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Le réseau, espace spécifique des revues littéraires

« réseau » de revues littéraires

5.2 Le réseau, espace spécifique des revues littéraires

Enfin, pour approcher complètement une revue (à la foislieuetmilieu), il importe de la situer dans l’espace spécifique dans lequel elle trouve place : il faut saisir son inscription dans leréseaudes revues. La démarche ici est la même que dans la théorie des champs : tout comme la position de l’agent ne s’apprécie que relativement aux autre positions, c’est à diredans le champ, on pensera les revues de manière relationnelle, au sein du réseau dans lequel elles s’insèrent. Le terme de réseaupeut s’appliquer à la réalité « molle » de cet espace que nous avons défini (par opposition auchamp) comme étant sans clôture (ouvert et en permanente reconfiguration), sans spécificité (hybride, sans spécialisation), régi par une logique de solidarité (qui fédère la collectivité) et dans un rapport problématique au temps (à saisir en diachronie) (cf. supra, chapitre I). À la suite de Gisèle Sapiro, on peut le concevoir comme « semi-institutionnalisé » dans la mesure où les revues sont « plus ou moins éphémères » (cf.le rapport problématique au temps) et « aux contours relativement flous » (cf.l’absence de clôture et la non-spécificité). Ce réseau, comme nous l’avons vu, est une réalité complexe, en permanente reconfiguration. En partie explicite, inscrit dans le texte même de la revue, le réseau se présente partiellement comme une réalité tangible (mais mouvante : elle se configure autrement dans chaque livraison de revue) ; en partie caché, discret, implicite, relevant de la correspondance privée ou du dossier d’archive, le réseau est partiellement aussi le résultat d’une reconstitution (qui a tendance à figer les lignes de forces, à mettre en évidence les éléments significatifs). Ce réseau se tisse tant par les relations « humaines » (échange de collaborateurs, participation à des projets communs, échange de correspondance, etc.) que par des citations intertextuelles. En synchronie (sur base de ce qu’en dit une de ses livraisons), on peut donc situer une revue par rapport aux autres auxquelles elle fait référence (ne fût-ce qu’en citant leur nom, dans une rubrique

« revues reçues » par exemple), mais aussi par rapport à celles avec lesquelles elle entretient des liens concrets, quels qu’ils soient. C’est bien l’ensemble de ces autres revues (citées ou avec lesquelles une relation concrète est établie) qui permet d’expliciter sa position. En diachronie, la problématique est aussi double : la revue est à situer par rapport à celles qui ont parlé / vont parler d’elle (soit un réseau intertextuel) et par rapport à celles avec lesquelles une filiation peut être établie, en amont ou en aval (autre titre porté par un même comité de rédaction, reprise de collaborateurs, résultat d’une scission, etc.).

Dans le cas des revues littéraires belges, modernistes et d’avant-garde, le réseau qui

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émerge comporte un très grand nombre de titres différents. Pour des raisons pratiques, il ne sera pas possible de décrire exhaustivement la totalité du réseau des revues, mais seule-ment les lignes de force qui se dégagent. Nous verrons que seules certaines parties de ce grand réseau de revues entretiennent des liens fréquents et privilégiés. Ce sont surtout ces portions de réseau qu’il nous importera de mettre au jour. Par rapport à la réalité textuelle et humaine de ce réseau des revues en permanente reconfiguration, nous effectuerons donc une reconstruction partielle, sélective et signifiante. En prenant comme point de départ ce que la revue dit du réseau dans lequel elle s’insère, et ce que les sources externes (archives, correspondances) permettent d’établir comme relations effectives, nous espérons proposer une approche de l’objet relativement indépendante des classifications établies par l’histoire littéraire. Cette approche, qui ambitionne de saisir la revue à la fois dans son histoire et son évolution propres et dans le réseau dans lequel elle s’insère, combinera une mise en récit et une modélisation plus visuelle. Le défi est en effet de rendre compte de l’existence de la revue, en tant que forme éditoriale périodique — c’est à dire à la fois de son rap-port particulier au temps et de son inscription dans une rap-portion signifiante du réseau — si possible avec autant d’efficacité que l’étiquetage sommaire des histoires littéraires, mais sans tomber dans une vision réductrice de l’objet. Pour illustrer notre propos, nous repren-drons l’exemple déjà cité de la revue « d’avant-garde »Ça Ira, en exploitant les données recueillies pour notre mémoire de DEA. À la place d’une indication de type «Ça Ira, re-vue d’avant-garde, mensuelle, Anvers, 1920–1923 », nous proposons un schéma qui permet d’appréhender instantanément et concrètement la vie de cette revue (figure 5.1).

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avr. mai juin juil. août sept. oct. nov. déc. jan. fév. mars nov. mars mai juil. jan.

