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Le style et les influences reçues par Konrad Witz

armez-vous de cette même conviction" (I Pierre 4, 1)"112. Dans la scène de Konrad Witz, Pierre porte donc les deux clés comme symbole de sa fonction d'intercession et la Vierge, à travers l'inscription, porte également le symbole de cette même fonction auprès du Christ. Miegroet a tout particulièrement développé cette idée d'intercession. Il remarque qu'aux Pays-Bas, la coutume de représenter une madone Sedes Sapientiae entourée d'anges sur les monuments funéraires se rencontre fréquemment.

La Vierge est représentée alors comme une Advocata nostra, comme c'est le cas dans la scène de Konrad Witz.

Nous voyons donc qu'un travail conséquent doit être effectué au niveau iconographique afin de comprendre l'intention de l'œuvre. Pour cela, il faut étudier comment chacun des épisodes représentés sur le retable de Genève fut interprété au travers du Moyen-Age. Le dépouillement des sources concernant l'exégèse biblique contribuera probablement à trouver un lien rattachant toutes les scènes.

Ce travail essentiel n'a pas encore été fait, bien qu'il soit primordial. Puis, il reste à étudier plusieurs aspects spécifiques au moyen des études scientifiques. L'examen des radiographies, ainsi que de la réflectographie, permettra probablement, espérons-le, d'apporter de nombreux éclaircissements.

V. Le style et les influences reçues par Konrad Witz

La question des influences qu'auraient reçues Konrad Witz, et en particulier celles qui se laissent apercevoir dans le retable de Genève, a donné libre cours à diverses opinions. On a décelé dans cette œuvre des influences italiennes, françaises, allemandes et flamandes. Pour cette dernière, il s'agissait essentiellement de déterminer duquel des deux maîtres, Campin ou Jan van Eyck, Konrad Witz fut imprégné et comment il entra en contact avec leur langage pictural. Nous allons voir plus précisément comment la question du style et des influences fut traitée.

V. a. L'influence italienne

Durant le XIXe siècle, l'inscription ne fut pas lue et donc l'identité du peintre restait inconnue.

Jean-Jacques Rigaud, le premier, propose une attribution113: le peintre vénitien Gregorio Bono. Il

112 Percussio lateris commemoratio passionis Christi est, de cujus vulnere salus nostra profluxit. Et nobis quoque pressurarum catena retentis, tale solatium ipse reddit apostolus Petrus, dicens : "Christo igitur passo in carne, et vos eadem cogitatione armamini" (I Petr. IV), BEDE, Expositio super acta Apostolorum, PL, vol. 92, col. 0972B-0972C.

113 RIGAUD 1845, p. 49.

suppose en effet que le peintre du retable devait venir de l'étranger, car il lui semble qu'il n'y avait pas, à Genève, un peintre capable d'exécuter une telle œuvre et Gregorio Bono, justement actif à Chambéry en 1414114 où il peignit le portrait d'Amédée VIII, puis le château de Ripailles ainsi que le décor du château de Chambéry, semble le seul artiste qui aurait pu peindre les volets115. Bien que ses arguments ne s'appuient pas sur des considérations stylistiques, Rigaud avait tout de même soupçonné un lien entre les deux artistes et qui existe peut-être d'une manière éloignée. En effet, nous savons que Gregorio Bono s'est associé en 1440 avec Jean Sapientis, peintre et verrier allemand, durant trois ans à Chambéry116. Or, il a été supposé que ce Jean Sapientis était le père de Konrad117 (le Hans Witz de Constance) d'autant que ce dernier semble être absent des archives de Constance entre 1437 et 1443. Il convient cependant d'avouer que les preuves pour créer un lien familial entre Jean Sapientis et Konrad Witz sont ténues et nous verrons plus loin (note 159) qu'il ne s'agit en tout cas pas d'un lien filial mais plutôt fraternel. Quoiqu'il en soit, Rigaud n'avait pas tout à fait tort puisque l'on perçoit dans le retable une influence italienne. Girodie a supposé rapidement que Konrad aurait pu voir les œuvres de Gregorio Bono118, ce qui paraît vraisemblable. Par la suite, quelques auteurs percevront l'art italien dans la peinture de Witz. Burckhardt déjà relevait que Konrad Witz fut influencé par le style de Masaccio au moment où il vint à Genève119. La critique discerna le langage italien dans plusieurs parties du retable de Genève: dans la Délivrance d'une part, par la position de l'ange ainsi que par la liberté de mouvement des gardes120 et d'autre part dans l'Adoration, puisque l'alignement espacé des Mages, archaïsant pour les Flandres où les Mages tendent à être plus centrés, est fréquent dans l'art italien121. Il fut remarqué que l'attitude du dernier roi rappelle un prototype italien à l'origine du jeune roi de l'Adoration de Vittorio Pisaro ou de Gentile da Fabriano. Par ailleurs, le motif de la Vierge d'humilité, bien qu'abondamment repris dans les Flandres, provient d'Italie122. Les auteurs qui étudièrent et mirent en avant le plus l'influence italienne sont Florens Deuchler et Charles Sterling qui aboutirent simultanément aux mêmes conclusions. Ils estimèrent que Konrad Witz se rendit à Florence123 et vit un haut-relief représentant saint Jean en prison et qu'il en exploita librement certains éléments compositionnels et l'impact plastique dans la scène de la Délivrance124. Cette représentation,

