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L'ambiguïté de la mosaïque : du territoire au réseau

2.1 Le territoire identitaire en question : Chicago et ses dérivés

2.1.1 Une conception identitaire du territoire

Appliqués aux immigrés et dans ce cas particulier, le terme de territoire est for-tement inspiré des théories spatiales des premiers sociologues de Chicago, il est alors déni de manière surfacique, continue ou discontinue (des réseaux de territoires),

comme un espace permettant le réenracinement des populations déplacées ; c'est le territoire-racine à la fois espace d'origine et espace de réenracinement. Le discours de l'origine et de la reproduction s'organise autour du couple binaire ici/là bas : l'Arbre ou la Racine en tant qu'image, ne cesse de développer la loi de l'Un qui de-vient deux, puis deux qui dede-vient quatre... La logique binaire est la réalité spirituelle de l'arbre-racine (Deleuze, Guattari, 1980, p. 11). Dans ce discours de l'origine, le territoire sert de support naturel (la terre de l'enracinement) mais aussi de repère culturel (Di Méo, 2008) : il serait le lieu de la reproduction d'une culture, qui, pensée comme une essence, devient une quasi-nature. Le terme de territoire pour décrire les liens des immigrés à l'espace est souvent associé à une pensée exotique et essentialisante de l'altérité, servant des intérêts de domination. Jean-François Staszak explique la logique de l'exotisme, dans une étude sur la danse exotique :

Comme dans toutes les constructions de l'altérité, le Même stigmatise une diérence (ici géographique) pour l'essentialiser et fonder sur elle un déni identitaire, susceptible de légitimer des discriminations. L'exotisme est ainsi par nature asymétrique : le Même (ici) a le pouvoir d'ériger l'Autre (l'ailleurs) comme tel, mais celui-ci ne peut lui rendre la pareille. Il est réducteur car il essentialise une diérence, déterministe car il assigne l'Autre à son espace, dont il doit tirer ses caractéristiques essentielles (Staszak, 2008, p. 130).

Assigner un groupe à un espace, en fonction de distinctions identitaires et cultu-relles, est une entreprise de catégorisation spatiale, de territorialisation, qui peut avoir, comme le souligne Jean-François Staszak, des justications essentialistes et déterministes particulièrement réductrices.

Le territoire, utilisé à la suite du modèle du ghetto juif (Wirth, 2006 [1928], 1964), est déni comme une surface continue, bornée par des frontières matérielles et idéelles, distinguant un dedans d'un dehors, ce que souligne Claude Raestin :

parler de territoire, c'est implicitement faire référence à la notion de limite, qui même si elle n'est pas tracée, cas fréquent, exprime la relation qu'entretient un groupe avec une portion d'espace. L'action de ce groupe génère immédiatement la délimitation. Si tel n'était pas le cas, l'action de dissoudrait purement et simplement [...] Délimiter c'est momentanément isoler ou abstraire ou encore et aussi manifester un pouvoir dans une aire précise , (Raestin, 1980, p. 138).

La limite est par dénition limitante , elle borne des possibles, tente de stabili-ser des congurations spatiales multiples et fuyantes. Or, les modes de production spatiale sont plus vastes que les seuls actes de délimitation. Le terme de territoire n'a pas d'équivalent en anglais ; les villages urbains , les communautés et les enclaves sont trois désignations spatiales qui peuvent être rapprochées du terme français de territoire . Le territoire permet de catégoriser, de délimiter, d'ordonner les congurations spatiales.

Pour Guy Di Méo et Pascal Buléon, le territoire au contraire n'a pas de fonction limitante à la diérence du lieu qui marque l'expérience d'une clôture et d'une réduction surfacique de l'espace : alors que le territoire se laisse dicilement borner dans nos représentations, le lieu tire de sa fermeture le plus clair de son identité

(Di Méo, Buléon, 2005, p. 87). Finalement, que l'approche surfacique soit désignée par les termes de territoire ou de lieu en français, elle se caractérise par une réduction de l'espace (de trois dimensions à deux), appelée aussi contraction par Guy Di Méo et Pascal Buléon (2005, p. 87).

La notion de territoire est héritée d'une double conception éthologique et poli-tique ; le modèle animal et végétal dans l'écologie humaine1des premiers sociologues de Chicago d'une part, qui décrit une spatialité circonscrite servant généralement un mode de vie grégaire (Park, Burgess, McKenzie, 1967 [1925])2 et le modèle po-litique de l'Etat-Nation d'autre part, qui désigne le périmètre de souveraineté et de contrôle du pouvoir étatique. Ces deux origines sémantiques sont soulignées par Guy Di Méo et Pascal Buléon :

en se référant à la littérature surabondante consacrée de nos jours au territoire, nous remarquons que cette notion polysémique relève d'une double origine sémantique : [...] le territoire traduit d'une part une vision strictement politique du découpage de l'espace géographique [...]. Mais le territoire re-lève aussi d'une interprétation plus naturaliste, éthologique même (Di Méo, Buléon, 2005, p. 77).

