• Aucun résultat trouvé

Kaléidoscope urbain

4.3 Approcher par des hauts-lieux centraux ? Des anti-Chinatowns

4.3.1 Absence de hauts-lieux

A Little Armenia, comme à Glendale, Montebello ou North Hollywood il n'existe pas de centre arménien, espace où se concentreraient des hauts-lieux , c'est-à-dire des monuments symboliques. Si l'on suit Marc Augé (1992), qui dénit les hauts-lieux comme identitaires, relationnels et historiques , on peut armer qu'aucun haut-lieu arménien n'existe à Los Angeles. D'une part leur dimen-sion historique est discutable. L'arrivée du groupe arménien est récente et les lieux relationnels bâtis (les églises notamment) sont eux-mêmes très récents. D'autre part les objets qui pourraient faire gure de hauts-lieux généralement localisés dans un environnement paysager et visuel qui les met en évidence, sont ici perdus dans un environnement ordinaire. Autour de l'église St Mary à Glendale, une des églises arméniennes apostoliques les plus fréquentées de l'agglomération de Los Angeles,

rien ne signale une présence arménienne. L'église fait gure de phare isolée dans un paysage de type suburbain (maisons individuelles et leurs jardins et parkings frontaux). On retrouve cette caractéristique pour l'église St Peter à Encino, quar-tier de Los Angeles dans la vallée de San Fernando (cf. gure 4.7). Quant à l'église catholique arménienne à Glendale, elle jouxte une station d'essence qui désacralise fortement son image (cf. gure 4.8).

Rangées de maisons identiques, symboles de la suburb et irruption, dans la profondeur du champ, de l'église arménienne St Peter à Encino.

Figure 4.7 Photographie : Décalage 1 : de la suburb à une église arménienne, 2008, ©Sarah Mekdjian

Au premier plan, une station essence Mobil, au second, l'église arménienne catholique St Gregory, Glendale, Verdugo Avenue.

Figure 4.8 Photographie : Décalage 2 : d'une station essence à une église arménienne, 2008, ©Sarah Mekdjian

L' invisibilité de Glendale et de Little Armenia

L. M. (immigré arménien du Liban, professeur d'histoire arménienne et cau-casienne au Glendale Community College), interrogé au sujet de sa perception de Glendale explique (en français) :

à Glendale, la présence arménienne n'est pas visible. Si vous compa-rez avec Chinatown, ou d'autres quartiers ethniques commerciaux, Glendale n'est pas du tout dans ce style. A Chinatown, vous trouvez des pagodes, une architecture particulière. A Glendale, rien de cela, seulement les églises, qui émergent ici ou là, comme si nous n'avions pas d'architecture propre ;

L.M. tente une explication de cette invisibilité :

pendant longtemps à Glendale, il ne fallait pas montrer qu'on était arménien, n'oubliez pas que la ville abrita longtemps un des sièges du Ku Klux Klan .

Si l'invisibilité est le résultat de discriminations, elle relève par conséquent d'une contrainte. Cela suppose que si les immigrés arméniens avaient eu la possibilité de le faire, ils auraient multiplié les signes d'identication. Or, aujourd'hui, alors que les Arméniens constituent ociellement près de 30 % de la population totale de la ville et qu'une partie du conseil municipal (la majorité jusqu'en 2007) est constituée d'immigrés arméniens, il semble étonnant que l'opportunité de se rendre plus visible n'ait pas été saisie. La discrimination a sûrement joué un rôle, surtout historique, mais d'autres hypothèses peuvent être formulées : aucun espace de regroupement arménien, y compris Little Armenia jusqu'à sa dénomination en 2000, n'a été conçu comme un espace touristique. L'achage de signes distinctifs à Chinatown ou à Little Tokyo relève d'une mise en scène de l'altérité selon un mode exotique destiné aux touristes. Les quartiers historiques de la présence de regroupement de la main d'÷uvre immigrée chinoise et japonaise à Los Angeles n'existent plus, suite à des ruptures majeures comme l'internement des Japonais dans des camps pendant la Seconde Guerre mondiale (Dorier-Aprill, Gervais-Lambony, 2007). La volonté de la mairie de Los Angeles de contrôler l'immigration chinoise et de créer un espace touristique explique que les quartiers actuels soient des reconstructions récentes. De même, Olvera Street dans Downtown Los Angeles, aujourd'hui une rue mexi-caine , a été entièrement mise en scène dans un but commercial et touristique sur l'ancien emplacement de Little Italy à partir des années 1970. Sa localisation a été justiée par le fait qu'elle se situe sur un des sites du fondement du pueblo de Los Angeles par les Mexicains, sans que l'espace n'ait jamais été un lieu de vie pour des Mexicains depuis le XVIIIe siècle.