La Drogue Ça Ira

n°1 à 6 n°1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 n°13 à 15 (s.d.) n°16 17 18 19 20

Dada

déc jan fév mars avr mai juin juil. août sept. oct. nov. déc jan fév mars avril mai juin juil août sept oct nov. déc jan févr mars avril mai juin juil. août 1-Nov 20-Dec 28-Feb

Lumière

Il importe de marquer les livraisons dans une double temporalité (celle du calendrier et celle de la numérotation de la revue), et de pointer les moments significatifs (numéros spéciaux, cahiers, etc. ; ici, le numéro « Dada ») pour avoir un aperçu de la vie de la revue, saisie dans son rapport au temps et dans son rythme propre. Ici, on constate un essoufflement après une année d’existence ; le numéro Dada qui « fait événement » ; une difficulté à se maintenir (mais une volonté de le faire : on peut se demander pourquoi tirer sur la corde jusqu’en janvier 1923 ?).

Pour mieux comprendre, il y a intérêt à replacer la revue dans son contexte immé-diat, en rapport avec les revues qui lui font concurrence ou qui entretiennent avec elle une filiation, en l’occurrence, le contexte anversois (figure 5.2).

La Drogue précède immédiatement Ça Ira. Par sa périodicité (hebdomadaire), on visualise sans peine qu’elle se voulait plus en prise avec l’actualité. Cela se confirme à l’examen du format de la revue (La Droguejournal de deux pages ;Ça Irabrochure d’une trentaine de pages). Un journal étant plus rapidement composé, les membres du groupe

Chapitre 5. En guise de conclusion : un « réseau » de revues littéraires 47

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avr. mai juin juil. août sept. oct. nov. déc. jan. fév. mars nov. mars mai juil. jan.

La Drogue Ça Ira

n°1 à 6 n°1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 n°13 à 15 (s.d.) n°16 17 18 19 20

Dada

déc jan fév mars avr mai juin juil. août sept. oct. nov. déc jan fév mars avril mai juin juil août sept oct nov. déc jan févr mars avril mai juin juil. août 1-Nov 20-Dec 28-Feb

Lumière

rassemblés autour de Van Essche ont ainsi pris de vitesse l’équipe d’Avermaete, les deux groupes étant rivaux suite à la scission du « Cénacle » anversois juste avant la fin de la guerre. Par ailleurs, cette confrontation offre un autre éclairage sur l’obstination à paraître encore début janvier 1923 : malgré une reprise difficile après l’été, la revueLumière conti-nuait à paraître (numéros de novembre et de décembre 1922).Lumière commente encore le dernier numéro deÇa Ira dans son dernier numéro de février 1923. Les deux revues, à bout de souffle depuis l’été 1922, cessent alors toute parution. En parallèle, si l’on note l’existence du Cercle d’Art « Artès » (de 1922 à 1926), on visualise bien que malgré leurs oppositions, les revues sont aussi des lieux de solidarité et de mise en commun de forces : ce cercle, co-dirigé par Van Essche et Avermaete, a permis aux revues de continuer à animer la vie culturelle locale, même après avoir cessé d’exister sous forme papier. Plus tard, les comités de rédaction de deux revues s’assemblent pour la création éphémère d’un journal, Le Rat, qui paraît hebdomadairement entre le 2 juin et le 18 juillet 1928. Cela pourrait être mis en évidence dans un schéma plus large, couvrant l’ensemble des années 1920. De telles filiations entre revues sont très fréquentes. Nous tenterons de démontrer dans un chapitre ul-térieur qu’elles structurent fortement l’espace littéraire (et culturel) belge. En attendant, on peut resituer les revues anversoises dans un contexte plus large, celui du réseau des revues modernistes et d’avant-garde de l’époque.

Partie théorique ; Créé le 10/17/06 1:49 PM 19/06/07 19/ 20

janvier février mars avril mai juin juillet août septembre octobre novembre décembre janvier février mars avril mai juin juillet août septembre octobre novembre décembre janvier février mars avril mai juin juillet août septembre octobre novembre décembre janvier février mars avril mai juin juillet août septembre octobre novembre décembre janvier février mars avril mai juin juillet août septembre octobre novembre décembre

1928]

