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Le Los Angeles des réseaux et des archipels

L'ambiguïté de la mosaïque : du territoire au réseau

2.3 Le Los Angeles des réseaux et des archipels

Le titre de l'ouvrage de géographie urbaine dirigé par Michael Dear (2002) : From Chicago to L.A. et celui de l'article Christine Chivallon (1997) : Du territoire au réseau expriment un déplacement de paradigmes. John Straughan et Pierrette Hondagneu-Sotelo (2002) arment que le paradigme du territoire n'est plus né-cessairement celui qui permet de comprendre les modes d'installation urbaines des immigrés :

Immigrants to Los Angeles today are far more diverse than European immigrants who ooded into Chicago in the early twentieth century, and that diversity, together with a dierently structured economy and a proliferation of new technologies, means that immigrant neighborhoods are no longer necessa-rily dened by territory 24 (Straughan, Hondagneu-Sotelo, 2002, p. 187).

Le territoire est entendu ici comme une forme spatiale continue qui s'oppose à un espace discontinu. La diversité des populations, l'économie postfordiste et la mul-tiplication des technologies de communication sont décrites comme des facteurs d'éclatement du tissu urbain. Les auteurs ne parlent pas clairement de réseau, mais d'une ville mobile , qui ore de multiples choix résidentiels aux immigrés dispo-sant d'un certain capital nancier et social, loin des spatially bounded nuclei of ethnic enclaves, which are still common among labor migrants 25 (ibid., p. 188). L'hypothèse des enclaves ethniques n'est pas écartée mais réservée aux modes d'ins-tallation spatiale de la main d'÷uvre immigrée. Le territoire, entendu comme une enclave caractérisée par un certain enfermement, serait donc la caractéristique des immigrés plus pauvres, tandis que la mobilité serait réservée aux plus riches.

Quelle ville est ainsi décrite : une ville fragmentée ou ségréguée ? Quelles fron-tières existent entre les espaces, qu'ils soient enclavés ou au contraire reliés ?

2.3.1 Fragmentation ou ségrégation ?

La notion de territoire circulatoire (Tarrius, 1993, 2000), à la limite de l'oxy-more, s'inscrit dans une pensée critique, qui préfère la mobilité à l'ancrage dans

24. Les immigrés à Los Angeles sont beaucoup plus divers aujourd'hui que ne l'étaient les vagues d'immigrés européens à Chicago au début du vingtième siècle. Cette diversité, à laquelle s'ajoute une économie structurée de manière diérente et la multiplication de nouvelles tech-nologies, signie que les quartiers immigrés ne sont plus nécessairement dénis par le terme de territoire

25. Noyaux fermés des enclaves ethniques, qui sont encore fréquents pour les immigrés de travail .

le registre des migrations de l'échelle mondiale à l'échelle locale. An de décrire la ville et d'analyser la répartition des immigrés, réseaux et archipels servent de pa-radigmes. De même, pour comprendre Los Angeles, Michael Dear et Steven Flusty évoquent l'importance des réseaux, symbolisés par les nombreuses autoroutes intra-urbaines. Pourtant, cette évocation des réseaux urbains n'est pas univoque. Les auteurs hésitent entre une structure urbaine fragmentée, composée d'îlots isolés, et une structure ségréguée où les îlots sont séparés mais interdépendants. Autre-ment dit, ils hésitent entre un collage de parcelles non-reliées entre elles et une conguration plus classique, composée d'un ensemble d'espaces spécialisés et reliés par des réseaux plus ou en moins denses. Le modèle graphique de Michael Dear et Steven Flusty (cf. gure 2.2) présente des parcelles contiguës qui sont sé-parées/reliées par une trame d' Information Super Highways , c'est à dire par des superautoroutes de l'information. Dans le texte qui accompagne le graphique, il n'est plus question d' Information Super Highways mais de Disinformation Super Highways (2002, p. 76), sans mention de la diérence entre ces deux dé-signations. Michael Dear parle clairement de parcelles fragmentées [fragmented parcels] (2002, p. 79). Cette fragmentation s'oppose avec l'idée d'une trame de com-munication, composée des Super Highways . Celles-ci semblent faire référence à la fois à un cyberespace virtuel et au réseau matériel d'autoroutes présent à Los Angeles. Ce modèle traduit un certain nombre de contradictions relevées par Sophie Didier (2007) :

le modèle pose les murs comme relativement infranchissables. [...] Or, non seulement liens il y a [...] mais aussi des hiérarchies dans les liens qui ne sont pas ici mises en évidence : la pirouette des Disinformation Super Highways comme seuls liens entre les fragments pour ceux qui ont les moyens de s'en sortir (i.e les riches) paraît assez facile... (Didier, 2007, p. 23).

