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Le Vietnam d’hier et d’aujourd’hui

Dans le document ASIATIQUE MODÈLE (Page 184-190)

1978 2019

Population 63,5 millions 97,48 millions 

PIB par habitant 134 dollars américains 2 564 dollars américains Part du PIB mondial (% de la

population mondiale)

0,2 0,5

% d’inflation 411 3

Espérance de vie (années) 69,9 76,2

Mortalité infantile (pour 100 naissances vivantes)

58 21

% de pauvreté ±75 9,8

% d’alphabétisation 87 97,3

La transformation du Vietnam est le résultat de deux choix fondamentaux.

Le premier a été la capacité du Vietnam à laisser le passé derrière, ce qui est remarquable compte tenu des dévastations subies par le pays au cours du siècle dernier, avec notamment quatre périodes d’intervention étrangère (chinoise, française, japonaise et américaine), plus de trois millions de victimes de la guerre et la dévastation causée par le délire économique communiste qui a suivi.

Le deuxième choix, lié au premier, a été la reconnaissance générale de l’importance des étrangers dans ce processus, malgré l’expérience coloniale. Un travailleur vietnamien l’a exprimé ainsi : « Nous grandissons avec les étrangers ».7

Ceci a conduit à une révolution d’attitude.

À Saigon se trouve le Musée des vestiges de la guerre. Inauguré en 1975 dans les locaux de l’ancienne agence américaine d’information, il a d’abord été étiqueté « Maison d’exposition des crimes des États-Unis et de leurs marionnettes ». En 1990, alors que les relations entre les États-Unis et le Vietnam s’amélioraient, il a été rebaptisé « Musée des crimes de guerre et de l’agression. » Il a adopté le nom actuel en 1995 lorsque les relations diplomatiques avec les États-Unis ont été renouées et les sanctions levées.

Depuis 2007, les navires de guerre américains visitent fréquemment les ports vietnamiens. L’armée vietnamienne mène régulièrement des exercices conjoints avec son homologue américain. Lorsque le secrétaire général de la Défense des États-Unis, James Mattis, a effectué sa deuxième visite au Vietnam en octobre 2018, il s’est arrêté à la base aérienne de Bien Hoa, à l’extérieur de Saigon, pour réaffirmer l’engagement des États-Unis à éliminer le toxique héritage que sont les dioxines, vestiges d’une guerre désastreuse. Bien Hoa est désormais le site (voir le chapitre 10) de l’un des plus grands parcs industriels du Vietnam.

On n’oublie pas que les forces américaines ont largué deux fois plus d’explosifs sur le Vietnam que ne l’ont fait les alliés sur l’Europe et l’Asie pendant toute la durée de la Seconde Guerre mondiale. Mais les Vietnamiens refusent d’être définis par leur passé.

Les intérêts américains au Vietnam se sont très vite agrandis et les États-Unis sont aujourd’hui l’un de ses principaux partenaires commerciaux et d’investissement malgré son faible point de départ au milieu des années 90, en raison de l’embargo américain et de la mauvaise santé de l’économie vietnamienne. Le commerce américano-vietnamien a atteint 451 millions de dollars américains en 1995.8 Depuis lors, il a été multiplié par cent pour atteindre 45 milliards de dollars américains, faisant des Etats-Unis le principal partenaire commercial du Vietnam.9 Entre 2010 et 2015, le Vietnam avait réalisé la deuxième croissance la plus rapide parmi les 50 principaux marchés d’exportation de l’Amérique. Les investissements américains se chiffraient à plus de 12 milliards de dollars américains en 2019.10

Pourquoi les pays africains n’apprennent-ils pas de ces expériences ? Après tout, le Congrès national africain (ANC) au pouvoir en Afrique du Sud a appris des Vietnamiens dans le passé.

Le Vietnam de l’ANC

En 1978, face à la concurrence interne du Black Consciousness Movement, d’Inkatha et du South African Students Movement, et Umkhonto we Sizwe ayant du mal à produire un impact militaire soutenu, Moscou avait conseillé à l’ANC de visiter le Vietnam nouvellement unifié. Là-bas, ils ont appris des stratèges vietnamiens comme son génie militaire, le général Vo Nguyen Giap–le « Napoléon rouge »–et la technique de la « guerre populaire ».

