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3.2 Digressions poétiques autour du corps féminin

3.2.2 Éloge de la beauté ?

« La beauté ou la laideur ne nous paraissent pas nécessaires. Nous nous sommes toujours autrement souciés de la puissance ou de la grâce, de la douceur ou de la brutalité, de la simplicité ou du nombre.

La vanité qui pousse l'homme à déclarer ceci beau ou laid, et à prendre parti, est à la base de l'erreur raffinée de plusieurs époques littéraires, de leur exaltation sentimentale et du désordre qui en résulta.

Essayons, c'est difficile, de rester absolument purs. »107

Tel est le manifeste pré-dadaïste de Paul Eluard, manifeste devenu par la suite une préface aux Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, publié en

1920. La nature contestataire du texte apparaît dans la remise en cause des fondements de la littérature. Les considérations esthétiques, affirme le jeune Paul Eluard, ne sauraient être des aspirations assez élevées pour les poètes. Il met en cause tout un pan de l'histoire littéraire, notamment les courants post-romantiques de la fin du 19ème108 pour

proposer un modèle de poésie qui serait le reflet d'une humanité et non d'un beau visage ou d'un corps difforme. Paul Eluard n'en était qu'aux prémisses de sa longue carrière, il semblerait que l'expérience de l'écriture, son adhésion au surréalisme, son caractère enclin aux contradictions aient métamorphosé sa conception de la poésie. En effet,

Capitale de la douleur, L'Amour la poésie, Une longue réflexion amoureuse témoignent

au contraire de son attrait pour la vénusté. Si, à l'image de Rolland Pierre dans son article consacré au vocabulaire, nous entreprenions de repérer les apparitions des termes liés au champ sémantique de la beauté, nous serions fort surpris de constater à quel point le sentiment du beau irradie les vers éluardiens. Ainsi le substantif beauté est-il répété inlassablement, ainsi que l'adjectif belle, parfois repris au sein d'une expression lexicalisée ou apparentée, comme dans « Les Gertrude Hoffmann Girls » :

Belles-de-nuit, belles-de-feu, belles-de-pluie109

Il est intéressant de constater par ailleurs que l'adjectif est adjoint à deux éléments essentiels de la poétique éluardienne : la nuit et le feu. La nuit, lorsqu'elle n'est pas solitaire est synonyme de partage, de fusion, de désir : du beau naît le désir. Quant au feu, il est un des éléments naturels privilégiés par Paul Eluard, le feu, qui par analogie, renvoie à la passion amoureuse, au foudroiement de la rencontre des corps. Le feu que l'on retrouve suggéré à maintes reprises à travers l'évocation de la couleur rouge et l'expression métaphorique ou littérale de l'orage.

Le terme resurgit également au détour de deux vers possiblement assimilables à un proverbe (nous connaissons l'attention particulière que porta Paul Eluard à l'art du proverbe) par leur concision et leur structure, il s'agit en effet d'un jeu de question – réponse dont le sens reste un mystère :

108 Pour Vincent Vivès, l'éloge de la Beauté chez les post-romantiques se substitue à l'amour de Dieu. Les poètes athéistes retrouvaient dans le sentiment du beau une sacralité perdue avec la perte de l'identité religieuse : « La mystique doit s'inventer une nouvelle sacralité afin de légitimer son existence et son statut. [...] C'est donc en mystiques que parlent bon nombre d'écrivains post-romantiques, en possédés de / par l'art, en prêtres de la Beauté. », La Beauté et sa part maudite, Aix-en-Provence : Publications de l'Université de Provence, 2005. p. 145-146.

Pourquoi suis-je si belle ? Parce que mon maître me lave.110

Dans Une longue réflexion amoureuse, les termes liés au champ sémantique de la beauté se font plus rares, nous en trouvons cependant une trace dans un court tercet dont la forme n'est pas sans rappeler le proverbe :

Belle épouse de mémoire Elle sortit de son lit

Comme on entre dans l'histoire.111

L'adjectif est parfois doublé d'un superlatif pour désigner la beauté absolue :

La plus belle inconnue112

À l'idéal de beauté s'oppose le dégoût de la laideur, le mépris de l'anormalité esthétique. Beauté et laideur se côtoient dans la littérature depuis ses fondements, cependant les critères ont évolué en fonction de codes sociaux. Les vers éluardiens, en marge de l'éloge de la beauté féminine, laissent paraître des termes évoquant la laideur :

ces deux soeurs lavandières, prenons-les à la gorge, elles ne sont pas jolies, et pour ce que nous voulons en faire, le monde se détachera bien assez vite de leurs crinières peignant l'encens sur le bord des fontaines.113

Si ce poème en prose évoque la laideur par le biais d'un euphémisme, un vers extrait d'Une longue réflexion amoureuse délaisse ledit euphémisme pour révéler explicitement le mot :

Ou la dernière ai-je les yeux

Moins absents que cette enfant laide114

Les rares apparitions des termes liés à la laideur n'éclipsent pas l'éloge de la beauté au féminin que Paul Eluard délivre dans ses vers. En revanche, ils côtoient les termes référant à une faiblesse de constitution, le corps est parfois mutilé.

110 ELUARD, Paul, Capitale de la douleur, « Pourquoi suis-je si belle? », op. cit., p. 78. 111 ELUARD, Paul, Une longue réflexion amoureuse, « Belle épouse », op. cit., p. 17. 112 ELUARD, Paul, Capitale de la douleur, « Celle qui n'a pas la parole », op. cit., p. 71. 113 ELUARD, Paul, Capitale de la douleur, « Le diamant », op. cit., p. 111.