l’un des plus hauts représentants de la religion. D’ailleurs, le peuple ne découvre pas seulement le vrai visage du Mufti mais aussi les dirigeants du pays, le Sultan en tête, et ce, grâce aux farces de Nuage de fumée qui rappellent celles de Djeha.

Chez Kateb Yacine, les critiques envers les représentants de la religion (Mufti et Ulémas) poussent à nous interroger sur la nature de leur présence : est-ce dans un but de désacralisation de ceux qui représentent la religion ?

En s’appuyant sur le texte, la réponse à cette question devient claire.

En fait, l’auteur met le doigt sur l’abus de pouvoir de certains représentants de la religion. Il dénonce certaines pratiques frauduleuses du Mufti afin d ménager ces propres intérêts. Cette comédie n’est certainement pas une parodie qui tente de désacraliser une religion. D’ailleurs, tout au long de la pièce, les reproches et les critiques sont uniquement dirigés contre, les représentants de la religion. Aucun verset n’a été détourné, aucune remise en question de l’écriture sacrée et surtout aucune transgression du texte sacré n’est à relever. Celui-ci est d’ailleurs complètement absent de la pièce. Tout ce qui importe à l’auteur c’est de critiquer les faux dévots et toute personne qui représente le pouvoir. En fait, c’est l’abus de pouvoir, en tout genre qui est largement dévalorisé à l’instar de ce passage qui montre bien que Nuage

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de fumée a bien démasqué tous les agents du pouvoir et de la justice : « Il a raison, la justice n’est juste que pour des hommes égaux, du moins en apparence.»1 dira le Chœur qui, grâce à Nuage de fumée, prend conscience de sa manipulation