114 Rappelons qu'à ce moment, on pensait que le retable datait de 1415.

115 Les catalogues du Musée Rath (RATH) de 1859 et 1870 suivent cette attribution : "Ces peintures portent la date de 1415 et sont attribuées à Bono Grégoire, peintre vénitien, qui vint en 1414 en Savoie, où il décora l'église de Ripaille et le château de Chambéry." (RATH 1859, p.91-92 ; RATH 1870, p. 55).

116 Voir MUGNIER 1891.

117 MANDACH 1911, p. 407 et MANDACH 1918; BURCKHARDT 1913, p. 515.

118 GIRODIE 1911, p. 78. absence des archives de 1437 à 1441. Il aurait suivi la partie minoritaire du Concile, se ralliant à Eugène IV, qui se rendit de Bâle à Ferrare, puis de Ferrare à Florence en 1439.

124 STERLING 1986, p. 30;

réalisée par Leonardo di Ser Giovanni et Betto di Geri, durant la deuxième moitié du XIVe siècle, se trouve sur l'autel en argent du Baptistère de Florence, aujourd'hui conservé au Musée de l'Oeuvre de la Cathédrale. Le groupe des gardiens et la tour oblique s'intégrant dans une loggia rappellent fortement la scène de la Délivrance125. Deuchler pense également que Witz eut connaissance de la Trinité de Masaccio, à Santa Maria Novella, en comparant la tête de la Vierge dans cette œuvre avec Sainte Anne dans la Rencontre à la Porte dorée du Kunstmuseum de Bâle. De plus, il rapproche du Christ de la Pêche Miraculeuse une figure de la fresque du Déluge, à l'origine dans le Chiostro Verde, de Paolo Ucello.

V. b. Les influences françaises et savoyardes

Mandach pensa que l'idée de la représentation d'un paysage réel a pu naître chez Konrad Witz suite à son contact avec l'art savoyard et français durant son séjour à Genève. Plusieurs miniatures des Heures de Turin présentent des paysages et offrent une parenté d'esprit avec le retable de Genève126. Il estime également que Konrad Witz a dû séjourner longtemps en Savoie pour subir l'influence de la région et celle de l'art français à travers les œuvres qui se trouvaient à la cour de Savoie et, par conséquent, il a peint d'autres œuvres, dont la Crucifixion, conservée à Berlin et représentant le lac d'Annecy127. Fischer relève l'influence exercée sur Konrad Witz des frères Limbourg perceptible dans le Saint Christophe de Bâle et bien entendu dans le retable de Genève128. Bonne de Berry, fille du duc Jean de Berry, hérita des Très riches heures en 1416, puis elle le transmit à son fils Amédée VIII. Les frères Limbourg exercèrent donc une forte influence sur la production des miniatures à la cour de Savoie129. Il se pourrait bien que là soit l'origine du paysage du panneau de la Pêche miraculeuse.

V. c. Les influences souabes et allemandes

Les rapprochements stylistiques entre Konrad Witz, Lucas Moser et Stephan Lochner furent mis en évidence déjà par Burckardt130 et personne ne contredit cela par la suite, tant la marque souabe dans la peinture de Witz est évidente. Le retable de Tiefenbronn de Lucas Moser fut l'œuvre qui fut la plus souvent mise en parallèle avec le retable de Genève. Par ailleurs, le langage de Maître Franke se

125 DEUCHLER 1986, p. 13; RÖTTGEN 1987, p. 99 s'oppose totalement à voir une trace d'art italien dans la peinture de Konrad Witz et à considérer qu'il soit allé en Italie.

