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B. LEADER, un observatoire heuristique des usages locaux des territoires de projet

1. LEADER, le local entre l’État et l’Europe

« Territorialisation », « décentralisation »,etc… Le « local » semble à l’honneur depuis les années 80. Aussi bien la France que la Commission européenne ont cherché à reformuler leurs relations avec les « bénéficiaires » (vocable européen) et les collectivités locales (vocable national). En fait, plutôt qu’un phénomène parallèle, il s’agit d’un mouvement croisé où le « local » est progressivement devenu un enjeu stratégique pour la définition des relations entre l’Europe et l’État français. Le programme LEADER constitue l’un de ces

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ALVERGNE, Christel, TAUTELLE, François. Du local à l'Europe. Les nouvelles politiques d'aménagement du territoire. Paris: Presses Universitaires de France, 2002. p. 99

98 MULLER, Pierre. Entre le local et l'Europe. La crise du modèle français des politiques publiques. Revue française de science politique, 1992, Vol. 42, n° 2, p. 289-290

99ibid. p. 290

100 JOUEN, Marie. Comment l'Europe influence-t-elle les relations État-collectivités ? Pouvoirs locaux, 2002, Vol. 55, n° 4, p. 69-74

101 PASQUIER, Romain. L'européanisation par le bas : les régions et le développement territorial en France et en Espagne. In J. FONTAINE , P. HASSENTEUFEL. To change or not to change ? Les changements de l’action publique à l’épreuve du terrain. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2002. p. 171-188

points de tension où se cristallise la lutte visant à définir les prérogatives de chacun vis-à-vis de l’autre. En particulier, la commission européenne a placé l’innovation au cœur du programme pour opérer un déplacement symbolique des rapports de force (a). La traduction procédurale a toutefois vu le retour en force de l’État (b).

a) LEADER, manifeste pour l’autonomie locale

Élodie Lavignotte-Guérin a analysé dans sa thèse l’attitude de la Commission européenne à l’égard du développement local. Elle a conclu que ce champ constituait « l'axiome » de la plupart des interventions des fonds structurels102 de la Commission européenne103. Dans ce cas, pourquoi l’Europe s’intéresse-t-elle tant au développement local ? Pourquoi la plus grande échelle d’autorité publique (l’Europe) porte autant d’effort à soutenir la plus petite (le local) ? L’ambition serait, selon la même auteure, l'émergence d'un modèle européen d'action publique locale visant à diffuser et introduire de nouvelles façons de « penser » et de « faire » de l'action publique104. Mais surtout, c’est la dimension politique du projet qui interpelle. En effet, la Commission européenne adosse le développement local à la notion de développement endogène qui vise « à rendre la population d'un territoire plus autonome (…) des systèmes politiques dominés par les acteurs étatiques »105. Les motivations européennes à l’origine du programme LEADER portent donc, au moins partiellement, une critique du cadre national. Effectivement, Fred Célimène et Claude Lacour considèraient au début des années 90 que certains responsables des fonds structurels étaient portés par une véritable idéologie du développement territorial106.

LEADER se situe donc dans ce décor général de jeux stratégiques entre niveaux de gouvernance. De plus, à plusieurs égards, il en constitue une forme d’aboutissement. Si l’on souhaitait en écrire une archéologie au sein de la Commission européenne, il faudrait remonter au début de la seconde moitié du XXe siècle. LEADER s’y inscrit dans la lignée d’une longue bataille pour renouveler les fondements du développement rural : passer d’une

102 Les fonds structurels représentent les budgets alloués aux politiques européennes d’aménagement du territoire.

103 LAVIGNOTTE-GUÉRIN, Elodie. Expertise et politiques européennes de développement local. Paris: L'Harmattan, 1999. p. 9

104ibid. p. 11-13 105ibid. p. 95 106

CÉLIMÈNE, Fred, LACOUR, Claude. La réforme des fonds structurels européens : Eléments d'une théorie du développement régional communautaire. Revue d'Economie Régionale et Urbaine, 1991, n° 2

approche descendante à une approche ascendante107. Plus généralement, les années 80 ont été marquées par une « transformation de paradigme » en matière de développement régional selon les termes de John Bachtler108. En effet, une partie des agents de la commission européenne considérait qu’il fallait préférer le prisme territorial à l’intervention sectorielle pour penser l’action de la Commission. Il s’agissait d’introduire les principes du développement endogène comme complément à la PAC et surtout comme alternative à la forme de développement suscitée par les Programmes opérationnels (zonages et objectifs définis par la Commission européenne)109.

