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3.3. Les revendications des droits des femmes portées par Le Devoir: s’approprier son

3.3.3. La question du travail féminin

3.3.3.1. Discours dans la page féminine

À l’instar des articles portant sur l’intégration des femmes en politique, les articles portant sur le travail salarié des femmes dans la page féminine, présents dès 1965, soutiennent des discours qui visent principalement à mettre en exergue les situations d’injustices pour les femmes, notamment le fait qu’elles se retrouvent majoritairement au bas de la hiérarchie dans leur emploi ou encore, dans une moindre mesure, qu’elles reçoivent un salaire moindre que celui des hommes.

Dans la page féminine, le principal exemple de discrimination des femmes sur le marché de l’emploi qui nous est révélée est le fait que les femmes ne peuvent accéder aux

plus hauts postes dans leur environnement de travail88

. Par exemple, malgré le fait que le milieu de l’éducation soit un milieu fortement féminin — composé à 75% d’enseignantes — Solange Chalvin soulève le fait que la ségrégation y est bien présente. En effet, même s’ils sont minoritaires, les trois quarts des enseignants occupent un poste au secondaire alors qu’une proportion semblable de femmes occupe un poste au primaire89

. Malgré l’idée que cette discrimination s’explique par plusieurs facteurs (accès plus restreint des femmes à l’éducation ou encore en raison de leur rôle de mère qui leur retire du temps pour le travail), la page féminine met en lumière le fait que les hommes craignent que « le statut de la femme en s’élevant n’abaisse automatiquement celui de l’homme90

». La rareté des occasions pour les femmes de gravir les échelons fait d’ailleurs en sorte que la page féminine met fortement en relief les « pionnières », celles aux parcours atypiques plutôt que les femmes qui occupent des postes dans les professions traditionnellement féminines91

. Or, une fois que « ces premières » arrivent en poste, elles ont parfois le sentiment d’intégrer un univers masculin qui n’est pas tout à fait adapté pour elles. Dans un article où elle souligne le succès de Réjane Colas, première femme juge nommée à la Cour supérieure du Québec, Solange Chalvin estime que le fait qu’il faut dire « Madame le juge », témoigne d’un problème qui ajoute au sentiment d’exclusion des femmes dans la profession92

.

Plusieurs des articles de la page féminine dépouillés abordent également la question de la compétence des femmes sur le marché du travail. Cette dernière thématique est très intéressante puisqu’elle permet de relever deux types de discours

88 Ce genre de situation est notamment rapportée alors que le Conseil provincial des femmes de la Colombie-Britannique recommande qu’un bureau provincial de contrôle ou de surveillance soit mis sur pied pour éviter la discrimination basée sur le sexe « Pour enrayer la discrimination dans l’emploi », Le Devoir, 19 avril 1968, p. 7.

89 Solange Chalvin « Non les femmes ne travaillent pas par caprice, mais par besoin économique », Le

Devoir, 6 avril 1967, p. 9.

90 Solange Chalvin « Participation des femmes au marché du travail », Le Devoir, 6 avril 1967, p. 9. 91 Nos observations abondent dans le sens des propos des historiennes du Collectif Clio qui affirment que durant les années 1950-1970, l’analyse du travail féminin est peu centrée sur les « ghettos féminins » (Collectif Clio, L’Histoire des femmes depuis quatre siècles, p. 413). Par exemple, nous trouvons un article qui présente une femme à la direction d’une maison d’édition. Notons aussi un article qui présente Réjane Colas, la première femme juge à la Cour supérieur du Québec. Voir Solange Chalvin, « Réjane Colas, première femme juge à la Cour supérieure », Le Devoir, 25 février 1969, p. 11.

92 Solange Chalvin, « Réjane Colas, première femme juge à la Cour supérieure », Le Devoir, 25 février 1969, p. 11.

quant à la capacité des femmes à occuper un emploi salarié et à y gravir les échelons. Les femmes journalistes rapportent de nombreux exemples qui attestent de la croyance, non dénuée de stéréotypes, que c’est en raison du fait qu’elles sont des femmes qu’elles arrivent à intégrer et exceller dans leur emploi. De fait, selon plusieurs articles, les femmes, plus empathiques et sensibles aux questions sociales peuvent exceller dans des occupations qui leur permettent de mettre en pratique ces qualités. Dans certains textes, il ne s’agit pas seulement d’être une femme, mais d’être également une mère. Certaines femmes sont elles-mêmes d’avis que c’est en raison de leur rôle de mère qu’elles obtiennent des postes au détriment des célibataires93

