• Aucun résultat trouvé

Bilan de l’immédiat après-guerre

Cristallisation des positions dans le corpus anversois

8.8 Bilan de l’immédiat après-guerre

Après la guerre, c’est l’explosion dans la production de petites revues. Certaines, dont les rédacteurs se réunissaient pendant le conflit, n’attendaient que la fin de la censure pour paraître à nouveau. Dans la gestion de l’après-guerre, les problématiques politiques

— jusqu’alors principalement prises en charge par la « grande presse » clandestine (et par les revues compromises, commeRésurrectionou les revues activistes) — gagnent une par-tie des périodiques littéraires, et principalement ceux qui défendent l’idée de consommer la rupture constituée par la guerre afin de renouveler la société sous tous ses aspect (littéraire, artistique, mais aussi social et politique). Ceux-ci s’opposent aux partisans d’une « restau-ration » de la Belgique d’avant-guerre, soit un retour à l’état initial (tant au niveau politique qu’au niveau architectural par exemple). Les débats se cristallisent sur certains points : au niveau de la politique intérieure, maintenir ou faire éclater l’« Union sacrée », régler la déli-cate question flamande (et celle de l’activisme), juger ou amnistier les pacifistes et ceux qui ont publié sous la censure ; au niveau international, fixer les modalités de la paix et du type de relation à entretenir avec l’Allemagne, apprécier l’impact de la révolution bolchevique.

S’insérant entre les deux pôles en fonction desquels se positionnaient les revues de la guerre

— conception « unioniste » d’une littérature « nationale »versusconception plus autono-misée d’une littérature « de langue française » (cf. supra, chapitre I) —, les petites revues modernistes et pacifistes investissent une position intermédiaire et par bien des aspects in-confortable. Confrontées aux termes politiques des débats qui animent l’après-guerre, elles tentent de concilier autonomie de la littérature (et de la démarche esthétique en général) et recherche d’engagement. Nous avons examiné deux exemples de problématiques : celle du pacifisme et celle de la question flamande. Hors contexte, elles sont toutes deux pétries d’un idéal de justice et de progrès social. Mais vu l’histoire particulière de la Belgique,

78Voir Lourau 1980.

Chapitre 8. Littérature et politique. Problématiques d’immédiat après-guerre 139 qui a été occupée pendant la guerre, les choses sont un peu moins claires. La question du pacifisme par exemple ne s’y pose pas exactement dans les mêmes termes qu’en France.

Avant de pouvoir être considéré dans sa dimension d’idéal révolutionnaire (celui d’Henri Barbusse), le pacifisme en Belgique est suspect d’« embochement ». La question flamande est de même liée dans les esprits à l’agitation « activiste » des années de guerre. On rappel-lera que la seule revue pacifiste de la guerre (Résurrection) a paru sous contrôle allemand et que ce qui a surtout été reproché à Eekhoud, c’est de s’être exprimé de manière ambiguë sur le mouvement flamand, dans la presse censurée. Quelles que soient les valeurs au nom desquelles elles prennent la défense de ces écrivains compromis (autonomie de la littérature, défense de la justice ou adhésion au pacifisme internationaliste), les revues « de jeunes », soucieuses de participer au renouvellement de la société se retrouvent dans une position pro-blématique par rapport au politique. Cela se traduit chez les plus radicales par une tendance à la provocation (La Drogue,Ça Ira,Haro,L’Art libre) ; chez les plus modérées par une position de conciliation, une euphémisation des débats (comme dans le plaidoyer de Raoul Ruttiens pour Eekhoud), une mise en retrait progressive du politique et un recentrement sur des questions plus strictement littéraires et artistiques (Lumière, l’ensemble Demain litté-raire et socialetAu Volant, qui donneLe Geste). On constate qu’immédiatement après la guerre, l’espace des revues se structure autour de trois pôles qui seront en débat pendant tout l’entre-deux-guerres : celui de la « littérature belge » telle qu’elle est conçue au XIXe siècle, qui trouve sa formulation institutionnelle dans la création de l’Académie en 1920 ; celui du choix de la France, dont l’expression emblématique sera le Manifeste du Lundi en 1937 ; et celui du modernisme, plus international, mais dont le rapport au politique est problématique.

Chapitre 9

Bilan

Si les revues de notre corpus ont massivement fait le choix de « l’avant-garde » contre

« l’avant-guerre », le mouvement retombe assez rapidement1. Les plus radicaux qui espé-raient une transformation profonde et totale de la société déchantent en quelques années.