Cette approche a été rendue publique dans le rapport L’avenir du monde rural110 inspiré notamment de l’expérience française des « contrats de pays » lancés par la DATAR en 1975. On en trouvait déjà les prémices expérimentales dès 1985 dans les « programmes communautaires » qui cherchaient à construire des modes d’interventions spécifiques en fonction des territoires. Par exemple, les PIM111 proposaient d’intégrer les trois fonds structurels (FEDER, FEOGA, FSE)112. Cette approche fut consacrée à l’occasion de la réforme de 1988 avec la création de la Direction du Développement Rural à la DG VI. Immédiatement, les agents de cette direction ont proposé un programme qui lierait directement la Commission aux groupes d’action locaux par l’intermédiaire d’un contrat global auquel ils donnèrent le nom de LEADER… Le premier programme de Liaison Entre Actions de Développement Rural (LEADER) fut ainsi lancé en 1991. Au moment de son lancement, LEADER apparaissait original vis-à-vis des autres interventions européennes car il postulait que son efficacité dépendait surtout du degré d’association des acteurs locaux alors que les programmes classiques finançaient des projets isolés113. En somme, la notion de territoire de projet faisait son apparition en cherchant à substituer l’approche globale à la logique d’assemblage d’actions ponctuelles.

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SMITH, Andy. L'Europe politique au miroir du local. Les fonds structurels et les zones rurales en France, en Espagne et au Royaume -Uni. Paris: L'Harmattan, 1995. 300 p.

108 BACHTLER, John. Politiques et stratégies pour le développement régional : transformations du paradigme.

Territoire 2020, 2003, n° 8, p. 81-87 109

SMITH, Andy. Op. cit. 1995

110 COMMUNAUTÉS-EUROPÉENNES. L'avenir du monde rural. Luxembourg: Office des publications officielles des communautés européennes, 1988. 71 p.

111

Programmes Intégrés Méditerrannéens 112 SMITH, Andy. Op.cit. 1995 p. 56-57

113 Andy Smith le montra par l’intermédiaire de quatre points : les projets financés sont sélectionnés sur la base des propositions des acteurs locaux ; les structures sollicités se situent à un niveau de gouvernement intermédiaire : les intercommunalités ; les acteurs locaux disposent d’une enveloppe financière globale mais chaque action doit être co-financée ; le « Réseau LEADER » piloté par l’AEIDL113 incorpore une dimension transnational, (SMITH, Andy. Op.cit. 1995. p. 76-78).

In fine, LEADER constituait un message fort : faire confiance aux acteurs locaux dans leur capacité à trouver des solutions originales de développement. Il mettait en résonance une volonté politique décentralisatrice en cherchant à desserrer le pouvoir des États et une dimension technique en proposant l’approche globale du développement local. Le programme LEADER eut un franc succès et il est encore aujourd’hui cité en exemple.

b) Du manifeste à la conception du programme

La vision politique qu’incarne le programme LEADER se traduit en pratique par deux principes d’action : le partenariat et l’innovation. Le partenariat a pour enjeu de réconcilier le privé et le public, tandis que l'innovation vise à détecter et favoriser l'émergence de nouvelles formes d'action publique114. L’analyse d’Élodie Lavignotte-Guérin montre là encore que le lien entre le technique et le politique est directe : la valorisation d'une logique de l'innovation permet « un déplacement symbolique des lieux de pouvoir. Jusque-là, l'initiative venait du centre ; désormais elle est partagée. Elle peut venir d'un ailleurs »115.

Même si les modalités ont beaucoup varié, les principes LEADER sont restés identiques au cours des trois générations du programme : LEADER I (1991-1993), LEADER II (1994-1999) et LEADER + (2000-2006). Les principaux changements entre LEADER I et LEADER II concernent l’introduction du concept d’innovation comme critère d’éligibilité des projets et, surtout, le mandat confié aux Etats et/ou aux Régions pour la mise en œuvre du programme. Les États, et en particulier la France en effet avaient été irrités par le fait que LEADER I soit géré directement entre la Commission européenne et les groupes locaux116. Le passage de LEADER II à LEADER + fut marqué par la réduction à moins de 50% de la part des administrations et des élus au sein des comités de programmation et de suivi des groupes d’action locale. À cette mesure centrale impliquant la chute du poids du secteur public dans la gestion de LEADER +, s’ajoutent d’autres évolutions, telles que l’extension du programme à

