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Un champ des revues ?

Revue et champ littéraire

2.2 Un champ des revues ?

Il est tentant de concevoir l’ensemble des revues en termes de champ : cela per-mettrait de rendre une vision à la fois claire et dynamique des rapports entre revues, en référence à un modèle puissant, qui s’est imposé en sociologie de la littérature. Au sens strict, lechamp se définit comme un « système de relations objectives constitutif d’un es-pace de concurrence » (Bourdieu 1998 : 297). A priori, pourquoi ne pourrait-on pas penser un « champ des revues » ? Les revues prennent souvent position les unes par rapport aux autres, non seulement dans leur rubrique « revue des revues », mais aussi dans les débats qui les animent. Par ailleurs, toute revue gagne à être replacée dans l’espace structuré des positions que constitue le système des revues, puisque seule une appréciation relative de la posture, du contenu, des tendances d’un objet permet d’échapper à une vision essentialiste.

Cependant, il faut s’attarder sur quatre impasses majeures : le problème de la clôture de ce

« champ », sa « non-spécificité », l’importance de la logique de solidarité qui le régit, et son rapport problématique au temps.

2.2.1 Un ensemble sans clôture

Tout d’abord, il semble difficile de définir les limites de ce « champ des revues », ce qui pose le problème de sa clôture. Si l’on apprécie l’extension de l’espace dans le-quel se situent les revues en fonction des titres de revues concurentes auxle-quelles elles font référence (dans une rubrique de type « revue des revues »), il faut constater l’extrême va-riabilité de cette extension, non seulement d’une revue à l’autre, mais aussi au cours de la vie d’une revue, d’une publication à l’autre (cf.rapport problématique au temps). Les re-vues se situent préférentiellement par rapport à d’autres rere-vues belges et françaises. Mais il arrive que cet espace de références prenne une dimension internationale, apparaissant dès lors comme translinguistique et transfrontalier. Par exemple, dans son premier numéro,Ça Iraprend position par rapport à des revues de langues française, flamande, néerlandaise,

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anglaise, provenant de France, de Belgique, des Pays-Bas, du Royaume-Uni. Dans son nu-méro de novembre 1920 (2eannée, no4),Lumièrepasse en revue des publications de France et de Belgique, mais aussi d’Angleterre, de Catalogne, de Suède, des Pays-Bas. Cette ca-ractéristique transfrontalière et translinguistique n’est pas prise en charge par le concept de « champ » . Et cet « impensé » de la méthode est peut-être bien un « impensable » : ces questions restent problématiques même pour le concept dérivé d’espace littéraire mon-dialprésenté par Pascale Casanova dansLa République mondiale des lettres. A priori, cette notion évacue les problèmes des frontières politiques et linguistiques. Cependant Pascale Casanova conçoit l’espace littéraire mondial comme une réalité globale, mais a recours au critère national (malheureusement ramené au critère linguistique) pour en expliquer la constitution :

La conquête de la liberté de l’espace littéraire mondial s’accom-plit donc à traversl’autonomisation de chaque champ littéraire national. [. . . ] Chaque écrivain entre dans le jeu muni (ou dé-muni) de tout son ‘passé’ littéraire. Il incarne et réactualise toute son histoire littéraire (notammentnationale, c’est à dire linguis-tique) [. . . ]6. (Pascale Casanova 1999 : 60–64)

La littérature est conçue comme une « république mondiale », au-delà de la question des langues et des frontières politiques, mais l’ensemble national autonomisé — problématique en soi dans le cas de la Belgique — est l’unité de base de cette « république » et sa définition est ramenée, en première instance, à un critère linguistique. La question des langues n’est donc, en définitive, pas évacuée, mais plutôt posée comme un prérequis.

L’espace des revues littéraires a donc une extension variable, selon deux paramètres : non seulement d’une revue à l’autre (chacune fixant en quelque sorte son espace de réfé-rence), mais aussi d’un numéro à l’autre au sein d’une même revue (cet espace évolue dans le temps). Un « champ » sans clôture est problématique : il ne serait possible de tenir compte de tous les acteurs (ici, les revues) situés dans le champ qu’à condition de les recenser de manière exhaustive, et de pouvoir gérer leur hétérogénéité (de langue, de nationalité). Un tel recensement figerait les choses d’un point de vue temporel, faussant la perspective pour de nombreuses (livraisons de) revues.