Sélection nouvelle série : chronique artistique et littéraire

Art Libre

La Drogue précède immédiatement Ça Ira. Par sa périodicité (hebdomadaire), on visualise sans peine qu’elle se voulait plus en prise avec l’actualité. Cela se confirme à l’examen du format de la revue (LD journal de deux pages ; CI brochure d’une trentaine de pages). Un journal étant plus rapidement composé, les membres du groupe rassemblés autour de Van Essche ont ainsi pris de vitesse l’équipe d’Avermaete, les deux groupes étant rivaux suite à la scission du « Cénacle » anversois juste avant la fin de la guerre. Par ailleurs, cette confrontation offre un autre éclairage sur l’obstination à paraître encore début janvier 1923 : malgré une reprise difficile après l’été, la revue Lumière continuait à paraître (numéros de novembre et de décembre 1922). Lumière commente encore le dernier numéro de Ça Ira dans son dernier numéro de février 1923. Les deux revues, à bout de souffle depuis l’été 1922, cessent alors toute parution. En parallèle, si l’on note l’existence du Cercle d’Art « Artès » (de 1922 à 1926), on visualise bien que malgré leurs oppositions, les revues sont aussi des lieux de solidarité et de mise en commun de forces : ce cercle, co-dirigé par Van Essche et Avermaete, a permis aux revues de continuer à animer la vie culturelle locale, même après avoir cessé d’exister sous forme papier. Plus tard, les comités de rédaction de deux revues s’assemblent pour la création éphémère d’un journal, Le Rat, qui paraît hebdomadairement entre le 2 juin et le 18 juillet 1928. Cela pourrait être mis en évidence dans un schéma plus large, couvrant l’ensemble des années 1920. De telles filiations entre revues sont très fréquentes. Nous tenterons de démontrer dans un chapitre ultérieur qu’elles structurent fortement l’espace littéraire (et culturel) belge. En attendant, on peut resituer les revues anversoises dans un contexte plus large, celui du réseau des revues modernistes et d’avant-garde de l’époque.

FIG. 5.3 —Aperçu global des revues (1919–1923)

Le schéma en figure 5.3 ne reprend que des revues belges de langue française, es-sentiellement des revues anversoises et bruxelloises. Les revues anversoisesLa Drogue,Ça

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IraetLumièresont précédées par d’autres petites revues (tellesDemain littéraire et social ou Au Volant), parfois très radicales (Haro), ainsi que par L’Art libre, qui fera figure de

« grand frère » en tant que propagateur de l’idéal rollandiste. En gris sont surlignées les revues de format « journal », à la périodicité plus serrée (L’Art libreest bimensuel jusqu’en mai 1920,Haroparaît le 5 et le 20 de chaque mois entre juillet et octobre 1919,7 Artsest hebdomadaire), plus proches de la presse d’opinion. En 1920, apparaissent aussi des revues qui tiendront plus longtemps, tellesLa Renaissance d’Occident etSélection. À la suite de Sélectionse place l’ensemble des revues qui feront l’histoire duDisque Vert. Nous aurons l’occasion de commenter et d’affiner ce premier aperçu dans la suite de notre travail.

Chapitre 6

Bilan

Dans cette première partie, nous avons voulu repérer les principaux modèles dis-ponibles en sociologie de la littérature, évaluer leur pertinence par rapport à notre objet (quelle place accordent-ils à la revue littéraire et que permettent-ils d’en dire ?) et expliciter les choix théoriques qui guideront la suite de ce travail. Du point de vue épistémologique, il était important de vérifier dans quelle mesure ces différents modèles étaient conciliables les uns avec les autres. Il est apparu qu’au sens strict, les coupleschamp / institutionetchamp / réseau sont incompatibles. Par ailleurs, nous avons remarqué que plusieurs chercheurs (Bourdieu, Dujardin) insistaient sur la nécessité du travail de recontextualisation historique.

En adoptant de manière stricte les méthodes de la sociologie des réseaux, on risque de né-gliger l’investigation historique, qui constitue pourtant un des atouts majeurs de la tradition des études sociologiques en littérature de Belgique1, et garantit leur caractère scientifique2. Cette dimension nous paraît fondamentale pour nos recherches et nous ne comptons pas laisser la méthode sociologique prendre le pas sur la méthode d’investigation historique.

C’est pourquoi nous n’hésitons pas à adopter une terminologie relativement « floue », mais qui a montré son utilité (dans les travaux de Prochasson), plutôt qu’un instrument descrip-tif très théorisé ou une méthode puissante mais inadaptée à notre objet (tels les concepts de champ, d’institution — au sens où Dubois l’entend — ou de réseau — au sens socio-logique strict). Le terme deréseau, pris dans une acception non strictement sociologique, nous paraît convenir pour désigner l’espace des revues littéraires, espace que nous avons défini comme étant sans clôture, hybride, régi par une logique de solidarité et déployé dans la durée. C’est ce réseau« semi institutionnalisé », aux contours flous et en permanente reconstitution, à la fois social et intertextuel, que nous nous attacherons à reconstituer, dans ses composantes principales. Replacer chaque revue, comme « lieu d’expression débordant les limites du littéraire » et commemilieu(« nœud de sociabilité littéraire ») dans ce réseau,

1 Voir Klinkenberg 1981 et, du même, « Pour une histoire de la littérature française de Belgique » (s.d.).

2 Voir Grawez 1996 : 111-135). Damien Grawez souligne l’importance de la composante historique de la sociologie de la littérature pratiquée par Jean-Marie Klinkenberg, Paul Aron, Michel Biron.

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relève plus de l’histoire littéraire que de la sociologie de la littérature. Tenant compte des apports de lathéorie des champset de l’institution de la littérature, nous espérons réaliser une « histoire sociale » des revues littéraires, plutôt qu’en répéter l’histoire tout court.

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