114

LAVIGNOTTE-GUÉRIN, Elodie. Op. cit. 1999. p. 108. 115

Ibid. p. 111

116 Voir Andy Smith qui décrit comment l’État français a cherché et réussi à être présent dans LEADER I au moment de l’élaboration des programmes en particulier à travers la DATAR qui formait un « filtre » entre la Commission et les acteurs locaux. (SMITH, Andy. Op.cit. 1995. p. 180-187). À l’inverse, il met en évidence le rôle déstabilisateur du programme LEADER pour les réseaux étatico-départementaux : « Un des exemples les plus marquants de cette tendance (déstabilisation des réseaux d'acteurs) est fourni par le projet LEADER du centre-ouest Bretagne qui a permis la mise en place d'une stratégie de développement pour un "pays" situé au carrefour de trois départements et où auparavant toute coopération intercommunale avait été considérée comme impossible ». (SMITH, Andy. La subsidiarité, la cohésion et la communauté européenne. In. Territoires et subsidiarité. L'action locale à la lumière d'un principe controversé. Paris: L'Harmattan, 1997. p. 288).

l’ensemble des territoires de l’UE et l’accent mis sur la coopération transnationale et interterritoriale.

Les études de cas qui seront exposées dans cette thèse concernent les générations LEADER II et LEADER+. Ces dernières sont présentées par la Commission européenne comme un « laboratoire dans l’objectif de faire émerger et d’expérimenter de nouvelles approches de développement intégré et durable qui doivent influencer, compléter et/ou renforcer la politique de développement rural dans la Communauté »117. La Communication aux États-membres118 fixant les objectifs et attendus du programme considère que LEADER doit permettre aux « territoires » de répondre à quatre enjeux : les mutations du secteur agricole suite à la réforme de la PAC et aux exigences croissantes des consommateurs quant à la qualité des produits ; une prise en compte généralisée des préoccupations environnementales ; l’intégration de l’économie mondiale ; une diffusion et utilisation accélérées de nouvelles technologies de l’information et de la communication.

De manière plus générale et selon la Commission, LEADER est censé favoriser l’insertion des zones rurales dans le processus de « globalisation » sur trois plans : les marchés (différenciation des produits), la communication (étendre les zones de commercialisation au-delà des marchés locaux) et les normes (participation des zones rurales dans la définition des normes de production)119. Cette insertion dans les évolutions économiques globales obligerait les zones rurales à repenser leur mode de développement local selon deux principes d’action120 :

• le développement endogène : il s’agit de transformer les spécificités locales en ressources, autrement dit, de remplacer l’approche du développement local en termes de redistribution des richesses par celle de la « recherche de différences » (ressources endogènes),

• le partenariat local : fonder un projet de développement local apte à « conjuguer le local et le global » implique le recours à des « masses critiques », c’est-à-dire à des « territoires de projet » (échelle intercommunale) en favorisant le développement des réseaux et des démarches collectives.

117 Règlement 2000/C139/05, Journal officiel des Communautés européennes

118 Règlement 2000/C139/05, Journal officiel des Communautés européennes

119 FARRELL, Gilda. La valeur ajoutée de LEADER. LEADER Magazine, 2000, n° 23, p. 8, http://ec.europa.eu/comm/archives/leader2/rural-fr/biblio/valeur/art01.htm

Ces principes généraux sont ensuite déclinés en huit critères qui constituent la « philosophie LEADER »121 :

• une approche territoriale visant à définir une politique de développement à partir des réalités, forces et faiblesses d’une unité territoriale homogène présentant le plus souvent un caractère intercommunal,

• une politique ascendante dont le but est d’encourager la prise de décision participative au niveau local pour ce qui concerne les politiques de développement,

• la promotion du partenariat fondé sur la collaboration entre acteurs publics et privés,

• l’importance de l’innovation à travers l’impératif pour les actions financées de présenter un caractère innovant,

• une approche intégrée où les actions et projets prévus dans les plans d’action locale sont reliés et coordonnés en un ensemble cohérent,

• la mise en réseau et la coopération entre territoires dont le but est de faciliter l’échange et la circulation d’informations concernant les politiques de développement rural, la diffusion et le transfert d’innovation,

• le financement et la gestion de proximité fondés sur la délégation au groupe d’action local d’une part importante de la prise de décision en matière de financement et de gestion. Sur le plan réglementaire, LEADER+ s’inscrit dans l’article 158 du Traité de la Commission européenne qui indique que « la Communauté vise à réduire l'écart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions ou îles les moins favorisées, y compris les zones rurales ». La cohésion économique et sociale de l’espace communautaire est effectivement l’un des objectifs politiques fondamentaux de l’Europe qu’elle a structurés autour de cinq « objectifs opérationnels »122 et de plusieurs Programmes d’initiatives communautaires (PIC). Les premiers consomment plus de 90% des fonds structurels européens ; LEADER+ appartient aux 10% restants. En définitive, LEADER+ représente moins de 5 % des fonds structurels européens. Les PIC sont censés tester de nouvelles formes d’action publique qui seront ensuite intégrées aux « objectifs opérationnels ».