De même, Edward Soja (2000) parle d'une postmétropole uide, fragmentée, dé-centrée (Soja, 2000, p. 265), associée à une géométrie sociale polymorphe et fracturée (ibid.). La uidité associée à la fragmentation et à la fracture montre combien les discours peuvent contenir d'ambiguïté, relevant d'une plura-lité d'esthétiques, à l'image de la complexité et de la diversité des congurations spatiales urbaines étudiées.

Les géographes contemporains travaillant sur Los Angeles présentent-t-ils un espace urbain fragmenté ou réticulaire ? Considèrent-t-ils la trame de voies de com-munication comme un élément qui relie ( Information Super Highway ) ou qui, paradoxalement, sépare ( Disinformation Super Highways ) ? Deux types d'es-paces, reliés et non-reliés, mais qui ne gurent pas dans le modèle graphique, sont envisagés : les cyburbia , those hooked into the electronic world et les cybe-ria , those who are not 26(p. 79).

D'autres conceptions de Los Angeles et de ses réseaux ont été formulées, notam-ment autour de la métaphore de l' archipel .

2.3.2 Une post-métropole en archipel

Le terme d'archipel [archipelago] est employé par Edward Soja (2000) au su-jet de la post-métropole et de ses espaces carcéraux , en reprenant l'expression d' archipel carcéral utilisée par Michel Foucault (1975, p. 347). Ce terme est en grande partie inspiré des discours de Mike Davis (1990, 1992), qui décrit la ville postmoderne et particulièrement Los Angeles comme une forteresse. La dispa-rition de l'espace public, sa privatisation, ainsi que le déclin de l'Etat-providence, seraient selon les deux auteurs responsables de l'isolement des individus et des com-munautés urbaines. Les auteurs parlent de modes de vie insulaires ( insular lifestyles , Soja, 2000, p. 312) à Los Angeles, notamment au sujet des habitants des communautés fermées ( gated communities ) choisies. Le dehors et le dedans sont deux domaines séparés matériellement et idéellement. Ces communautés priva-tisées ont un accès limité, leurs portes sont gardées, les entrées et sorties contrôlées. Il existe des discontinuités spatiales, concrètes, qui dénissent les îlots. Edward Soja utilise donc le terme pour décrire une structure urbaine fortiée, sécuritaire, bar-ricadée, composée d'individus et de communautés réparties en individuals and communities in visible and not-so-visible urban islands 27 (Soja, 2000, p. 299).

Il se place à la fois en continuité et en rupture avec l'÷uvre de Mike Davis. Alors que la forteresse de Mike Davis semble seulement séparer et briser les liens, Edward Soja explique qu'il existe des mouvements (ibid., p. 302-303), qui s'or-ganisent, au-delà des appartenances ethniques, de genre et de classe à Los Angeles, pour exprimer des attachements individuels aux quartiers de résidence. Ces coali-tions ont été créées ou renforcées, principalement après les émeutes de 1992 ; elles constituent, selon l'auteur, des liens solides entre les diérents îlots. Les notions de solidarité, d'engagement politique, de mobilisation ont également une place dans cette géographie d'archipel. Le nouvel apartheid spatial (ibid., p. 321) entraîne également des eets de participation politique : mouvement de propriétaires, micro-gouvernance, engagement local. La notion d'archipel prend ici tout son sens : les îlots ne constituent pas seulement- des forteresses, mais sont aussi à la base de liens urbains originaux, qui constituent autant de mises en réseaux.

La mosaïque, quand elle devient un archipel, se met en mouvement : ses com-posantes, dont les caractéristiques restent oues, sont mises en lien.

