• Aucun résultat trouvé

Le phalangisme contradictoire d’Agustín Espinosa (1936-1939)

La controverse que l’on a décrite dans le chapitre précédent devient très utile à l’heure d’aborder un autre sujet fort « épineux ». Car il s’agit dorénavant d’assimiler la dérive d’Espinosa vers le phalangisme à partir de 1936. Dans cette perspective, l’on va décrire d’abord sommairement les événements qui se sont déroulés du 18 juillet jusqu’à sa mort, pour aborder ensuite une réflexion sur les convictions qui vont guider cette recherche. La question de son style d’influence phalangiste et de ses positionnements politiques sera traitée en profondeur par la suite.293

Après le soulèvement, Espinosa, professeur de lycée, déclare à la rentrée de l’année scolaire, le 1er août :

Agustín Espinosa García atendió ininterrumpidamente los servicios de su cargo durante el mes de la fecha, cooperando así al movimiento salvador de España, iniciado el 18 de julio de 1936, al que se encuentra unido y en el que está dispuesto a rendir todo género de colaboración.

Malgré cette prise rapide de position, il est congédié le 16 septembre. Un décret signé par le gouverneur civil et confirmé par le commandant général des Canaries le force à abandonner sa chaire. Aussitôt, il entame ses collaborations dans ¡Arriba España ! Le 3 décembre 1936 est publié dans Acción un article intitulé « Ayer lo ví con la camisa azul », signé par un pseudonyme.294 Le phalangiste anonyme dénonce l’arrivisme d’Espinosa dans des termes assez violents, en lui reprochant la subversion de Crimen, qui était en contradiction avec ses nouveaux propos fascistes. Le 3 février 1937, Germán Bautista Velarde publie dans

Falange l’article « Conversión y símbolo de Agustín Espinosa », où il tente de défendre

l’authenticité des valeurs phalangistes d’Espinosa.

Après un an de collaboration dans les journaux phalangistes, Espinosa entreprend en

293 Dans le troisième et quatrième chapitres respectivement. 294 GIAR.

octobre 1937 un voyage à Salamanque, afin de résoudre sa situation professionnelle. Il va finalement récupérer son poste en avril 1938. Aussitôt, il demande, pour des raisons de santé, une mutation au lycée de Santa Cruz de La Palma ou, à défaut, « a Instituto del mediodía de

la península o del norte de África. ». Cette mutation lui est enfin accordée le 15 septembre

1938 et, un mois après, il s’installe à La Palma. Sa santé est très fragile à cause d’un ulcère de duodénum qu’il subit depuis sa jeunesse et qui s’est aggravé par la suite. Il se fait opérer d’urgence, mais, incapable de surmonter l’opération, il meurt le 28 janvier à Ténériffe.

Le parcours d’Espinosa à partir du déclenchement de la Guerre Civile a été décrit en détail par Pérez Corrales dans le magnifique essai issu de sa Thèse,295 où il s’est servi des impressions de ses compagnons de Gaceta de arte pour comprendre comment les événements de la Guerre Civile ont affecté l’auteur. Mais ses propos sont parfois délibérément subjectifs du fait, probablement, que la réputation d’Espinosa a été ternie durant tout le franquisme au sein des cercles d’intellectuels à cause de ses articles phalangistes. De ce fait, on trouve chez Corrales des affirmations basées sur les avis de ses amis qui peuvent sembler excessives, surtout quand on songe à la mort de Domingo López Torres :

Sus amigos sobrevivientes de la izquierda han justificado este inesperado cambio por razón del miedo ante el terror represivo de los primeros momentos del alzamiento. Note: Así lo han señalado Juan Rodríguez Doreste, Felo Monzón, Pedro García Cabrera y domingo Pérez Minik, todos ellos encarcelados por el franquismo y que han visto en Espinosa a una de las más trágicas víctimas del Alzamiento de la cultura insular.296

Ou bien, en revendiquant les propos, sans doute explicables par le sentiment d’amitié qui l’a uni à Espinosa dans le passé, Domingo Pérez Minik écrit dans un article :