Chinatown à Los Angeles

Los Angeles a connu deux Chinatowns, Old Chinatown (1850-1938), aujourd'hui occupé par la gare d'Union Station, ancien lieu d'installation des immigrés chinois employés en majorité à proximité par des compagnies de chemin de fer, et New Chinatown (depuis 1938), situé à environ deux kilomètres de l'ancien quartier. Dans les années 1910, les eets du Chinese Exclusion Act (1882) ajoutés à l'expiration des baux locatifs de la majorité des appartements entraînent un déclin de la population de Old Chinatown. Le quartier a très mauvaise presse ; il nourrit de nombreux fantasmes et est jugé comme un lieu de dépravation par l'opinion publique, qui pointe régulièrement du doigt les maisons de jeu, de prostitution et d'opium (Cho, 2009). Le lm Chinatown de Roman Polanski (1974) illustre les diérents stéréotypes attachés à ce quartier de Los Angeles dans les années 1920.

En 1931, suite à diérentes ventes de terrain dans le quartier, la Cour Suprême de Cali-fornie donne son autorisation pour que soit construite la gare d'Union Station à la place du quartier, à condition qu'un plan de reconstruction soit prévu dans les deux ans. Le premier plan de reconstruction est initié en 1933 par un ancien président de la Chambre de commerce de Los Angeles. Il s'agissait de créer un espace commercial touristique exo-tique, mais le coût trop élevé oblige la municipalité à abandonner le projet. En 1933, les premières expulsions ont lieu. C. Sterling, riche citoyenne de Los Angeles, fondatrice du marché mexicain d'Olvera Street, entreprend en 1935 de créer un plan de développement d'une China City , projet également abandonné pour son coût exorbitant.

En 1937, P. Soohoo, descendant d'immigrés chinois, est choisi pour créer une association de redéveloppement composée en majorité d'immigrés chinois et contrôlée par la muni-cipalité. Les nancements du nouveau plan sont essentiellement privés et aboutissent à l'inauguration en 1938 de la New Chinatown's Central Plaza par le gouverneur de Ca-lifornie, les autorités municipales et les leaders locaux chinois. Centre commercial à ciel ouvert, il s'organise autour d'une place centrale, décorée aujourd'hui par des guirlandes de lampions rouges en papier. L'entrée de la cour est marquée par une arche (cf. gure 4.9) et par une statue de Sun Yat Sen, un des pères fondateurs de la République de Chine comme le précise la plaque bilingue anglais-mandarin. Un panneau circulaire dans la cour rappelle, seulement en anglais, l'histoire de l'immigration chinoise à Los Angeles et celle du Chinatown historique. Un plan de l'actuel quartier est aché avec les principales at-tractions touristiques, essentiellement des commerces et des restaurants.

Le quartier est donc aujourd'hui situé à proximité de Downtown et accessible par une station de métro éponyme, rouge, jaune et verte, imitant une pagode. Une entrée principale est marquée par une arche monumentale mettant en scène deux dragons dorés et des piliers rouges, à quelques mètres de la Central Plaza. Le quartier est organisé par une longue rue centrale, à partir de laquelle s'ouvrent quelques petites rues perpendiculaires et l'espace du centre commercial à ciel ouvert. Le nom des rues est indiqué sur les panneaux bleus ociels à la fois en anglais et en mandarin (idéogrammes). Les restaurants et les boutiques de cadeaux occupent l'essentiel de l'espace, côtoient la Bank Of China (dont les toits du bâtiment sont recouverts de tuiles vertes et recourbés à leurs extrêmités, imitant les toits des pagodes) et quelques autres bâtiments de banques et de bureaux. Une partie des commerces est regroupée dans des centres commerciaux couverts, sur plusieurs étages, suroccupés par des magasins vendant à peu de choses près les mêmes marchandises (objets de décoration asiatiques : panda, bambou, dragons, bouddhas rieurs mais aussi sacs de contrefaçon, vêtements peu chers imitant la soie). Une des nombreuses boutiques porte sur sa façade l'indication en anglais : Sincere Gifts and Imports [Cadeaux et importations authentiques], qui résume la vocation commerciale de ce quartier-vitrine, voulu exotique et authen-tique . Les passants sont composés de touristes, mais aussi de personnes d'origine chinoise (on entend parler le mandarin entre autres), notamment de vieux messieurs vraisemblablement d'origine chinoise jouent au ma-jong dans la cour de la Central Plazaa.