2.3.3 Du réseau au rhizome

L'approche réticulaire, appliqué au cas spécique de la présence immigrée en ville, part de l'observation de l'existence pour un même groupe immigré de multiples espaces d'installation (de multiples îlots) à l'échelle de la ville. La gure du réseau repose, au-delà de l'échelle de la ville, sur le constat de la multiplication, dans la seconde moitié du XXe siècle, des outils de communication. Ceux-ci entraîneraient des congurations spatiales nouvelles, caractérisées par une indiérence vis-à-vis de la distance. Les modes de communication abolissent les distances, réduisent

temps et permettent une quasi-ubiquité. C'est tout le sens du transnationalisme selon lequel les immigrés sont à la fois ici et là-bas (Glick-Schiller, Basch, Szanton-Blanc, 1997), les lieux d'origine et d'installation se trouvant en liens permanents.

Le terme d'archipel est employé en particulier dans les écrits sur les groupes immigrés (auto-)désignés comme des diasporas. Ainsi, pour Emmanuel Ma Mung :

la diaspora chinoise, comme les autres diasporas, est un archipel de communautés dispersées et diérenciées. [...] Deux caractères morphologiques objectifs dénissent au minimum une diaspora : la multipolarisation de la migration [. . .] et l'interpolarité des relations [. . .]. En terme de réseaux géo-graphiques, la migration classique correspondrait à un réseau élémentaire re-lations entre un pôle central (le pays d'origine) et des pôles secondaires (les diérents lieux de xation de la migration) -alors qu'une diaspora s'établirait plutôt comme un réseau complexe existence de liens entre l'ensemble des pôles (Ma Mung, 2000, p. 8 et 9).

Dans les études sur la diaspora noire et notamment sur les sociétés caribéennes et antillaises, l'archipel tient une place particulièrement importante : il décrit les con-gurations des îles et, par analogie, des identications hétérogènes, hybrides (Gilroy, 1993), dispersées (Glissant, 1997 a , 1997 b). Opposer au territoire continu l'archipel discontinu revient à mettre en cause les conceptions substantialistes et familialistes de l'identité, qui reposent sur les gures de l'arbre et de la racine. Dans cette conception, l'archipel emprunte au rhizome, déni par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux (Deleuze, Guattari, 1980), plutôt qu'au réseau.

Le réseau, conguration spatiale discontinue, ne remet pas en cause radicalement le territoire ; l'existence de liens, au-delà de la distance, permet de recréer des eets de proximité territoriale. En outre, chaque point du réseau fonctionne comme un territoire. C'est dans ce sens que Jean-Baptiste Arrault qui étudie l'émergence de l'emploi analogique d'archipel en géographie, explique que le terme, quand il est synonyme de réseau, ne s'oppose pas au territoire mais en est une variation : un archipel constitue bien une entité, une chaîne où la discontinuité permet la relation plus qu'elle ne favorise l'isolement, une unité territoriale en soi (Arrault, 2005, p. 323).

Le rhizome, emprunté au registre de la biologie végétale, relève d'un registre tout à fait diérent de celui de la description d'une conguration spatiale. Il n'y a pas de points ou de positions dans un rhizome, comme on en trouve dans une structure, un arbre, une racine. Il n'y a que des lignes (Deleuze, Guattari, 1980, p. 15). Le rhizome n'est que lignes, à la diérence du réseau qui met en lien précisément des points, des îlots. Le rhizome est incompatible avec l'idée de structure : il s'inscrit dans une théorie des multiplicités réelles et des proliférations , comme l'explique Anne Sauvagnargues (Sauvagnargues, 2005, p. 182) dans un commentaire de Mille Plateaux. Ce concept permet de penser une multiplicité radicale, qui ne se laisse pas réduire à l'unité ni aux dichotomies binaires (ibid.). Le terme de rhizome est utilisé par Edouard Glissant pour armer à l'opposé de l'autorité de l'Un et de la pensée de l'origine, la gure du Divers , le foisonnement du multiple.

alors que le premier est le plus souvent une variation territoriale (une structure de liens entre des territoires), le rhizome est un concept qui s'inscrit dans une philoso-phie remettant en cause radicalement toutes les formes d'ancrage et de structure, mêmes quand celles-ci se déploient de manière discontinue (le réseau est discontinu, mais chaque point du réseau fonctionne comme un territoire et souvent comme une centralité attirant les ux).

Mais opposer nettement les termes réseau , archipel , rhizome versus enclave , mosaïque , territoire contribue à réduire les champs théoriques dans lesquels ils s'inscrivent. Il faut se prémunir de ces oppositions parfois rapides, en étudiant précisément les champs théoriques et les registres discursifs dans lesquels elles s'inscrivent. Comment et pourquoi sont produites ces dichotomies ?

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