2.2.2 Un ensemble non spécifique

Deuxième impasse : la non-spécificité, l’aspect hybride de cet ensemble de revues.

Comme nous l’avons vu, ces « revues littéraires » débordent presque systématiquement ce champ spécifique : il s’agit plutôt d’un ensemble politico-culturel que strictement lit-téraire. En guise d’introduction, un rapide examen du type de sources disponibles sur les revues de notre corpus est révélateur : mis à part le collectif sur Les Avant-gardes litté-raires en Belgique dirigé par Jean Weisgerber en 1991 et quelques articles dispersés, la

6 Nous soulignons.

Chapitre 2. Revue et champ littéraire 19 majorité des études portant sur les revues sont à trouver dans des catalogues d’expositions7. Ce détail prouve l’hybridité de l’ensemble concerné, tout à la fois littéraire et artistique.

Par ailleurs, on remarquera qu’en abordant les choses sous un angle politique, Paul Aron prend en compte une dimension souvent oblitérée de notre objet8. Dans les catalogues d’ex-position, c’est surtout la place des revues dans la vie culturelle qui est étudiée, ainsi que leur rôle dans la défense de certains mouvements artistiques. Leur dimension politique ou

« engagée » n’y apparaît pas.

Notons que cette intrication des champs littéraires, artistiques et politiques n’est pas spécifique aux années 1920. Les revues qui nous occupent s’inscrivent dans une tradition déjà longue de solidarité entre arts plastiques, littérature et politique en Belgique. Les pre-miers débats « littéraires » qui animèrent le tout jeune État belge avaient déjà cette caracté-ristique :

En Belgique aussi, ce type d’alliance [entre peintres et écrivains]

a présidé aux succès du réalisme : il suffit de rappeler que Félicien Rops collaborait àL’Uylenspiegel, où écrivaient, parmi d’autres, De Coster et Émile Greyson ; que Lemonnier a commencé sa car-rière littéraire en écrivant des critiques d’art ; que les revuesL’Art libre, L’Art universel, L’Actualité et L’Artiste, qui se succèdent de 1871 à 1880, assumèrent « successivement et sans désemparer la défense du modernisme artistique et littéraire ». (Aron 1997 : 150)

Cette tradition de revues « politico-culturelles » se prolonge avec L’Art moderne et La Wallonie. Après la guerre, les jeunes revues modernistes revendiquent cette filiation, comme en témoigne parfois leur titre (L’Art librede Paul Colin).

Même si dans la théorie de Bourdieu, un champ peut en recouvrir partiellement d’autres (comme le champ du pouvoir par exemple), concevoir un « champ des revues », à l’intersection (mais de manière variable) des champs littéraires, artistiques, sociaux et po-litiques paraît pour le moins bancal. Et ce d’autant plus que, dans le cadre de la société belge, on peut douter de l’existence (ou de la permanence) d’un « champ littéraire » auto-nomisé. Dans un chapitre desÉcrivains belges et le Socialisme(1880–1913), Paul Aron a examiné l’hypothèse d’un champ littéraire en Belgique, établissant que les « conditions ma-térielles » sont réunies dans les années 1880 en Belgique pour permettre le « processus d’au-tonomisation du champ littéraire », coïncidant avec la « valorisation de l’indépendance de l’institution littéraire belge » ; cet espace constituant toutefois encore un « sous-champ du champ culturel français » (p. 151). Dans cette démonstration,La Jeune Belgiqueest identi-fiée comme un moment-clé dans l’autonomisation du champ littéraire belge : un personnel littéraire « professionnalisé » (p. 147) rompt avec l’ancienne tradition de solidarité avec les

7 cf.bibliographie.

8 Voir notamment Aron 1994 (« Les revues politico-culturelles, lieux de contact dans la société belge franco-phone du XXesiècle »), 1997 (Les Écrivains belges et le Socialisme(1880–1913)) et 2006 (La Littérature prolétarienne en Belgique francophone, première édition 1995).