Pérez Minik ha dicho que a Espinosa «le cortaron las alas en Gran Canaria, lo sometieron a tortura intelectual, hasta tenderle las más afrentosas coartadas. (…) De todas las víctimas de nuestra guerra civil, Agustín Espinosa, él perece en 1939, casi al término del desgraciado holocausto, esta es la más dolorosa, contradictoria y sin sentido.» («Agustín Espinosa, aquí y ahora», El Día, Tenerife, 30 de noviembre de 1980)297

Luis Alemany a également signalé cette intention de justifier et d’innocenter Agustín Espinosa pour tâcher de réhabiliter son œuvre :

Aunque Pérez Corrales trata de restarle virulencia a estas manifestaciones298 de Agustín

295 M. PÉREZ CORRALES, Agustín Espinosa, entre el mito y el sueño, (édition de la Thèse), Ediciones del Cabildo Insular de Gran Canaria, Las Palmas de Gran Canaria, 2 t., 1986.

296 M. PÉREZ CORRALES, opus cit., vol. 1, p. 18 297 Idem., p. 20.

Espinosa, proponiendo que “Espinosa lo reduce todo a la estética y el juego”299 (lo cual no deja de ser parcialmente cierto), cabe pensar que existía en el escritor un trasfondo intelectual –más o menos remoto- que sustentaba estas exposiciones literarias; desde el momento en que toda estética integra unos elementos ideológicos, y resultaría impensable proponer una imagen absolutamente vacua de Espinosa (que no se correspondería con otros aspectos de su controverdita personalidad), precisamente en unos momentos especialmente críticos, donde los artistas occidentales se plantean analíticamente todas estas ideologías enfrentadas, tomando partido por alguna de ellas. Desde esta indiscutible perspectiva, existe una evidente relación entre una buena parte del discurso ideológico fragmentario que Agustín Espinosa ha ido exponiendo literariamente hasta 1936, y el territorio político en el que a partir de ese momento se inscribe para salvaguardar su integridad física.300

Mais comment peuvent être confirmés tous les propos précédents, si jamais un article de cette époque n’a été mentionné ? Dans leur dessein de disculper Espinosa et de sauver son honneur et son œuvre, les critiques ont parfois négligé d’analyser ses affirmations avec rigueur. De ce fait, même si cela peut paraître invraisemblable, les textes phalangistes d’Espinosa n’ont jamais vu le jour après leur publication dans les journaux. On a allégué la qualité insuffisante de ces textes, mais, est-ce une raison logique dans une étude qui se veut précise ? La critique littéraire se doit de proposer au lecteur les textes dont elle parle, pour lui offrir au moins la capacité de les juger par lui-même et de confronter les avis.

Cette thèse se propose donc de sortir enfin ces textes de leur oubli et de les lire attentivement. Il ne s’agit plus maintenant de sauver une œuvre qui est suffisamment reconnue ou de regretter les dernières années de la vie d’Espinosa, mais d’analyser rigoureusement les derniers textes de sa vie. Certes, ils ne sont pas toujours d’une grande qualité littéraire, mais, comme il a été dit à propos des textes phalangistes de Giménez Caballero : « aún en esa ganga de textos, aflora de cuando en cuando la veta del hallazgo

intuitivo y la síntesis expresiva de indudable genialidad. »301

L’on se trouve sur un terrain dangereux pour la critique, car les positions politiques s’affrontent dans un conflit mortel. On n’est plus face à une « révolution surréaliste ».

La guerra testimoniará unos actos de fe individuales que la República sólo había presenciado con transparencia y entusiasmo en unos pocos, o en muchos con cierta tibieza, vacilación o ambigüedad. Todos los escritores ahora, sean viejos, maduros o jóvenes, corroborarán de alguna forma su fe republicana, calentarán su tibieza, resolverán su vacilación o desharán su

299 M. PÉREZ CORRALES, opus cit., p. 273.

300 L. ALEMANY, Agustín Espinosa : (historia de una contradicción), Viceconsejería de Cultura y Deportes del Gobierno de Canarias, Islas Canarias, 1994, pp. 42-43.