126 MANDACH 1907, p. 374; GARDET 1965, p. 84 rapproche le panneau de Sainte Madeleine et Sainte Catherine, conservé à Strasbourg.

127 MANDACH 1911, p. 406.

128 FISCHER 1942, p. 104.

129 MIEGROET 1986, p. 64.

130 BURCKHARDT 1901, p. 305; 307 et BURCKHARDT 1906, p. 190.

discerne chez Witz dans sa manière de peindre les visages, leur rudesse, leur simplicité, sans aucune trace d'affectation particulière131.

V. d. L'influence flamande : Van Eyck ou Campin ?

Il est incontestable que Konrad Witz eut d'une manière ou d'une autre connaissance du langage flamand. Burckhardt132 avait signalé l'influence exercée par Van Eyck et Campin sur Konrad Witz et émit l'hypothèse d'un voyage du jeune artiste dans les Pays-Bas avant 1430133 ou d'une rencontre éventuelle de Witz avec Van Eyck à Bâle. Quelques années plus tard, Burckhardt proposa une autre hypothèse : Konrad reçut le style eckyien par son père, qui rencontra le maître flamand lors d'un séjour à Bruges en 1424-1425134. Un "Hance de Constance" est effectivement attesté à la cour de Philippe de Bourgogne ces années et l'on sait qu'il rencontra le grand maître flamand. Quant à l'influence de Campin, Burckhardt note qu'elle se fait sentir plus tardivement, vers le début des années 1440135. Campin a probablement séjourné en Savoie en 1428 lors de son retour d’un pèlerinage à Saint-Gilles, effectué suite à une condamnation prononcée à Tournai. Il s'arrête à Dijon et peut-être en Savoie où il laisse des traces de son activité. C'est au moment de son arrivée à la cour de Savoie que Konrad Witz aurait pu avoir connaissance de l'art de Campin136. Sterling137, le premier, note des ressemblances entre certains motifs de Konrad Witz et des miniatures des Pays-Bas contemporains. Par exemple, l'Eglise et la Synagogue du Retable du Salut s'apparentent à la Sainte Dorothée d'un manuscrit conservé à la Pierpont Morgan Library à New-York138, daté d'avant 1431, et de même entre la Pêche Miraculeuse de Witz et l'Appel de Pierre139 du manuscrit. Le cardinal Hugues de Lusignan à Bâle fut en contact avec l'évêque d'Utrecht et reçut de lui un manuscrit enluminé dans cette ville-ci140. Le manuscrit conservé à New-York provient du même atelier qui enlumina le manuscrit offert. Sterling141 suppose également la présence en Savoie, au moment du Concile de Bâle, d'une miniature ou d'un petit tableau de Van Eyck dans lequel le rôle de l'eau était important. De cette œuvre, désormais perdue, nous conservons le

131 GARDET 1965, p. 84.

132 BURCKHARDT 1901 pp. 305-307.

133 Miegroet fut le premier à réfuter la probabilité d'un voyage de Konrad Witz aux Pays-Bas, car à ce moment, les habitants du Rhin Supérieur ne pouvaient se rendre que difficilement dans les états bourguignons (MIEGROET pp. 6 et 31).

134 BURCKHARDT 1906, p. 190.

135 BURCKHARDT 1913, p. 517. A propos de l'influence de Campin, voir en particulier GIRODIE 1931.

136 TROESCHER 1967, STERLING, 1969.

137 STERLING 1971, pp. 24-25. Dans cet article, l'auteur traite également d'un voyage que Petrus Cristus aurait pu effectuer dans le Rhin Supérieur vers 1433/34 et exercer ainsi une influence sur Konrad Witz. Il remarque en effet des analogies entre le maître flamand et le Retable du Salut ainsi que le Saint Christophe.

138 Ms 87, fol. 422. New-York, Pierpont Morgan Library.

139 Fol. 207v. Voir aussi à ce propos STERLING 1986, note 46.

140 Ms Lat. 432. Paris, Bibliothèque Nationale. SCHAUDER 1991, montre qu'il n'est pas possible que Konrad Witz ait pu côtoyer les miniaturistes d'Utrecht.