Une délégation, menée par le président de l’ANC Oliver Tambo et constituée de Joe Modise, Joe Slovo, Chris Hani, Alfred Nzo, Cassius Make et Mzwai Piliso passa deux semaines à Hanoi en octobre 1978. Malgré des différences évidentes entre les situations en Afrique du Sud et au Vietnam, compte tenu notamment de l’ampleur de l’implication des superpuissances et de l’intensité des conflits respectifs, la délégation de l’ANC est repartie, comme l’a observé le vétéran africaniste russe Vladimir Shubin,

«  profondément impressionnée par les méthodes vietnamiennes de lutte armée clandestine, en particulier la coordination des activités illégales de masse ».11 Ce faisant, ils ont appris qu’une révolution «doit marcher sur deux pieds: l’un militaire et l’autre politique».

Ils ont conclu que « l’expérience du Vietnam révèle certaines lacunes de notre part et attire notre attention sur des domaines d’une importance cruciale que nous avons jusque-là négligés ». Selon Tambo, cela a également révélé que l’ANC était « tombé dans une mauvaise situation stratégique, dans laquelle trop d’accent avait été mis sur la lutte armée, au détriment de la mobilisation politique, rendant l’équation impossible

».12 Les conclusions de la délégation ont été saisies dans le Livre vert, que Govan Mbeki a décrit comme « un document très important dans l’évolution de l’ANC et de la lutte sud-africaine ».13

Le Livre vert a permis une meilleure coordination des efforts politiques de l’ANC, notamment la création d’un « front populaire » sous la forme du Mouvement démocratique uni, le renforcement d’une aile de propagande et l’importance des efforts diplomatiques internationaux.

Une autre leçon clé tirée de la visite est que la guerre du Vietnam a été « gagnée » à Washington, et pas seulement dans les tranchées. Le général William Westmoreland, le commandant américain local, l’a qualifié de « première guerre de l’histoire perdue dans les colonnes du New York Times ».14

Le Vietnam a enseigné que pour que l’ANC réussisse à renverser le régime de l’apartheid, il lui faudrait bâtir un large front de soutien international, accroître la couverture médiatique et rallier les jeunes pour mettre sur pied un mouvement politique en mesure de faire face aux forces de défense sud-africaine d’antan. La lutte armée devait devenir « secondaire » à la propagande armée.15 À leur retour du Vietnam, l’ANC a pris un virage idéologique décisif du socialisme par « prudence tactique ».16

L’impact stratégique de la mission de l’ANC au Vietnam en 1978 sur le cours de l’histoire de l’ANC et de l’Afrique du Sud ne peut être assez souligné. Howard Barrell l’a qualifié de « moment de Damas », un tournant décisif entre un ANC exclusivement militant (et probablement voué à l’échec) et un ANC unifié et multiracial.

Ce changement d’orientation pragmatique soulève la question suivante : Si l’ANC a pu apprendre dans le passé, pourquoi pas maintenant ?

Si le parti prenait la peine de visiter le Vietnam aujourd’hui, il trouverait un pays transformé, où les cadres du parti sont au fait des principes du libre marché et de la réactivité institutionnelle, et où ils ne se contentent pas de prêcher l’importance des investisseurs, mais agissent pour créer l’espace et les garanties nécessaires.

Avec tous les inconvénients du modèle du parti unique, notamment la corruption généralisée et l’adhésion rhétorique au marteau et à la faucille omniprésents et aux bannières socialistes, la pensée contemporaine est suffisamment libérale et pragmatique pour réaliser la nécessité pour l’État de renoncer à son rôle dans l’économie. C’était là le résultat, selon David Lamb, de mettre « Karl Marx et Adam Smith dans un mixeur économique ».17

Le nombre d’entreprises publiques, comme décrit au chapitre 10, est une des mesures de ce processus. Les inscriptions en bourse en sont une autre. La bourse de Ho Chi Minh a été lancée en 2000 avec deux sociétés. Dix-huit ans plus tard, elle comptait 396 guichets avec une capitalisation boursière de 148 milliards de dollars américains, et 376 autres à la bourse de Hanoi.