301 E. SELVA, Ernesto Giménez Caballero. Entre la vanguardia y el fascismo, éd. Pre-textos, Valencia, 2000, 330 p. Prologue BONET, Juan Manuel, pp. 7-13. Dans la « Conclusión » p. 291.

ambigüedad, y esto lo harán desde el ideario específico que los motiva.302

L’idéologie politique d’Espinosa reste une énigme. Cependant, il convient d’analyser maintenant des textes qui n’ont jamais été commentés et de les soumettre à un regard rigoureux. On a déjà dit qu’il est facile de juger soixante-dix ans après, quand toutes les horreurs du fascisme ont été dévoilées. Or, la perception des autoritarismes politiques dans les années trente était très différente. Le futurisme exerçait une fascination évidente sur les jeunes, qui refusaient toutes les vieilles idées politiques pour adopter le communisme ou le fascisme d’une manière indiscriminée.303 Il faut rester extrêmement sensible dans l’analyse car l’époque dont on parle est l’un des plus difficiles qu’ait dû affronter l’humanité :

[…] ya se sabe que en períodos de exaltaciones sentimentales, de descomposición de la normal convivencia, las coordenadas culturales dejan el puesto a afirmaciones interesadas, motivadas por el permanente afán de éxito del intelectual o, simplemente, a acomodaciones partidísticas « de toda la vida » que merecen toda la comprensión en cuanto responden a finalidades tan humanas como evitar la cárcel o salvar, caso no infrecuente durante la guerra civil, la misma vida.304

Espinosa n’a pas sauvé sa vie longtemps après le soulèvement. Or, s’il est vrai qu’il a essayé par tous les moyens, parfois peu dignes, de la conserver, il n’est pas moins vrai que certains de ces articles expriment un curieux mélange de surréalisme grotesque et de phalangisme qu’il convient d’étudier, même si leur contenu est, parfois, abject.

302 R. OSUNA, Las revistas españolas entre dos dictaduras : 1931-1939, Pre-textos, Valencia, 1986, p. 113. 303 C. ARCONADA, « un joven puede ser comunista, fascista, cualquier cosa, menos tener viejas ideas liberales », dans « Política y literatura : una encuesta a la juventud española. 1. ¿Debe intervenir la política en la literatura ? 2. ¿Siente usted la política ? 3. ¿Qué ideas considera usted fundamentales para el porvenir del “Estado español” ? » (la citation est la réponse à la troisième question), La Gaceta Literaria, nº 25, 1er janvier 1928. Cité par J. M. BONET dans le prologue à E. SELVA, opus cit., pp. 10-11.

304 L. DE LLERA, Luis, Ortega y la edad de plata de la literatura española (1914-1936), Bulzoni, Roma, 1991, p. 13.

1.3. Conclusion.

Ce chapitre s’est proposé d’introduire la spécificité littéraire canarienne et plus particulièrement l’espinosienne, dans le contexte culturel espagnol des années vingt et trente. Agustín Espinosa est, à l’image de son époque, un auteur contradictoire qui connaît une évolution culturelle vertigineuse. Il traverse pendant deux décennies les esthétiques moderniste, d’avant-garde et surréaliste, pour finir sa vie en écrivant dans des journaux phalangistes. Or, il faut tenir compte du fait qu’Espinosa s’adapte à tous ces courants dans la mesure où il est influencé par l’évolution des avant-gardes aux Îles Canaries, distincte de celle qui s’est produite dans le reste d’Espagne.