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arts plastiques (p. 150) pour créer une revue « spécialisée », où se redéfinissent des enjeux spécifiquement littéraires. Si l’existence, à ce moment précis de l’histoire littéraire, d’une volonté d’autonomisation, dans le chef d’un groupe d’écrivains, est indéniable, on peut dou-ter de sa réalisation effective, sur le long dou-terme. Cette spécialisation —- critère fondamental dans la théorie du champ, puisqu’il signale le moment de clôture de la sphère littéraire sur elle-même — qui caractériseLa Jeune Belgique est exceptionnelle, et ne préjuge en rien de la possibilité pour les revues rivales de continuer à prendre simultanément position dans les débats des arts et des lettres. Il nous semble que malgré lavolontédes Jeunes Bel-gique, il n’y a pas véritablement eu de mouvement d’autonomisation du « champ littéraire » par rapport aux autres aspects du champ culturel. De même, la mise en place d’appareils institutionnels belges (éditeurs, revues), qui créent les conditions de possibilité de « l’in-dépendance de l’institution littéraire belge », ne nous paraît pas suffisante pour conclure à l’autonomisation effective du « champ littéraire belge » par rapport au champ français : des instances de consécration sont nécessaires et font défaut9. Une étude approfondie se-rait nécessaire pour le prouver, mais quelques indices donnent à penser que pour une partie du personnel littéraire tout au moins — et quoi qu’en dise l’histoire littéraire qui procède par généralisation des tendances dominantes —, l’instauration de la frontière politique (en 1830) n’a pas eu d’impact sur les collaborations et les échanges culturels. Belges collabo-rant à des revues françaises ; Français collabocollabo-rant à des revues « belges » ; revues littéraires

« belgo-françaises » (étiquette totalement inappropriée) : dans toute une série de cas, le cri-tère national n’est pertinent que pour le chercheur attaché à établir un baromètre de l’activité littéraire « belge ». Qu’ils soient belges ou français, ces acteurs avaient pleine conscience d’appartenir en propre à la littérature française. Qu’on relise pour s’en convaincreMes sou-venirs du symbolismed’André Fontainas (réédition 1991). Il y est question de petites revues (commeLa Basoche, p. 42), mais aussi du prestigieuxMercure de France(pp. 46–47), et les nationalités des acteurs ne sont mentionnées que par accident. Dans son introduction àFin de siècle et symbolisme en Belgique, Paul Gorceix rappelle queLa Wallonie, dirigée par Al-bert Mockel, a joué « un rôle majeur dans l’histoire du symbolisme en tant qu’organe d’une étroite collaboration franco-belge » (Gorceix 1998 : 16). Henri Vandeputte fut, quant à lui, de l’aventure d’Anthée(1905–1906) et saPrétendue âme belge10attira en 1905 les foudres d’Edmond Picard. À Liège, les activités de jeunesse d’un Lucien Christophe témoignent dès le début du siècle de la position qui sera très clairement revendiquée dansLes Cahiers du Front, pendant la première guerre mondiale : la conception (très «NRF»11) d’une

littéra-9 Sur la question de l’autonomie de la littérature belge, consulter Denis 2005.

10À la demande de Lalla Vandervelde, Vandeputte tira une conférence de sa « Chronique des arts et de la vie » (consacrée au sujet dansAnthée). Après le succès obtenu à la Section d’Art de la Maison du Peuple de Bruxelles, le mardi 28 novembre 1905, les Éditions Germinal la publièrent en plaquette. (Voir le témoignage de l’auteur dans « Henri Vandeputte et les lettres » (1926), in Henri Vandeputte,Œuvres complètes,1993, tome XII, p. 32. Pour le texte de la conférence, voir tome VIII, pp. 689–705).

11La seconde partie du titre (Cahiers publiés au front pour la défense et l’illustration de la langue française) rappelle le commentaire final des « Considérations » de Jean Schlumberger (en ouverture du premier numéro de laNouvelle Revue Française, 1909) : « La tâche demeure celle que formulait déjà parfaitement du Bellay :

Chapitre 2. Revue et champ littéraire 21 ture autonomisée etfrançaise, indifférentes aux nécessités de l’heure et aux appartenances nationales. Si après la guerre, lavolontéde faire exister un champ littéraire belge (héritage deLa Jeune Belgique) se concrétise dans la création de l’Académie de langue et de littéra-ture française de Belgique (1921), la résistance à ce mouvement reste attestée dans toute la première partie du XXesiècle, avant de s’affirmer à travers le Manifeste du Lundi, en 1937.