Pansaers, qui proclamait dans le second numéro deRésurrection(janvier 1918) : « Cama-rades. . . il y a de l’ouvrage. Il y a une démolition à parachever et il y a à rebâtir ! La Belgique d’hier n’existe plus. Le “petit Belge” doit se regénérer » (p. 76), conclura laconiquement un peu plus tard :

[. . . ] les patriotes me désignaient commebochevendu— De-vient gaga celui qui tire sa trajectoire en ligne droite — à l’armis-tice — le groupe se dissolut — et l’ancienne Belgique de juste milieu et de bonne mitoyenneté avec un vieil esprit de 30 ans en arrière se réinstalla. Et je restai seul. (Sur un aveugle mur blanc, s.d.)2

L’« ancienne Belgique de juste milieu et de bonne mitoyenneté » est aussi stigmatisée par Paul Colin, dansLa Belgique après la Guerre(1921). Dans un compte rendu paru dansÇa Ira(no13, 1921), Jacques Lothaire apprécie ce « livre très intéressant à tous points de vue, surtout pour les étrangers qui s’intéressent à la Belgique, et qui s’étonneraient de ce que ce malheureux pays soit resté aussi conservateur après la guerre que devant.» (p. 31, nous soulignons). Les trois partis « qui font semblant de se disputer l’hégémonie » sont présentés comme « à peine moins réactionnaires l’un que l’autre ». Ce type de critique était développé par Frédéric Denis dansDemain littéraire et social. Ce constat ravive les sentiments anti-belges que Pansaers exprimait déjà pendant l’occupation. Au détour d’une critique de livre

1 Du côté des revues de langue flamande, la retombée est liée à la répression de l’activisme et la fuite de van Ostaijen à Berlin. Sur ces questions, consulter le chapitre que Michel Huysseune consacre à « Anvers » (dans Weisgerber 1991 : 117–130)

2 Dans l’édition établie par Marc Dachy (Clément Pansaers,Bar Nicanor et autres textes dada, Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1986, p. 188)

142 DEUXIÈME PARTIE

ou de la présentation d’un écrivain, Paul Colin, Jacques Lothaire3, Roger Avermaete4 ex-priment à l’occasion leur mépris pour l’État belge, dont les structures paraissent inadéquates à la réalité sociale. Mais au moment où se pose le choix d’un engagement plus radical, la plupart des revues restent fidèles à Romain Rolland contre Barbusse, même si cela les mène au désenchantement5. Seuls des individus isolés, dans chacune des rédactions, deviennent communistes. Ceci s’explique peut-être par le fait que l’enjeu, quelle que soit la radicalité du projet politique initial de ces revues (renouveler la société), reste d’abord de dévelop-per une action concrète en faveur de la littérature et des arts en général. Pour beaucoup de

« modernistes », il s’agira de s’accommoder des structures en place et d’agir au sein de celles-ci. Citons par exemple Roger Avermaete, qui fait carrière dans l’administration an-versoise et développe par ce biais une action sociale concrète. C’est aussi le cas des frères Bourgeois, actifs dans la Section d’Art du POB et dans différents comités où leurs enthou-siasmes révolutionnaires se plient aux mœurs institutionnelles belges. Victor Bourgeois, par son métier d’architecte, illustre aussi la conciliation nécessaire entre projets théoriques et réalisation concrète, en réponse à des besoins sociaux ou urbanistiques précis. La position

« rollandiste » se concilie par ailleurs parfaitement avec la récupération d’un certain héri-tage de la fin du XIXesiècle. La nécessité de célébrer la vie, la fraternité entre les peuples, la paix universelle, etc. a été traduite esthétiquement par les vitalistes français. Ceux-ci seront massivement sollicités par les petites revues littéraires à leur lancement. On trouve Vildrac, Arcos, Jouve, Martinet dans les colonnes deRésurrection, les mêmes plus Duhamel dans Lumièreet dans L’Art libre, certains d’entre eux dansÇa Ira et dans Le Disque Vert. Le rassemblement autour d’Eekhoud présente le même phénomène : on célèbre en lui, non le grand écrivain « belge » du XIXe siècle (encore que l’argument serve à sa défense) mais l’homme libre et l’« exaltateur de la vie ».