. Dans les cas relevés, les qualités féminines sont perçues par les femmes comme faisant partie de leur compétence. Les journalistes de la page féminine rapportent également l’existence d’un discours qui va à l’opposé de cette valorisation des qualités féminines sur le marché du travail. En effet, certains articles affirment que c’est en raison de la « nature féminine » et de certaines caractéristiques qui lui sont associées, que les femmes ne performent pas sur le marché du travail. Cette idée est surtout présente lorsque les journalistes rapportent des propos tenus par des hommes. Un article de Solange Chalvin exemplifie parfaitement cette idée. Dans celui-ci, la journaliste cite les propos de Charles Lebrun, vice-président de la compagnie de biscuits Stuart, selon lequel les femmes ont une attitude trop « maternaliste » au travail ce qui empêche de les prendre au sérieux94

. Des femmes adoptent un discours parfois similaire et renforcent cette idée que la discrimination envers les femmes du marché du travail n’est pas systémique, mais provient plutôt de leur attitude.

En d’autres termes, les journalistes de la page féminine rapportent surtout que les patrons masculins estiment que les femmes doivent s’adapter aux structures établies afin d’être prises au sérieux, alors que les femmes estiment que ce sont ces structures qui doivent être modifiées, tout comme l’attitude des hommes qui sont souvent présentés

93 Solange Chalvin « Non les femmes ne travaillent pas par caprice, mais par besoin économique », Le

Devoir, 6 avril 1967, p. 9 ; Solange Chalvin, « Réjane Colas, première femme juge à la Cour supérieure », Le Devoir, 25 février 1969, p. 11.

comme ayant des préjugés envers les travailleuses95

. Les articles nous révèlent que les femmes adoptent un discours parfois similaire et renforcent cette idée que la discrimination envers les femmes sur le marché du travail n’est pas systémique, mais provient plutôt de l’attitude des femmes elles-mêmes. Les propos de Thelma Forbes, « seul ministre féminin d’Alberta96

» rapportés dans un article sont par exemple très critiques envers les femmes : « Les femmes ont un statut inférieur, car elles le veulent ainsi » puisqu’elles ne savent pas saisir toutes les opportunités qui s’offrent à elles alors que maintenant, très peu de profession sont fermées aux femmes97

.

Comme nous l’avons souligné plus haut, une nouveauté de la période est que les femmes qui occupent un emploi rémunéré sont de plus mères de famille et cela transparait dans les articles. La possibilité de concilier famille-travail semble être une condition sine qua non pour plusieurs femmes pour occuper des emplois. Il n’est donc pas étonnant de trouver des articles portant sur la revendication pour des garderies ou sur la création d’emplois qui permettent de combiner le travail salarié et la vie de famille98

. Dans la foulée de la Commission Bird, la création des garderies apparaît comme une préoccupation généralisée à l’ensemble des femmes du pays et quelques articles du

Devoir mettront en lumière le besoin de créer un réseau de garderies puisque les mères

travaillent de plus en plus99 .

Par ailleurs, l’éducation apparaît comme étant la clé pour enrayer les disparités salariales entre les hommes et les femmes en permettant à ces dernières d’acquérir des compétences et d’occuper des bons emplois. Un article de septembre 1967 affirme que c’est « le manque d’éducation et non l’âge qui empêche les femmes de se trouver du travail100

». Or, certains articles du Devoir mettent en évidence la dimension équivoque de

95 Ibid.

96 « Les femmes ont un statut inférieur parce qu’elles le veulent ainsi », Le Devoir, 31 mars 1968, p. 11. 97 Ibid.

98 Voir notamment : « Ottawa offre 30 postes qui concilient heures de travail et exigence de la famille », Le

Devoir, 6 septembre 1967, p. 11.

99 « Le besoin le plus urgent des femmes : Un réseau de garderies à travers le pays », Le Devoir, 19 avril 1968, p. 7.

100 « Le manque d’éducation et non l’âge empêche les femmes de se trouver du travail », Le Devoir, 6 septembre 1967, p. 11.

la question ; si l’éducation est un levier important permettant aux femmes d’investir le marché du travail, l’accès à l’éducation n’est pas forcément aisé pour elles, surtout celles qui sont mères de famille. La page féminine se révèle être une tribune importante pour celles qui souhaitent retourner aux études en rapportant les expériences de plusieurs cas de plusieurs femmes qui ont vécu cette expérience101

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