Ces éléments épars témoignent nous semble-t-il du manque decroyance(d’une partie) du personnel littéraire belge dans l’existence d’un « champ littéraire belge » — ou dans la per-tinence de tenter d’en faire exister un. Nous aurons l’occasion de montrer que les revues modernistes de notre corpus tiennent compte de la tension provoquée par la co-existence de ces deux logiques antagonistes : celle référant à un champ littéraire français dont la force d’attraction est vive ; celle visant àfaire exister(oucroire en) un « champ » littéraire belge (et d’avoir conscience de cette volonté). L’ambiguïté des enjeux permet de jouer sur diffé-rents plans, et les revues (par leur rapport au temps, leur existence dans la durée,cf.point 4), ont la possibilité de louvoyer.

Par ailleurs, les revues elles-mêmes contribuent à donner de l’espace littéraire belge l’image d’un « champ » pas encore autonomisé, pas encore spécialisé, plutôt de l’ordre des

« Belles Lettres ». C’est frappant à plusieurs niveaux. Concernant les acteurs eux-mêmes, le « personnel » de ces revues littéraires, il faut constater l’absence de spécialisation, de professionnalisation. Tous sont polygraphes — auteurs de poésie, de roman, mais aussi d’essai, de critique, voire d’historiographie — aucun professionnel, vivant de sa plume — rentiers, fonctionnaires, voire mandataires politiques — à moins d’être en même temps journalistes. Concernant la structure et le contenu des revues, on reste étonné de l’éclec-tisme des sommaires, de l’hybridité des textes qu’elles proposent. Les manifestes n’en sont pas ; les essais et les critiques sont quantitativement plus nombreux, dans la plupart des cas, que les pièces de création, etc. Un exemple parmi d’autres : la revue « moderniste » Lumière, qui propose notamment, sous la forme de feuilletons (on est très proche, là, du modèle de la presse grand public), un conte « voltairien » intituléLa Conjuration des chats.

Fantaisie philosophico-politique, elle renvoie bien à un modèle dix-huitièmiste. Son auteur, le directeur Roger Avermaete, se dispense par ailleurs en nombreuses chroniques, essais, critiques de tous types (artistiques, littéraires, sociales). Cela pourrait en partie s’expliquer par l’éthos politique d’une revue « progressiste », ouverte sur le monde, explicitement non-sectaire :Lumièresouscrit à l’idéal de Romain Rolland et, comme beaucoup d’autres revues de l’époque affiche sa tolérance, sa « bonne volonté ». Ses rédacteurs se présentent davan-tage comme des « gens de lettres » ou des « intellectuels » (tout autant concernés par des questions sociales ou politiques que par des questions spécifiquement littéraires) que comme des « écrivains ». Mais il faut souligner que dans une revue commeLe Disque Vert— une des revues le plus spécifiquement littéraires de notre corpus, co-dirigée par le Belge Franz Hellens et le Français André Salmon — ce même rapport au monde est explicitement visé.

défense et illustration de la langue française—, à condition toutefois de prêter à chacun de ces mots leur signification la plus étendue [. . . ] ».

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On s’en convaincra en examinant le texte de présentation qui ouvre le premier numéro des Signaux de France et de Belgique(première mouture duDisque Vert), en mai 1921 :

Signauxs’attachera à grouper dans chacun des [sic] ses cahiers des poètes, des prosateurs et des essayistes nouveaux. Nous sou-haitons qu’on sente monter d’entre les pages,d’un accent parfai-tement français, l’odeur de la bibliothèque d’un bon Européen.

Odeur des livres et paysages crevant les fenêtres. C’est dire que nous voulons être attentifs auxsignauxqui nous seront adressés de n’importe quel point du monde, pourvu qu’ils soient clairs, humains, et dans la traditiondont nous avons parlé12. (Reprint Jacques Antoine, 1970, tome 1, [p. 1])

La littérature — ce terme n’est pas présent dans le texte, mais la revue est sous-titrée « Re-vue mensuelle de littérature » — est conçue ici dans une acception large : « prose, poésie, essais », tout en étant d’emblée « d’un accent parfaitement français ». Il y a une affirma-tion d’ouverture cosmopolite (les « signaux » peuvent provenir de « n’importe quel coin du monde »), le point commun étant l’inscription dans une même humanité (« clairs, hu-mains ») et une même tradition, présentée dans un précédent paragraphe comme un « trésor à enrichir perpétuellement » :

Nous ne sommespas une revue nationale,ni binationale,ni même internationale. Nous ne ferons aucune politique, aucune polé-mique d’école. Nous préférons faire signe. Nous ne négligerons rien des curiosités cérébrales, des investigations esthétiques, mais nous tenterons par des œuvresde tout ramener à des limites hu-maines sur un plan plausible. Nous ne croyons pas à l’inven-tion, au progrès,mais à l’enrichissement continu d’un trésor. Une

