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Le Japon est une énigme, très difficile à déchiffrer. Cela veut dire qu’il est ce qui s’oppose à la rationalité occidentale. En réalité, celle-ci construit des colonies partout ailleurs, tandis qu’au Japon elle est loin d’en construire une, elle est plutôt, au contraire, colonisée par le Japon.1

1 FOUCAULT (Michel), Dits et écrit, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, pp. 623-624.

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Arrivé en Chine en 1275, Marco Polo avait entendu parler du Japon qu’il n’avait lui-même pas visité. La première rencontre de l’Europe avec ce pays est ainsi indirecte, voire imaginaire. Trois siècles plus tard, la première édition en français de son Devisement du monde, parue en 1556, avait frappé l’imagination des Français, ceux-ci découvrant un Eldorado, appelé Zipang : c’est une « île de l’or en très grande abondance »1, où l’on trouve des perles, des pierres précieuses qui la rendent très riche ; ses habitants sont blancs et bien faits ; ils sont idolâtres et cannibales ; ils se gouvernent eux-mêmes et ont un roi qui est indépendant de tout autre2. Ainsi, le Japon était déjà idéalisé et mythifié, lors de son arrivée dans la conscience française au XVIe siècle. Depuis, ce pays a fonctionné longtemps comme une matrice imaginaire pour les intellectuels français. L’Extrême-Orient suscite curiosité, rêveries et interrogations chez les philosophes des Lumières. Montesquieu montre son intérêt pour la civilisation japonaise dans De l’Esprit des lois (1748), Voltaire cite la société japonaise dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756).

1 POLO (Marco), Le Devisement du monde in Deux voyages en Asie au XIIIe siècle, édition de E. Müller 1888 (1e éd. vénitien 1298, 1e éd. fr. 1556), p. 270

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Dans son œuvre intitulée Figures de l’étranger, parue en 1987, l’écrivain et sociologue marocain Abdelkébir Khatibi analyse les représentations du Japon dans la littérature française et le définit comme « le mystérieux »1. Au lieu de nous contenter de cette définition simpliste, considérons pourquoi et comment le Japon est vu comme un espace imaginaire et devient une source d’inépuisables rêveries pour les Français. Tout d’abord, cela va sans dire, il est physiquement loin par rapport à la France. Tandis qu’avec la Chine existe la route de la soie qui a permis le commerce entre l’Europe et l’Orient, l’insularité japonaise est un arrêt dans la circulation générale. De ce fait, le pays demeure à l’écart. À cette distance géographique s’ajoute le contexte historique. Le Japon s’enferme volontairement sur lui-même pendant plus de deux siècles, de 1639 à 1854. Ces deux conditions, particulières par rapport à d’autres pays, semblent conférer à ce pays une altérité singulière. L’époque de son ouverture, en mars 1854, se situe au cœur du développement colonial français du XIXe siècle. Il s’agit donc, pour la France colonisatrice, de découvrir une matière exotique tout à fait exceptionnelle.

Le Japon est présenté pour la première fois à l’Exposition Universelle de Londres en 1862, et ses participations successives aux Expositions Universelles, surtout à celle de Paris en 1867, renforcent l’intérêt français pour ce pays d’Extrême-Orient. Vincent Van Gogh écrit à son frère Théo au sujet de cette vague d’enthousiasme pour l’art japonais :

L’art japonais est en décadence dans sa patrie, mais il jette de nouvelles racines chez les impressionnistes français. − Ce côté pratique pour les artistes m’intéresse naturellement davantage que le commerce des

1 KHATIBI (Abdelkébir), Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, 1987, p. 12.

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estampes japonaises. N’empêche que ce commerce est intéressant surtout en considérant la direction que prend maintenant l’art français.1

Comme le dit Van Gogh, les impressionnistes français cherchent à trouver dans l’art japonais l’inspiration et les techniques nécessaires à l’évolution de leurs propres œuvres. Dès cette découverte du Japon à travers les estampes, les porcelaines et les céramiques, l’image de ce pays est liée à la fois à l’exotisme et à l’esthétisme, et s’écarte de la représentation réaliste et descriptive. C’est pour cela que, dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert dit du Japon : « Tout y est en porcelaine »2.

Il n’est sans doute pas exagéré de dire que le japonisme atteint son comble avec la publication de Madame Chrysanthème en 1888, premier livre de Pierre Loti sur le Japon. L’auteur est considéré comme un spécialiste du Japon, parce qu’il l’a visité et l’a vu, et son œuvre est, pour le lecteur français, écrite par un témoin du ‘‘vrai Japon’’. Le livre est largement lu en France3, et sa vision du Japon influence grandement ses contemporains. En croyant découvrir la vraie image du Japon dans Madame Chrysanthème, Vincent Van Gogh s’exclame dans une lettre adressée à son frère : « Est-ce que tu as lu Madame Chrysanthème ? Cela m’a bien donné à penser que les vrais Japonais n’ont rien sur les murs. La description du cloître ou de la pagode où il n’y a rien (les dessins et curiosités sont cachés dans des tiroirs). Ah ! C’est donc comme ça qu’il faut regarder une japonaiserie, dans une pièce bien claire, toute nue, ouverte sur le paysage »4. Certes Loti n’invente

1 WICHMAN (Siegfried), Japonisme, traduit de l’allemand par Olivier Séchan,

Chêne/Hachette, 1982, p. 9.

2 FLAUBERT (Gustave), Le Second volume de Bouvard et Pécuchet, Denoël, 1966, p. 283.

3 Lors de la mort de l’écrivain, son éditeur Calmann-Lévy comptait 221 éditions de Madame Chrysanthème.

4 Lettre à Théo, 509F, juillet 1888, cité dans « Vincent Van Gogh, admirateur de Pierre Loti »,