La révolution ne se limite pas au monde de la finance et de la bourse. « La différence entre maintenant et alors », explique Le Phuoc Minh, directeur de l’Institut d’études africaines et du Moyen-Orient, « c’est que nous avons de la nourriture là où il n’y avait autrefois que la famine, et l’espoir de devenir une classe moyenne là où, auparavant, tout le monde était tout simplement pauvre. » 

C’était là le résultat du fait que l’état se soit mis à l’écart. Au lieu d’une croissance induite par l’État, comme le préconisent aujourd’hui de nombreux gouvernements africains, le Vietnam s’est appuyé sur le secteur privé pour assurer la croissance nécessaire au développement. Si le Vietnam, pays d’un socialiste irréductible comme le général Giap, a pu mettre de côté ses idéologies et dépasser son histoire, n’importe quel autre pays peut en faire autant.

Hier est un autre pays

Giap est décédé en 2013 à l’âge de 102 ans.

Son décès a marqué le changement des générations. Les dirigeants du temps de la guerre se sont tous estompés, au sud et au nord, et certains en exil. Bien que Giap reste un héros national, le Vietnam a renoncé à sa marque de leadership dans les années 1990, desserrant les rênes du contrôle de l’État et faisant place à l’entreprise privée. Bien que le Politburo, composé de 17 membres, et le secrétaire général du Parti communiste étaient toujours fermement au contrôle, le pays s’intéressait désormais à la prospérité et non plus simplement à la rhétorique révolutionnaire, à l’indépendance politique et à la survie économique. Vous ne pouvez pas manger l’idéologie, ni la conduire pour vous rendre au travail. Si la première lutte pour la libération avait été contre les Américains et les Français, la seconde s’est faite à travers la transition du doi moi à une économie de marché et une intégration mondiale. Une troisième lutte pourrait encore subvenir, comme l’explique le journaliste David Lamb, sur le plan politique, et cela plus probablement si le parti ne répond pas aux aspirations d’une jeunesse en phase de mondialisation.18

Innovez, ne regardez-pas en arrière

Ne pas rester coincé dans le passé s’applique également à la nécessité d’innover, quel que soit le niveau de réussite. Telle est la leçon que nous enseignent Fujifilm et Acer, les deux icônes commerciales asiatiques.

Fujifilm a été créé en 1934 et est devenu le deuxième plus grand producteur de films photographiques au monde derrière Kodak. Il était déterminé à surpasser Kodak et l’a finalement fait en 2000, juste à temps pour assister à une chute mondiale des ventes de films si drastique qu’elle a mis l’industrie à genoux. Lorsque Jun Ito, directeur

des opérations de leur siège social à Tokyo, a rejoint la société en 1994, le cinéma représentait 90% de leurs activités.19 Trois courtes années plus tard, le film était devenu non rentable.

Sans une vision avant-gardiste et la reconnaissance des temps changeants dès les années 1970, Fujifulm n’aurait pas été en mesure de développer son premier appareil photo numérique en 1988 et de se positionner comme le leader du marché du numérique avec 30% des parts du marché à la fin des années 90.20

Malgré cela, avec l’avènement de la technologie numérique, Fujifilm a quand même subi des pertes dramatiques. Les films et les appareils photos représentaient moins d’un pour cent de son chiffre d’affaires de 20 milliards de dollars américains, en 2019.

Mais leurs pertes n’étaient rien comparées à celles de Kodak, qui ne croyait pas que l’ère numérique signalait la nécessité d’un changement radical. Kodak qui, à son apogée, employait 145 000 personnes et détenait des milliards de dollars d’actifs, a déposé son bilan en 2012.21 Il avait été aveuglé par son propre succès.

Symbole d’une culture d’innovation et de réinvention, Fujifilm investit désormais plus de 6% de son chiffre d’affaires annuel en R&D. Comme l’a déclaré Shigetaka Komori, le PDG qui a réussi à sortir l’entreprise des temps difficiles, « Fujifilm est aujourd’hui engagée dans une telle variété d’entreprises qu’il est difficile de résumer tout ce que nous faisons. Mais une chose est certaine : cette entreprise est axée sur la technologie. » Acer a également dû innover rapidement pour rester à flot. La société fondée par Stan Shih en 1976 et une des rares marques reconnaissables de Taïwan, était le deuxième plus grand producteur mondial de PC au début des années 2000, mais a rapidement perdu ses parts d’un marché fortement concurrentiel et saturé. Avec l’essor généralisé des smartphones au début des années 2010, les perspectives et principales activités de l’entreprise se sont affaiblies, la démission de son PDG Gianfranco Lanci en 2011 marquait le paroxysme de sa chute.22

Le changement est intervenu en 2008 lorsque Acer s’est associé à Google pour développer des Chromebooks, des ordinateurs portables spécialisés fonctionnant sur le système d’exploitation Google Chrome. Son entrée précoce dans le marché et sa large gamme de produits ont aidé Acer à devenir le premier fabricant mondial de Chromebooks, dont la majorité sont achetés par les écoles.