« naissance perpétuelle fondée sur la mort d’un instant ». C’est notre tradition13. (Reprint Jacques Antoine, 1970, tome 1, p. 1)

L’importance de l’inscription dans une tradition (qui s’accumule et se capitalise, contre

« l’invention », le « progrès ») et la conception large de la littérature, assimilée à la réalisa-tion humaine des « investigaréalisa-tions esthétiques » — avec une revendicaréalisa-tion implicite d’uni-versalité —, renvoient à une conception de la pratique littéraire de l’ordre des « Belles Lettres14». Le « bon européen » cultivé, n’est-ce pas l’« honnête homme » du début du XXe siècle ? La coupure du politique ne suffit pas à affirmer l’autonomie du champ, l’espace étant d’ailleurs immédiatement dénié comme champ de lutte (« nous ne ferons [. . . ] aucune po-lémique d’école »). Ce refus de toute prise de position, cette recherche du consensus, se fait au profit d’un lissage qui donne la priorité à la création, aux œuvres elles-mêmes (« Nous préférons faire signe »), en quelque sorte décontextualisées. La question de l’espace dans

12Nous soulignons.

13Nous soulignons.

14Voir la définition des « Belles lettres » dans leDictionnaire du littéraire2002 : 47–48.

Chapitre 2. Revue et champ littéraire 23 lequel elles prennent place paraît indifférente, la revue affirmant n’avoir rien à revendiquer à ce niveau. Cette décontextualisation est aussi une manière d’évacuer la question délicate de l’inscription des lettres dans des frontières politiques. Le double rapport à la Belgique et à la France est ici habilement négocié : les lettres seront « d’un accent parfaitement français », et la communauté de référence, « ni nationale, ni binationale, ni même internationale », est l’Europe, au sein de laquelle la France jouit d’un prestige inégalé (surtout après l’éviction de l’Allemagne depuis la guerre), et la Belgique, comme terre de « carrefour » (qu’Hellens qualifiera de « balcon sur l’Europe15»), d’une position appréciable.

Il faut rappeler le statut particulier de ce texte : en première page du premier numéro, non titré, non signé, non repris dans le sommaire, il se présente comme un paratexte destiné à informer le lecteur (et le collaborateur potentiel) sur ce qu’il a entre les mains. Première prise de contact, lieu privilégié d’une stratégie de présentation de soi, ce texte en dit tout autant sur l’image que la revue se fait de son lecteur que sur l’image qu’elle espère donner d’elle-même à ses lecteurs. En définitive, ce renvoi à la culture de « l’honnête homme », du

« bon Européen », familiarisé avec les productions « d’un accent parfaitement français », n’est-ce pas une manière de viser (et de séduire) un public-cible, qui n’est peut-être pas celui qu’on croit ? Il ne s’agit pas seulement des pairs, des écrivains, mais de tout citoyen cultivé, ouvert sur le monde, participant à la célébration du « trésor » culturel commun, dans le respect des valeurs universelles et « si parfaitement françaises » de clarté, d’humanité, et ce, quelles que soient ses convictions politiques et son appartenance nationale. On touche ici à une question importante, celle du public ou du lectorat, trop souvent évacuée par les études sur les « avant-gardes » sous prétexte qu’elles ne visent que les pairs. Dans le cas des petites revues modernistes et d’avant-garde belges, il nous semble bien que ce public joue un rôle essentiel (comme « financeur », nous le verrons, il est même garant des conditions d’existence) et que tenter de le reconstituer, même partiellement, permet une vision inédite de notre objet. Pour la question qui nous occupe dans ce paragraphe-ci (la « non spécifi-cité » des lettres), enregistrons au passage l’idée que c’est peut-être l’étroitesse du marché éditorial belge qui explique ce rapport curieux au public : les pairs ne constituant pas une masse critique suffisante, c’est l’ensemble du public cultivé qui est sollicité.

La non-spécificité de l’ensemble des revues se marque donc à tous les niveaux : non spécialisation, polygraphie, dilettantisme de ses acteurs ; éclectisme et hybridité de contenus

La non-spécificité de l’ensemble des revues se marque donc à tous les niveaux : non spécialisation, polygraphie, dilettantisme de ses acteurs ; éclectisme et hybridité de contenus