Figure 4.9 Photographie : Entrée de la Chinatown's Central Plaza, Chinatown, ©Sarah Mekdjian, 2006

a. Lors de mes diérentes visites de Chinatown en 2006, 2007 et 2008, j'ai toujours remarqué la présence de joueurs de ma-jong.

L'expérience des lieux de regroupement arménien est donc singulièrement dé-routante, par comparaison au modèle archétypal des Chinatowns. Les signes font irruption sans que l'on puisse dégager un centre. Ce constat a été renforcé par une comparaison récurrente faite par les enquêtés entre Chinatown et Little Armenia, l'un représentant un quartier ethnique exemplaire et l'autre un vide. A la question, quelle opinion avez-vous de Little Armenia ? posée dans l'enquête internet à des individus s'auto-déclarant arméniens , de nombreuses réponses soulignent le manque de signes visibles du quartier (cf. gure 4.10, 15% des enquêtés, soit 84 individus), comme le montre cette série d'extraits de réponses :

When you go to Little <insert country name> you expect to see 90% + shops from that country. Not the case with little Armenia 6;

Like Koreatown, it has no real center. I wish it were a bit more like Chinatown or Little Tokyo. Despite being touristy it would be nice to see a real concentration of Armenian shops and restaurants with a walking street 7;

I can't really say because I havent been there that often, but the times that I have been there I haven't really seen anything Armenian or anything eye catching for me to want to go back 8;

I don't think it projects an atmosphere of a Little Armenia nearly as much as Little Tokyo or Chinatown project the atmosphere of their own culture 9;

Could be cleaner and more reective of the Armenian nation beyond just the num-ber of people. We can have monuments, museums, and other cultural attractions 10;

Little Armenia needs a redevelopment opportunity, a cultural center, businesses and restaurants that share a joined identity... similar to a Chinatown, with a plaza or a civic center that pulls the community together, a common place for armenian and non armenians to feel connected...currently it is a too large boundary that does not capture the feel of a community 11;

6. Quand on se rend dans un Little <insérez un nom de pays> on s'attend à voir 90% et plus de magasins de ce pays. Cela n'est pas le cas à Little Armenia .

7. Comme à Koreatown, il n'y a pas de vrai centre à Little Armenia. Je souhaite que cela ressemble plus à Chinatown ou à Little Tokyo. En dépit du fait que cela deviendrait touristique, surfait [touristy] ce serait bien de voir une vraie concentration de magasins, de restaurants avec une rue piétonne .

8. Je ne peux pas vraiment répondre, parce que je ne m'y rends pas souvent, mais les fois où j'y suis allé, je n'ai rien de vu de vraiment arménien ou quelque chose qui m'aurait attiré au point de vouloir revenir .

9. Je pense que l'atmosphère du quartier est loin d'être celle d'un Little Armenia , en comparaison avec l'atmosphère de Little Tokyo ou de Chinatown , qui reète leur culture respective .

10. Cela pourrait être plus propre et un reet plus juste de la nation arménienne, au-delà du simple nombre d'habitants arméniens. On pourrait avoir des monuments, des musées et d'autres attractions culturelles .

11. Little Armenia a besoin d'un réaménagement, d'un centre culturel, de commerces, de restaurants qui partagent une identité commune...quelque chose de comparable à un

Comparing to other districts such as Little Tokyo or China Town unless you see the street sign saying Little Armenia there is nothing there to indicate that you are there 12.

Ces réponses rejoignent de nombreuses remarques entendues lors de l'enquête orale, auprès d'immigrés et de personnes d'origine arménienne habitant ou non Little Armenia. Le quartier ociellement désigné serait une coquille vide, une anti-enclave

Outline

Documents relatifs