Acer a dû se réinventer à nouveau en tant que fabricant spécialisé de jeux vidéo et d’ordinateurs de conception informatique, en produisant des machines haute résolution pour un marché spécialisé–la première entreprise de PC à le faire. Cette décision avait pour but de tirer pleinement avantage du marché mondial du jeu, estimé à près de 140 milliards de dollars américains, et qui devrait atteindre les 300 milliards de dollars d’ici 2025.23

L’innovation et les changements de direction occasionnels sont non seulement essentiels en termes de produits, mais aussi en termes de méthodes de production. La révolution de Toyota dans les techniques de fabrication l’illustre bien. Celle-ci a incité tout un courant de pensée à étudier le « système de production Toyota », le « juste à

temps » et d’autres lexicographies liées à l’usine « Lean ». En apprenant de l’étranger (en particulier des États-Unis), Taiichi Ohno a développé la méthode genchi genbutshu (qui se traduit littéralement par « allez voir par vous-même »), qui consiste à emmener les ingénieurs directement dans la salle de production, plutôt que de s’appuyer sur des hypothèses ou des idées préconçues.

La question de savoir si une entreprise comme Acer investirait au Zimbabwe nous a été posée ; c’est-à-dire, est-ce que la création d’un secteur de haute technologie pourrait régénérer une économie autrement défunte et créer des emplois ? Non, parce que le Zimbabwe n’a pas les bases nécessaires : l’électricité, une chaîne d’approvisionnement de produits électroniques, une cohorte d’ingénieurs locaux, des structures et des institutions de financement, des garanties suffisantes, des subventions gouvernementales, l’état de droit, la prévisibilité des politiques, et la facilité d’accès aux marchés–en fait, tout type d’avantages comparatifs qui en ferait un meilleur investissement qu’un pays d’Asie de l’Est. Ces « règles » d’investissement s’appliquent aux secteurs où les investisseurs ne sont pas attirés par la présence de matières premières. Il n’est pas facile de passer outre les bases, comme le démontre le chapitre suivant.

Conclusion : Regarder vers l’avant

Au Vietnam, le pragmatisme est profond. Ho Chi Minh était, en dépit de son statut révolutionnaire emblématique, toujours réaliste. Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le Viet Minh a reçu l’aide du Bureau des affaires stratégiques (OSS), le précurseur secret de la Central Intelligence Agency, Ho a présenté Washington comme le champion de la démocratie qui les aiderait à mettre fin au régime colonial. Son discours d’accession à l’indépendance le 2 septembre 1945 a commencé par invoquer les mots de Thomas Jefferson : « Nous tenons comme évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »24

Après la chute de Saïgon en 1975, le Viet Cong n’a pas déployé de drapeau au-dessus de l’ambassade des États-Unis comme il l’a fait à d’autres endroits. « Nous ne sommes pas autorisés à en lever un », a déclaré un soldat qui gardait les lieux. « Nous ne voulons pas humilier les Américains. Ils reviendront. »25

L’idée générale selon laquelle le succès de la croissance du Vietnam ne se résume qu’à des incitations ou à une main d’œuvre bon marché est une caricature grossière des choix politiques difficiles que Hanoi a dû faire, notamment l’engagement en faveur d’un changement libéral, aussi difficile et laborieux qu’ait été cette voie. Cela montre également que, quelle que soit l’importance de l’objectif de l’indépendance, il est nécessaire d’avoir un plan pour répondre aux aspirations de ceux qui ont combattu pour la liberté au-delà des pulsions étatiques et redistributives.

Cela montre que regarder vers l’avant–avec une certaine sensibilité–donne toujours de meilleurs résultats que de regarder en arrière et blâmer.

13 Définissez bien les fondamentaux

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