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3.2 Digressions poétiques autour du corps féminin

3.2.1 Lecture sensuelle du corps féminin

La femme se situe au cœur des problématiques liées à l'érotisme. Elle est celle, rappelons-le, qui « transforme l'acte d'amour en une création ». L'évocation du corps, dans tout ce qu'elle implique de sensualité est inextricable de l'expression érotique. Objet de désir, créature séduisante des nuits partagées, la femme inspire des vers d'une sensualité exacerbée où la caresse, le baiser, le regard dépassent le langage. Le verbe mime le mouvement gracieux d'une main, la lueur d'une prunelle. C'est à travers l'exercice du blason103 que Paul Eluard suggère le mieux les contours du corps féminin.

Quelques uns des poèmes se lisent comme une véritable topographie de l'anatomie féminine par la capacité du poète à en retracer fidèlement les contours, les formes, à en redessiner les diverses régions. Cependant, la nudité suggérée recouvre une symbolique bien particulière pour Jean-Pierre Richard : « la nudité va donc constituer ici l'enveloppe

103 Le blason est issu d'une tradition médiévale oubliée, ressuscitée par les poètes du XVIème et perdure

jusqu'à la mort de Clément Marot. Le blason se définissait initialement comme l'art d'évoquer un objet du monde, qu'il soit concret ou abstrait, le tout avec objectivité. C'est Clément Marot qui le subvertit et en fait un usage particulier, celui de suggérer les contours de l'anatomie féminine : « Leur enseignant à diviser le corps féminin en maintes délicieuses merveilles, qui semblent provisoirement se suffire à elles- mêmes, Clément Marot offre aux blasonneurs de son temps une multitude de singuliers trésors, pour qu'ils les dérobent, et les expriment, et les énoncent de leur mieux » (extrait de Poètes du XVIèmesiècle, édition

établie et annotée par Albert-Marie Schmidt, Paris : Gallimard, 1953. p. 294. (Coll. : Bibliothèque de la Pléiade)). Nous pourrions citer « Le Beau tétin » de Clément Marot qui évoque en une trentaine de vers le sein, attribut du féminin s'il en est.

visible, et pourtant inexistante, « nulle » de l'instant. Elle est le monde concret de l'origine, mais aussi la forme immédiate de l'offrande. »104

Paul Eluard accorde une primeur aux lèvres, aux yeux, aux mains et aux seins parce qu'ils symbolisent tous un espace de la rencontre amoureuse mais aussi charnelle. La vue et le toucher sont ainsi particulièrement sollicités dans la poétique éluardienne. Ces deux sens contribuent à transformer le langage en acte. « Amoureuse au secret », poème extrait de L'Amour la poésie, semble illustrer notre propos :

Amoureuse au secret derrière ton sourire Toute nue les mots d'amour

Découvrent tes seins et ton cou Et tes hanches et tes paupières Découvrent toutes les caresses Pour que les baisers dans tes yeux Ne montrent que toi tout entière.105

Ce poème repose sur une versification particulière, en effet le premier vers est un alexandrin, le second quant à lui est un heptasyllabe tandis que le reste du poème est composé d'octosyllabes. L'alexandrin se décompose en un rythme binaire, avec une césure à l'hémistiche. Ce premier vers est entièrement tourné vers la femme « amoureuse au secret », le terme donne le ton du poème qui se veut un chant à l'amour, à la sensualité féminine. Il confère également un caractère espiègle à la femme qui joue de son sourire pour dissimuler sa passion. S'instaure alors un jeu entre les amants. Son sourire s'apparente au voile de sa nudité. Le terme « nue » laisse présager la dimension sensuelle du poème et invite à une topographie du corps féminin. La thématique du voile suggéré par l'hémistiche « derrière ton sourire » s'associe à celle du dévoilement dès le troisième vers avec l'enjambement du verbe « découvrent ». Le langage devient acte, « les mots d'amour », par leur seul pouvoir évocateur, dénudent le corps de la femme aimée, qui se révèle peu à peu. Chaque parcelle de peau révélée est mise en relief par la syntaxe du vers. Le recours à la polysyndète permet d'isoler chaque élément pour signifier leur caractère unique. L'énumération des seins, du cou, des hanches, des paupières sans cohérence apparente laisse deviner le mouvement du regard qui balaie le corps de haut en bas, de bas en haut et le sentiment d'exaltation qui en procède.

