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1.3 Idéal d'unité et jeu des doubles

1.3.2 La dialectique du regardant regardé

Dans la poétique éluardienne, les yeux symbolisent un élément sensuel en même temps qu'ils sont au fondement d'une esthétique. Ils ouvrent une dimension sensuelle dans la mesure où ils créent un rapport intime. Mais ils fondent aussi une esthétique propre par leur nature double révélée47 : « Des yeux pour voir c'est bien, pour en profiter

c'est mieux. [...] Des yeux, on ne peut plus dire qu'ils voient sans être vus, car ils s'ouvrent dans d'autres yeux, dans d'autres corps par lesquels nous passons de la vie à la vie, de la chaleur à la chaleur, de la lumière à la nuit et de la nuit à la lumière. »48 Les

yeux ne sauraient être qu'un organe parmi les autres. Ils fonctionnent comme des révélateurs du réel. Ils entrent en résonance avec les objets du monde dans un mouvement dialectique. En effet, dans l'espace du visible il n'existe plus un regardant et un regardé, mais tout est simultanément regardant et regardé. La véritable relation amoureuse se fonde sur la réciprocité des regards, réciprocité qu'induit nécessairement

47 Cette dialectique du regardant – regardé fait écho, d'une certaine manière à celle du dévorant – dévoré du peintre et ami du couple Eluard, Salvador Dali. Les deux se font écho parce qu'au centre se tient une seule et même femme : Gala. Si le mode de relation éluardien se fonde sur la vision, pour Dali la « relation avec autrui, négligée délibérément jusqu'ici, sera fondamentalement « cannibale » (GÉRARD, Max, Dali ... Dali ... Dali..., Paris : Draeger, 1974. p. 5.)

la thématique du miroir. Réciprocité avérée dans le poème « Sous l'angle d'or »49 analysé

précédemment, avérée puisque le poème est construit selon un schéma rythmique explicite : la reprise en anaphore du syntagme verbal : « Lorsque nous nous regardons ». Aucune ambiguïté n'est probable. Ceci est déjà plus délicat dans le poème « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur »50 :

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, Un rond de danse et de douceur,

Auréole du temps, berceau nocturne et sûr, Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu. [...]

Le monde entier dépend de tes yeux purs Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Ce poème est significatif du point de vue de la dialectique du regard. Le poète est pleinement conscient de son double statut, il sait qu'il est regardé, cela est évoqué dans plusieurs vers, notamment dans le premier, mis en relief par une magnifique métaphore. Les yeux de la femme aimée voient et révèlent le poète à lui-même. Mais la femme est tout autant regardée que regardante. C'est ce que semblent indiquer les deux derniers vers. Ils évoquent par ailleurs une hypothèse précédemment étudiée, celle de la présence d'un féminin surnaturel. En effet, le féminin est survalorisé, érigé en totalité indépassable. En somme elle pourrait représenter une déesse dont la vision serait l'attribut absolu.

Ces derniers vers disent la double nature du féminin, objet de fascination auquel sont suspendus tous les regards mais aussi sujet qui scrute pour révéler l'homme à lui- même. Katharine Conley a fait de cette nature double une spécificité du féminin dans la poétique surréaliste. Dans les actes du colloque La part du féminin dans le surréalisme,

la femme s'entête, quelques critiques ont analysé diverses perspectives de la

représentation du féminin dans le groupe surréaliste. Selon Katharine Conley, qui a intitulé un article « La nature double des yeux (regardés/regardants) de la femme dans le surréalisme »51, le féminin jouit d'une spécificité. Si il peut avoir ce double statut, c'est

49 ELUARD, Paul, Une longue réflexion amoureuse, « Sous l'angle d'or » , op. cit., p.21-22.

50 ELUARD, Paul, Capitale de la douleur, « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur », op. cit., p. 139.

51 CONLEY, Katharine, « La nature double des yeux (regardés/regardants) de la femme dans le surréalisme » in La part du féminin dans le surréalisme. La femme s'entête. [textes réunis par Georgiana M.M. Colvile et Katharine Conley]. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle. Paris : Lachenal et Ritter,

avant tout en raison de la place que les hommes lui accordent au sein du mouvement. Nous le savons, l'imaginaire surréaliste s'est beaucoup nourri de l'évocation du féminin. Ce dont nous avons connaissance est aussi la part de la création féminine dans le surréalisme. Il est possible aujourd'hui de citer de grands noms féminins de l'art surréaliste (Leonora Carrington ou Lee Miller). Cette conjugaison des rôles (créatrice et inspiratrice à la fois) est précisément, pour l'auteure, ce qui permet au féminin d'être pleinement au sein de la dialectique regardant/regardée. La femme est avant tout regardée parce qu'elle possède un pouvoir d'attraction sur les hommes. Par sa différence, par sa capacité à nouer un lien avec l'inconscient, par sa beauté renversante, elle subjugue, elle illumine dans l'espace du visible. Elle apparaît comme un point de focalisation. Cette dimension est parfaitement explicite à tout point de vue, cela s'exprime par exemple à travers la figure de la muse. Mais d'une manière implicite, la poétique éluardienne met en exergue la fonction observatrice du féminin. Le poème analysé ci-dessus en témoigne, plus particulièrement le vers cinq. En filigrane naît l'idée que le regard féminin sert de point de révélation, le poète s'est révélé à lui-même à l'instant où les yeux de la femme aimée se sont posés sur lui.