121ibid.

122

La phase de programmation 2007-2013 prévoit de simplifier ce système autour de trois objectifs, chacun financé par un seul fond européen.

La procédure de sélection des projets LEADER+ est la suivante :

• la Commission européenne délègue la gestion du programme aux Etats membres. En France, la DATAR123 a été désignée « autorité de gestion ». Elle a rédigé le programme national LEADER+, c’est-à-dire la déclinaison stratégique française qui fixe les modalités et les priorités de la mise en œuvre du programme. Elle a ensuite confié le suivi administratif au CNASEA,

• la sélection des projets locaux LEADER a été réalisée sur la base d’un appel à candidature unique pour toute la France. Les acteurs locaux doivent se constituer en « Groupe d’Action Locale » (GAL) pour pouvoir proposer un projet. Il s’agit d’un regroupement d’acteurs locaux caractérisé par un périmètre et composé d’au moins 50 % d’acteurs privés (entreprises, associations, etc.). Le « chef de file » en charge de sa gestion peut être une association, un Établissement Public de Coopération Intercommunale (EPCI), un syndicat mixte ou encore une collectivité locale. Le projet du GAL se définit comme « un projet de territoire » fondé sur une stratégie de développement intégré. Le GAL est responsable de sa mise en œuvre, c’est-à-dire d’une part, qu’il décide par l’intermédiaire de son comité de programmation et de suivi (CPS) quelles sont les actions locales financées et, d’autre part, qu’il en assure la gestion financière. Pour cela, le GAL dispose d’une « enveloppe financière globale » correspondant à toute la durée du programme (2000-2006). Les contrôles réglementaires et financiers sont réalisés a posteriori par le CNASEA,

• une fois les « projets de développement » déposés par les GAL, une présélection régionale a lieu sous l’autorité conjointe du Préfet de Région et du Président du Conseil régional avec l’association des présidents des Conseils généraux concernés et du Président des CESR (Conseils économiques sociaux régionaux). La Commission régionale d’aménagement du territoire (CRADT) est consultée pour avis,

• le Préfet de région transmet ensuite les dossiers de candidature à la DATAR accompagnés d’un avis motivé et synthétique ainsi que la liste des dossiers non sélectionnés avec l’avis motivé qui a conduit à leur rejet. Enfin, la DATAR valide définitivement les projets locaux sélectionnés.

Enfin, les territoires éligibles à l’initiative LEADER doivent être « de dimension réduite à caractère rural, formant un ensemble homogène du point de vue physique (géographique), économique et social. Les territoires sélectionnés doivent dans tous les cas présenter « une cohérence et une masse critique suffisantes en termes de ressources humaines, financières et économiques afin de soutenir une stratégie de développement viable. (...) La population du territoire ne devrait pas excéder en règle générale 100.000 habitants, pour les zones les plus densément peuplées (environ 120 hab. / Km²) sans être inférieure en règle générale à environ 10.000 habitants. »124.

À l’issue de cette présentation, il est possible de dresser une synthèse du rôle de chaque niveau territorial dans le programme LEADER :

• la Commission européenne fixe les objectifs du programme (élaborer une nouvelle approche du développement rural) et le cadre réglementaire,

• l’autorité de gestion (Conseils régionaux pour LEADER II et CNASEA national pour LEADER +) est en charge du respect des cadres stratégiques (sélection des candidatures des GAL) et réglementaire (validation réglementaire des projets des GAL),

• les GAL élaborent le contenu du programme LEADER (projet de développement local) et

assurent sa mise en œuvre (sélection et gestion des actions locales financées par LEADER).

Enfin, pour résumer, il faut rappeler les principales intentions de la Commission européenne :

• LEADER a une vocation expérimentale et vise à soutenir les actions innovantes,

• LEADER va dans le sens d’une autonomie forte des acteurs locaux dans la conception et

la mise en œuvre du développement local.