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Le Devoir dans le paysage des quotidiens généralistes

Source d’information privilégiée, la presse écrite qui remplit, comme le souligne Jean de Bonville, plusieurs fonctions psychosociales, est à la fois « une production culturelle, un agent de développement et un indicateur culturels3

». Loin de nous l’idée de nous attarder sur chacune de ces caractéristiques, mais force est de constater que ces éléments indiquent que le quotidien est une institution complexe à saisir, dont les dynamiques internes sont différentes de l’un à l’autre. Dans le but de poser les bases de notre analyse, il importe d’examiner la place que ce quotidien occupe dans le paysage des quotidiens montréalais en considérant quelques dimensions médiatiques endogènes au

Devoir comme le lectorat, la diffusion, et le taux de pénétration4 .

3 Jean de Bonville, Les quotidiens montréalais de 1945 à 1985 : morphologie et contenu, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, 1995, p. 17-18.

4 Jean de Bonville et Fernande Roy, « La recherche sur l'histoire de la presse québécoise. Bilan et perspectives », Recherches sociographiques, vol. 41, no.1, 2000, p. 20.

Subissant de nombreuses transformations dès les années 1880 par le passage d’un journalisme d’opinion à un journalisme d’informations, on assiste à une démocratisation du lectorat de la majorité des journaux. C’est précisément dans ce contexte d’avènement de la presse populaire, et en réaction à celle-ci, que Le Devoir est fondé à Montréal en 1910, par Henri Bourassa alors que la ville compte déjà huit quotidiens5

. Aux yeux de Bourassa, il était important de lancer un journal qui allait s’opposer à la « grande presse » quotidienne montréalaise qu’il caractérise alors de « presse à tapage, à ramage et à images »6

. Pour lui, l’indépendance du quotidien était primordiale ; il souhaitait que son journal demeure totalement indépendant et qu’il ne puisse être vendu à aucun groupe7

.

Dès sa fondation, Le Devoir est un journal de combat nationaliste dont la vision se maintient tout au long de la période analysée. Bourassa souhaite y appuyer les gens honnêtes, ne pas entrer dans les jeux de coulisses politiques et la « perversion » de ce milieu. Associé à aucun parti politique, Le Devoir traite « de politique sans être lié à la politique8

». Si le quotidien est un journal catholique, Bourassa précise toutefois qu’il n’est pas l’organe du clergé9

. Bien que respecté pour ses principes, son intégrité et très connu dans le paysage montréalais, Le Devoir n’a jamais occupé une grosse part du marché comme en font foi les tirages relativement faibles que relève l’étude de Jean de Bonville. Il ne peut donc être qualifié de quotidien populaire ou de masse. Comme il est possible de le voir dans l’ouvrage de Jean de Bonville, son taux de pénétration et son tirage sont assez faibles en regard des autres quotidiens montréalais entre 1951 et 198110

.

5 Marie-Ève Carignan et Claude Martin, « Analyse des statistiques historiques sur le lectorat du quotidien

Le Devoir de 1910 à 2000 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 70, n. 3, hiver 2017, p. 56.

6 Jean de Bonville, 2005, op cit, p.17.

7 Comme l’expliquent Marie-Ève Carignan et Claude Martin, d’un point de vue économique et juridique, la notion d’indépendance d’une entreprise s’incarne par le fait qu’aucune autre entreprise ne possède la majorité des droits de vote octroyés par la propriété d’actions émises. À cet égard, Le Devoir se distingue du Journal de Montréal et de La Presse encore aujourd’hui. (Voir Marie-Ève Carignan et Claude Martin, op cit, , p.56).

8 Robert Lahaise, « ‘’ Ce siècle avait dix ans...’’, 1910-1939 » dans Robert Lahaise (dir.). Le Devoir, reflet

du Québec au 20e siècle, Montréal, Hurtubise, 1994, p. 20.