Il ne faut cependant pas conclure à un total retrait du politique. Les questions restent sous-jacentes et resurgissent quand il paraît impossible de les taire (exemple de l’article de Ça Ira sur la mort du jeune F. van den Reeck, ou du numéro spécial deLumièreattirant l’attention sur la famine en Russie). Les individus plus engagés trouvent dans les revues littéraire modernistes une tribune souvent accueillante, comme en témoigne l’exemple de Plisnier dansÇa Ira, ou celui d’Armand Henneuse mentionnant la lettre ouverte de Clarté sur la guerre au Maroc, dansLa Flandre littéraire, en 19256. Sur la fin des années vingt, on remarque par ailleurs une sorte de sursaut : dans un paysage plutôt assagi (voir panorama

3 Dans le même compte rendu deLa Belgique après la Guerre, Jacques Lothaire poursuit : [. . . ] Colin prévoit le moment où cette nation factice qu’est la Belgique — création de diplomates — rentrera dans le néant d’où elle n’aurait dû sortir. J’ignore si l’auteur voir juste, mais [. . . ] personne ne regretterait beaucoup la disparition de cette “Noble Belgique” » (p. 31).

4 Dans l’extrait déjà cité où il présente Raymond Colleye.

5 Comme en témoigne Avermaete dansL’Aventure de Lumière(p.33) : le choix du rollandisme mène à une impasse. En conséquence, la rubrique « la société » disparaît de la revue, qui se recentre sur des questions esthétiques.

6 Armand Henneuse, « Ne pas se taire »,La Flandre littéraire, 3eannée, no11, 15 juillet – 15 août 1925, p.

178.

Chapitre 9. Bilan 143 général des revues littéraires en annexe D) reparaissent des petites revues « de combat » qui renouent avec la provocation en direction d’un public plutôt local. À Bruxelles, c’est la troisième et dernière série deHaro(5 numéros d’octobre 1927 à mars 1928). À Anvers, des anciens du « Cénacle » se retrouvent et lancent un hebdomadaireLe Rat(12 numéros entre le 2 mai et le 18 juillet 1928). Ceux deHaroréinvestissent la même position de rupture, en parfaite continuité avec celle de l’immédiat après-guerre :

L’époque de construire n’est pas encore venue pour nous, artistes révolutionnaires, chacune de nos œuvres doit être un coup de pioche dans l’édifice actuel, nous refusons de rajeunir les anciens et caducs cadres d’une société dont l’exact aboutissement est la pourriture. Ne gênons pas cette décomposition. (Zankin, « La Jeu-nesse est-elle prête ? »,Haro, 3esérie, no4, janvier 1928, p. 4)

Sans vouloir expliquer l’origine de ce regain de vitalité, on peut chercher dans le contexte de l’époque les événements qui ont pu motiver ces écrivains et intellectuels à reprendre la parole. Dans une lettre à Pierre Bourgoies, Paul Vanderborght témoigne de son désarroi face aux pertes de 1927 et 1928 (mort de Chennevière, d’Eekhoud, d’Odilon-Jean Périer, de Paul van Ostaijen) : « Notre génération est durement frappée7». Il mentionne aussi l’affaire Sacco et Vanzetti, qui a secoué l’opinion publique. La mort d’Eekhoud et de van Ostaijen font l’objet d’articles de Babylas (alias Ghelderode) dansHaro. On n’y trouve pas mention de l’affaire Sacco et Vanzetti, mais ce n’est pas impossible qu’elle ait eu un effet catalyseur.

C’est aussi en 1927 que Romain Rolland sort de sa réserve et se rallie au parti communiste.

À la même époque Julien Benda publie La Trahison des clercs. Dans l’espace littéraire belge, le pôle prolétarien prend position à ce moment à travers la revue littéraireTentatives, fondée par Albert Ayguesparse et Pierre Hubermont (six livraisons entre avril 1928 et août 1929) (Voir Aron 2006 : 77et sq.). C’est aussi à ce moment que Pierre Fontaine inaugure la tribune de Le Rouge et le Noir, qui accueillera des débats contradictoires pendant trois ans avant de devenir à son tour un hebdomadaire (1930–1937). Tous ces éléments — qui n’entretiennent pas de lien de cause à effet — témoignent de la permanence d’enjeux poli-tiques dans le champ littéraire et de la tentation toujours présente pour les « modernistes » d’y prendre part.