En ce sens, la réception d’avant-gardes espagnoles comme la Nueva literatura, inspirée de la publication, en 1925, de La deshumanización del arte, a été soumise aux Canaries à des conditionnements historiques et géographiques particuliers. Ainsi, des revues comme La Rosa de los Vientos –qui voit le jour en 1927 et dont Agustín Espinosa est directeur en chef- cherchent à adapter les nouvelles consignes esthétiques à la réalité canarienne, où l’identité culturelle est sujette à controverse. Afin d’expliquer cette identité difficile, on résume dans ce chapitre l’histoire de sa littérature, partagée entre une langue et une culture imposées par l’envahisseur et une réalité géographique nouvelle qui exige un autre lexique pour être représentée. La Rosa de los Vientos opte pour une attitude universaliste : la littérature canarienne doit adhérer aux nouvelles esthétiques sans oublier pour autant sa propre tradition littéraire.

La polémique éclate lorsque Eduardo Westerdahl, fondateur de la revue Gaceta de

arte en 1932, s’oppose à cette vision universaliste de La Rosa de los Vientos. Il propose une

ouverture aux influences culturelles extérieures sans passer nécessairement par la métropole et une rupture radicale avec la tradition canarienne capable de rebâtir la culture des îles sur des nouvelles bases. Il sera taxé péjorativement par La Rosa de los Vientos de « cosmopolite », terme dont Westerdahl se servira par la suite, non sans humour, pour définir les positions de la revue Gaceta de arte.

On analyse par la suite la réception du surréalisme aux Canaries, probablement la plus importante d’Espagne, favorisée par la revue Gaceta de arte, dont le directeur est Westerdahl depuis 1932, grâce à l’organisation de l’Exposition Internationale du surréalisme en 1935 à

Ténériffe. Or, cette tendance d’ouverture sur le monde a été également à l’origine d’attaques de la part des groupes réactionnaires qui ont été capables, par exemple, d’interdire la projection du film L’Âge d’or. Cela confirme à quel point les fondateurs de Gaceta de arte – dont Espinosa est aussi le rédacteur en chef- ont essayé d’importer des esthétiques d’avant-garde, comme le rationalisme de l’école du Bauhaus, sans tenir compte d’une réalité insulaire qui est loin d’être à la hauteur de leurs expectatives trop optimistes. On peut ainsi considérer le mouvement surréaliste des Canaries comme un événement isolé, malgré l’enthousiasme des collaborateurs de Gaceta de arte, dont la plupart étaient issus des classes bourgeoises, tout comme ceux qu’ils critiquaient pour leur ignorance esthétique.

En tout cas, on aura néanmoins été témoin, au moins une fois dans l’Histoire des îles Canaries, d’un mouvement artistique sans précédent, bien qu’un peu éloigné des besoins réels des Canaries en termes culturels à l’époque. Il faut remercier également en ce sens, les bourgeois réactionnaires qui, étant moins indolents que ceux d’aujourd’hui, furent capables de déclencher la polémique et, de ce fait, la réflexion.

Dans ce contexte, on analyse le rapport qu’Espinosa entretient avec les courants littéraires de son temps. L’on y souligne sa bipolarité créative, qui se situe toujours à cheval entre la création et la critique. Afin d’intégrer ces deux concepts d’apparence contradictoire, l’écrivain invente deux termes, le « tâtonnement » et « l’analyse », qui traduisent la dualité perpétuelle de son écriture érudite et imaginative à la fois. Ainsi, dans sa production, en tant que critique littéraire, Espinosa évoque souvent, l’œuvre ou l’auteur analysés, dans un style précieux et, à l’inverse, il introduit dans ses œuvres créatives des méthodes qui relèvent de la critique. Grâce au « tâtonnement » et à « l’analyse » Espinosa réussit donc à explorer pleinement les métamorphoses littéraires de ses mythes.

Le déclenchement de la guerre en 1936 met brusquement fin à tous ces rêves de modernité. Les collaborateurs de Gaceta de arte connaîtront différents destins : ils sont engagés sur le front, emprisonnés, réduits au silence ou condamnés à mort. En ce qui concerne Espinosa, l’on évoque ici sa prétendue « conversion » au phalangisme, qui s’amorce en 1936 et se poursuit jusqu’à sa mort, en 1939.

Chapitre 2