141 STERLING 1986, p. 27.

souvenir au travers d’un panneau flamand conservé à Philadelphie142. Sans ce précédent, le Saint Christophe n'est pas concevable.

Chapuis, dans sa remarquable thèse écrite en 1992, met un terme à la discussion sur la formation ou non de Konrad Witz aux Pays-Bas. Il commence tout d'abord par discerner les caractéristiques stylistiques communes entre Witz et Van Eyck ou Campin : la virtuosité dans la représentation des différents matériaux, la plasticité des figures, et surtout, la présence d'ombres projetées en diagonale, motif rencontré pour la première fois dans l'Annonciation du Retable de Gand143. Et finalement, en se basant sur des examens techniques et leur analyse approfondie, il parvient à conclure que Witz n'a pas été formé aux Pays-Bas mais probablement en Allemagne144. Il existe en effet chez Konrad trois traits essentiels non-flamands, à savoir la manière d'exécuter les hachures dans le dessin préparatoire, la liberté de la touche aussi bien sur le dessin que sur la couche picturale et enfin l'addition de pigments noirs pour les zones ombrées. Or, ces caractéristiques se retrouvent en Allemagne. Nous pouvons constater que les examens techniques ont permis à Julien Chapuis de comprendre la formation artistique de Konrad Witz et il est dès lors d'autant plus évident que ces examens doivent impérativement être effectués sur le retable de Genève afin d'appuyer ces conclusions.

Nous voyons donc que principalement quatre influences furent perçues dans l'art de Konard Witz : italienne, au travers d'un éventuel séjour à Florence durant le Concile; française, par le séjour du peintre en Savoie; souabe et allemande de par ses origines et finalement flamande, soit par un voyage, soit par son père, soit par une rencontre à Bâle avec Van Eyck, ou soit au travers des miniaturistes d'Utrecht présents à Bâle durant le Concile. Nous avons rendu ici une vision extrêmement synthétique et simplifiée de la question des influences, mais nombreux sont les spécialistes qui ont traité la question d'une manière approfondie et nous nous permettons de renvoyer le lecteur à ces auteurs145. Nous voulons ajouter que les attributions successives données aux panneaux du Retable du Salut sont révélatrices des diverses influences et des différents langages perceptibles chez Konrad Witz. En effet, les panneaux furent attribués durant le XIXe siècle à Guido da Siena, Margaritone von Arezzo, à Giotto ou à son école, à un maître italien du XIIIe siècle, à l'école franco-bourguignonne, à Gerrit von Sint Jans146. On pensa donc à des maîtres italiens, bourguignons et

142 voir STERLING 1971, fig. 51.

143 CHAPUIS 1992, pp. 9-10 et plus particulièrement sur les ombres portées pp. 40-41.

144Ibid., p. 89-92.

145 Voici les articles qui nous semblent les plus pertinents en ce qui concerne le style et les influences reçues par Konrad Witz : BURCKHARDT 1901 et 1913, SCHMARSOW Die Biblia pauperum, 1907, REAU 1910, ESCHERICH 1916, GRABER 1921; WENDLAND 1924, GANZ 1924, GLASER 1931, FISCHER 142;

SCHMIDT ET CETTO 1947; GANZ 1947, STANGE 1951; BARRUCAND 1972; MIEGROET 1986;

STERLING 1986; RÖTTGEN 1987; CHAPUIS 1992.

146 BURCKHARDT 1936, pp. 135-136; ÜBERWASSER 1938, p. VIII.

flamands et seule la découverte de Burckhardt permit de les attribuer d'une manière certaine à leur véritable auteur.

Il reste dans ce chapitre encore un dernier élément à soulever : celui de la participation d'éventuels aides pour l'exécution du retable de Genève, en particulier dans la scène de la Délivrance.

L'hypothèse d'une probable collaboration fut émise par Hans Miegroet147 qui se basait sur l'observation d'une différence de conception et de réalisation de l'espace entre les panneaux. En étudiant brièvement le dessin sous-jacent du retable de Genève, il est vrai que nous constatons une différence de traitement entre le panneau de la Délivrance et les autres. Cependant, après un examen un peu plus approfondi et en comparant avec le dessin sous-jacent du Retable du Salut148, nous remarquons que le dessin de la Délivrance est proche de celui du Retable du Salut. Un examen détaillé des dessins sous-jacents doit nous permettre de répondre à la question de la participation ou non d'aides dans l'élaboration du retable de Genève.

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