Nous conclurons en rassemblant les premiers éléments relatifs à une définition du modernisme et de l’avant-garde. De tout ce qui précède, il apparaît tout d’abord que pen-dant la guerre, avant-garde est synonyme d’engagement politique explicite, soit, dans le contexte de la Belgique occupée, de compromission avec l’ennemi. Immédiatement après la guerre, les revues qui prennent le relais modulent leur engagement avec plus ou moins de radicalité ou de prudence. En vertu de leurs convictions pacifistes et d’options souvent proches de celles qui ont été prises par les avant-gardes compromises pendant la guerre, ces revues prennent la défense de ces dernières. Une différence de stratégies permet de faire

7 Voir la lettre de Paul Vanderborght à Pierre Bourgeois (Le Caire, 17 avril 1928. AML ML 007736/0073)

144 DEUXIÈME PARTIE

la distinction entre « revues d’avant-garde » et « revues modernistes ». Face à un enga-gement politique problématique, certaines assument une position radicale (éventuellement suicidaire) et adoptent en conséquence un éthos discursif pamphlétaire, souvent renforcé par un format « journal » (Haro,L’Art libre, dans une moindre mesureLa Droguesuivie parÇa Ira). D’autres préfèrent une posture de conciliation, typiquement « rollandiste », qui implique un certain retrait tout en permettant de mener une action plus « constructive », susceptible de rencontrer un public plus large (Lumière, évolution de Demain littéraire et socialet d’Au VolantdansLe Geste). Nous examinerons dans la partie suivante comment se développe cette action d’art, marquée d’emblée par deux impératifs apparemment inconci-liables : faire œuvre nouvelle en toute indépendance et trouver un public, à la fois pour agir sur les goûts de celui-ci et comme source de financement. Avant d’y venir, il nous reste à remarquer que les revues « modernistes et d’avant-garde » constituent un pôle au sein d’un ensemble d’autres revues avec lesquelles elles entretiennent des relations.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’y a en effet pas de rupture nette entre modernistes et anciens combattants par exemple, même si leur position respective vis-à-vis du pacifisme sont bien distinctes. La littérature de guerre n’a pas été uniformément une lit-térature de circonstance et, à travers le réseau des revues, on constate l’existence de liens entre les deux groupes. Massonet (directeur duClaque à fond) illustre la couverture deLa Lanterne sourde; Conrardy est publié dans le premier numéro deLumièreau même titre que Charles Plisnier et prend position pour une architecture moderne dans Au Volant.La Renaissance d’Occident de Maurice Gauchez rassemble des anciens combattants tout en étant ouverte à des expérimentations nouvelles, et joue un rôle important dans la trajectoire d’un Ghelderode par exemple. Plusieurs revues modernistes, on l’a vu, rendent hommage aux écrivains combattants. L’ensemble des revues est plutôt à appréhender sous la forme d’un continuum. C’est une des raisons pour lesquelles le modèle du « réseau » des revues semble particulièrement adapté pour rendre compte du fonctionnement interne à cet espace.

Les liens interpersonnels et intertextuels dépassent souvent les clivages idéologiques, po-litiques ou confessionnels. L’ouverture d’esprit et le respect de la liberté de pensée (que l’on trouve tant dans les revues libérales que dans les revues rollandistes) explique en partie ce phénomène. Dans tous les cas, les revues jouent le rôle de tribunes, ouvertes à des avis divers. Sur ce point,Le Thyrsen’a rien à envier àDemain littéraire et social. Cependant, il est possible de clicher la situation et d’identifier deux pôles distincts, en recourant au cri-tère de la « vision du monde » défendue par chacun. Comme nous l’avons vu, le débat se noue après guerre autour de la question de la reconstruction du pays. Sur le plan matériel (notamment architectural et urbanistique) comme sur les plans politique et intellectuel, les pôles s’organisent autour de deux tendances adverses : considérant la guerre comme une rupture, l’avant-garde prône un renouvellement de la société et une refonte des structures de l’État, là où les conservateurs cherchent à restaurer la Belgique d’avant-guerre. Les milieux modernistes et d’avant-garde apparaissent comme très hétérogènes, toutes tendances « pro-gressistes » confondues. En face, on repère un pôle « conservateur » rassemblant libéraux et catholiques. Le pôle « moderniste et d’avant-garde » s’inscrit donc dans un continuum

Chapitre 9. Bilan 145 plus large, mais spécifie sa position par une posture particulière en opposition à l’« avant-guerre ».

T

ROISIÈME PARTIE

L E RÉSEAU DES REVUES LITTÉRAIRES