Ces deux conceptions peuvent être rapprochées des modes principaux d'analyse des espaces de regroupement immigré. Selon l'analogie naturaliste, utilisée de manière implicite, les immigrés créeraient les conditions d'une vie collective en construisant un territoire pour, non pas se reproduire comme les animaux dont les territoires servent souvent à cette fonction, mais reproduire des liens perdus pendant l'exil. L'identité, dans cette approche, désigne un ensemble de caractéristiques collectives à transmettre, à reproduire, en recréant un espace médiateur, un territoire, comme base de continuité. Aude Mary, au sujet des territoires tamouls dans le nord de Paris, utilise explicitement l'analogie éthologique :

la zone que l'animal délimite, comme un prolongement de lui-même, le maintient à distance de ses voisins. [...] L'attachement à un territoire est une caractéristique commune à l'histoire des sociétés animales. Dans ces condi-tions, on voit mal pourquoi l'espèce humaine échapperait à cette sorte d'ins-tinct où se combinent le besoin de sécurité et la recherche de convivialité. (Mary, 2008, p. 45).

La notion d' aire naturelle développée par Robert Park (Park, 1952), élargie à l'expression d' aire urbaine ou d' aire concentrique dans le modèle graphique de Chicago créé avec Ernest Burgess (cf. gure 2.1 page 66), est la plus révélatrice de l'approche naturaliste de la ville :

un secteur de la ville est appelé aire naturelle parce qu'il naît sans dessein préalable et remplit une fonction [...] : c'est une aire naturelle, parce qu'elle a une histoire naturelle. [...] La ville est, de fait, une constellation d'aires naturelles, ayant chacune son milieu caractéristique. [...] La métropole

1. Pour une analyse éclairante de l'écologie humaine comme discipline, on peut se référer à l'article de Catherine Rhein (2003), L'écologie humaine, discipline-chimère .

2. La communauté humaine s'enracine dans la nature de l'homme et dans ses besoins. L'homme est un animal grégaire (McKenzie, 1925 in Grafmeyer, Joseph, 2004, p. 151).

est, en quelque sorte, un gigantesque mécanisme de tri et de ltrage qui [...] sélectionne infailliblement dans l'ensemble des individus les mieux à même de vivre dans un secteur particulier et un milieu particulier (Park, 1952, p. 174-175).

Ainsi, les formes spatiales de regroupement d'individus relèveraient d'un processus spontané (naturel) de tri et de ltrage , selon les comportements et les liens identitaires et culturels des individus. Cette dénition s'inscrit dans une écologie humaine et urbaine qui a par ailleurs fortement inuencé les approches françaises du territoire et les analyses états-uniennes de l'enclave.

Le terme de territoire relève également du modèle de l'État-Nation : appliqué aux immigrés, le territoire est pensé comme l'espace de l'exercice d'un pouvoir par les immigrés et par leurs institutions. Mais cette métaphore est ambiguë. En eet, certaines études sur les diasporas ont cherché à déconstruire le modèle territorial de l'Etat-Nation (Schnapper, 2001, Tölölyan, 1996) en montrant que les territoires d'exil des immigrés constituent des réseaux à l'échelle mondiale, qui déent le mo-dèle de État-Nation :

pour rendre opératoire [le terme de diaspora], il convient de le réser-ver aux populations qui maintiennent des liens institutionnalisés, objectifs ou symboliques, par-delà les frontières des États-nations. Son utilisation permet alors de s'interroger sur nombre de phénomènes modernes, l'aaiblissement des États-nations, le transnationalisme accrue des échanges de toute nature, l'élaboration des nouvelles formes d'organisation politique (Schnapper, 2001, p. 9).

Les études des territoires immigrés dans le registre politique portent le plus souvent sur les rapports entre l'État, lieu d'installation, et les immigrés. Les notions d' em-powerment , de politique de discrimination positive, d' identity politics , c'est-à-dire une politique de reconnaissance du droit des minorités (Ghorra-Gobin, 1997 a), sont au centre de ces analyses. Les répartitions spatiales des immigrés sont étudiées par exemple en fonction des découpages électoraux pour évaluer la représentativité électorale des immigrés et des minorités (Ghorra-Gobin, 1997 a, Douzet, 2007). Plus rares sont les études qui tentent de comprendre comment les institutions créées par des groupes immigrés exercent un pouvoir local sur les immi-grés eux-mêmes et en quoi la constitution d'un territoire de regroupement immigré a, par delà les questions identitaires et culturelles, une fonction de contrôle exercée par une partie d'un groupe immigré au nom de l'ensemble. La conception étholo-gique du territoire, qui entraîne une vision englobante d'un groupe s'appropriant une portion d'espace pour reproduire des liens identitaires, inuence les analyses politiques sur les immigrés, qui opposent le plus souvent des groupes immigrés à une majorité , sans prendre en compte les rapports de pouvoir qui existent entre les immigrés eux-mêmes.

La conception identitaire du territoire et la primauté de l'échelle collective pour analyser les inscriptions spatiales des immigrés en ville sont largement héritées de

l'écologie humaine et du naturalisme.

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