Ces deux vers convoquent la vue, ce n'est qu'aux vers suivants que le sens du

104 RICHARD, Jean-Pierre, Onze études sur la poésie moderne, Paris : Seuil, 1964. p.114. 105 ELUARD, Paul, L'Amour la poésie, « Amoureuse au secret », op. cit., p. 159.

toucher apparaît à travers les termes « caresses » et « baisers ». L'avant-dernier vers, dont la couleur surréaliste est indéniable, laisse entrevoir une métaphore. Les yeux de la femme fonctionnent comme des miroirs, les baisers la révèlent à elle-même. Le dernier vers affiche la volonté du poète d'ériger la femme en un absolu. Le « toi tout entière » fait écho à « toute nue », pour figurer le mouvement du particulier au général, de l'élément à l'entité, des seins, du cou, des hanches, des paupières, des yeux à l'être. Non seulement le corps est adulé, parcouru frénétiquement par la parole, dans un même souffle mais c'est encore la femme « tout entière » qui est adorée. Paul Eluard livre donc à travers ces quelques vers, concis mais intenses, un éloge au corps féminin, éloge dans lequel les mots s'allient aux gestes pour dire la passion amoureuse, ininterrompue (notons la seule présence du point final sans autre ponctuation tout au long du poème).

Parce que L'Amour la poésie est le recueil qui scelle les retrouvailles (non définitives) de Paul Eluard et Gala, il abonde en textes évoquant la nudité du corps. C'est pourquoi nous avons choisi d'analyser un autre poème, « Les représentants tout- puissants du désir », particulièrement éloquent pour le sujet qui nous intéresse :

Les représentants tout-puissants du désir Des yeux graves nouveau-nés

Pour supprimer la lumière

L'arc de tes seins tendu par un aveugle Qui se souvient de tes mains

Ta faible chevelure

Est dans le fleuve ignorant de ta tête Caresses au fil de la peau

Et ta bouche qui se tait Peut prouver l'impossible.106

Le premier vers, qui constitue en association au second, une ouverture originale au poème (par le nombre impair de syllabes, par la structure purement nominale) annonce la présence des yeux « les représentants tout-puissants du désir ». Les yeux symbolisent ainsi l'espace privilégié de l'érotique éluardienne : le deuxième vers laisse paraître une donnée essentielle les concernant, ils sont l'espace de la rencontre sensuelle. Ils symbolisent les supports d' « un univers érotiquement chargé », univers poétique qualifié comme tel par Whitney Chadwick. Les yeux, instance du désir, sont personnifiés à travers l'emploi des adjectifs « graves » et « nouveau-nés ». Cette caractéristique du visu révèle la nature sentencieuse du désir qui ne peut être assimilé à

un divertissement des corps. Le désir est pur, innocent, « nouveau-né ». Le dessein des yeux, « supprimer la lumière » est révélé au vers trois. L'obscurité réfère au monde de la nuit, la nuit étant l'instant d'élection de l'expression du désir. Le quatrième vers atteste d'une curiosité du langage proche de l'expérience de l'écriture automatique. Les images se succèdent sans vraie cohérence : « L'arc de tes seins tendu par un aveugle ». La nudité est mise en scène, « l'arc » suggérant la rondeur du sein.

Ce vers évoque sans doute la caresse, du moins le toucher, tandis que le sens de la vue est rompu par l'emploi du terme « aveugle ». Le sens du toucher est développé dans le vers suivant à travers la lexie « mains ». Le corps féminin est discrètement scruté, les mots glissant des yeux jusqu'aux seins, puis aux mains et remontant vers la chevelure. Opérant un mouvement du particulier au général, le poète clôt la strophe par l'évocation de la peau. Le toucher est mis en relief dans cette fin de strophe, les « caresses » se substituent aux regards. Les deux derniers vers se focalisent à nouveau sur une partie déterminée du corps féminin : la bouche dont la nature première est contredite. En effet, la parole est rompue, la bouche est muette. Paradoxalement, ce mutisme qui fait écho à l'aveuglement du quatrième vers, est plus éloquent que le langage lui-même. Pourtant, le mutisme n'altère en rien l'échange puisque la bouche « peut prouver l'impossible ». À travers la métaphore du silence, le poète ne suggère-t-il pas le baiser qui surpasse le langage ? Le corps féminin est donc scruté pour en livrer une lecture sensuelle où la vue et le toucher sont plus expressifs encore que les mots d'amour.