9 Ibid., p. 26.

10 Pour Jean de Bonville, le taux de pénétration est un indice plus éloquent de la situation du marché des quotidiens montréalais puisqu’il met en lien les données démographiques de l’époque et le tirage total des quotidiens (Voir Jean de Bonville, 1995, op cit., p. 41). Cette situation est présentée pour la période de 1951, 1961, 1971 et 1981 en comparaison d’autres journaux. Pour 1961, peu avant la période couverte par

Or, ces indicateurs ne sont évidemment pas synonymes d’une faible notoriété puisque malgré son faible tirage, Le Devoir jouit d’un prestige certain ; vu de l’extérieur, il projette une image de crédibilité, de compétence et de liberté. Ces raisons motivent d’ailleurs plusieurs journalistes à y travailler11

.

Le journal se distingue aussi par le fait qu’il est le quotidien montréalais le moins volumineux. Nous pouvons en effet constater qu’en 1965, il publie 106 pages par semaine en moyenne alors qu’en 1975, ce nombre s’élève à 120 pages environ. À titre de comparaison, La Presse est formée de 334 pages en 1965 et 516 en 197512

. Or, le volume d’un journal ne dépend pas du nombre de nouvelles qui y sont présentes, mais plutôt du nombre de publicités qui le composent13

. Le Devoir comportant peu d’espace dédié à la publicité, il n’est pas étonnant que sa taille soit plutôt modeste. Ainsi, au contraire de ses compétiteurs, il est peu marqué par la perspective de rentabilité viscérale engendrée par le phénomène publicitaire de masse qui prend de l’ampleur après la Deuxième Guerre mondiale14

.

Le Devoir faisant manifestement figure à part dans le paysage des quotidiens

montréalais, nous pouvons déjà présumer qu’il se destine à une certaine partie de la population. De fait, Le Devoir est, et ce depuis sa fondation, qualifié d’élitiste15

. Cependant, la question du lectorat élitiste du Devoir est en fait beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, comme l’illustre l’étude de Marie-Ève Carignan et Claude Martin. Leur article démontre que s’il est juste de dire que le quotidien se destine à une certaine frange plus restreinte de la population, comparativement à La Presse par exemple, son lectorat n’est pas homogène à travers la période couverte par leur analyse (1910-2000)16

. Historiquement, celui-ci est surtout lu par des gens détenant une formation universitaire. ce mémoire, le graphique présenté par de Bonville présente la situation du Devoir en comparaison avec celle de La Presse, The Montreal Star, du Montréal Matin et de The Gazette. Pour 1971, on ajoute le Journal de Montréal dans le tableau. Le Devoir est le journal qui affiche le plus petit taux de pénétration (Ibid., p. 41) .

11 Jean-Philippe Gingras, Le Devoir, Montréal, Libre Expression, 1985, p. 242. 12 Jean de Bonville, 1995, op cit., p. 56.

13 Ibid., p.57. 14 Ibid., p.58.

15 Jean de Bonville, 1995, op cit., p. 23.

Par un sondage mené en 1964 réalisé auprès de 509 abonnés du quotidien, sous l’impulsion de Claude Ryan, qui sera le directeur du quotidien durant l’entièreté de la période couverte par ce mémoire17

, nous apprenons que la moitié des répondants ont un diplôme universitaire et que les chefs de famille occupent des professions diversifiées comme médecin, avocat, membre du clergé, collets blancs18

. La seconde enquête disponible, datant de 1975, révèle que 63% des répondants possèdent un diplôme universitaire et que 61% des lectrices, sondées pour la première fois, le lisent quotidiennement alors que la proportion augmente à 71% pour les lecteurs. L’enquête en conclut que le lectorat du Devoir fait partie des « strates supérieures de la population19

». Comme le précisent Marie-Ève Carignan et Claude Martin, le petit échantillon n’est sans doute pas totalement représentatif de la réalité et, menée à plus grande échelle, l’enquête aurait probablement révélé davantage d’étudiant.e.s que ce que les chiffrent laissent voir, c’est-à-dire 1% seulement pour 1964, alors qu’aucune information sur le sujet n’est disponible pour 1975. Ces observations font probablement échos aux remarques de Jean- François Gingras qui affirme que Le Devoir du samedi, en 1966, se vend très bien auprès des étudiants20

. Ainsi, si nous ne pouvons affirmer que le lectorat du Devoir est composé uniquement d’une classe sociale aisée, nous pouvons toutefois affirmer qu’il est fortement composé de l’élite intellectuelle.