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Le décalage existant entre école et famille précaire

Caractère personne Facilités scolaires

2.6 Le décalage existant entre école et famille précaire

Bien que nos témoins ne l’aient jamais cité comme un obstacle à leur scolarité, nous ne pouvons pas conclure ce chapitre sans prendre en compte le décalage qu’il existe entre familles précaires et école. Comme nous l’explique P. Bourdieu, les modèles et les valeurs apportés par l’école sont tels qu’ils ne représentent rien pour les enfants issus de milieux sociaux populaires, le système scolaire étant pensé par l’idéologie dominante. Selon

103FIRDION, Jean-Marie. Influence des événements de jeunesse et héritage social au sein de la population des utilisateurs des services d’aide aux sans-domicile, p. 86

Adresse URL : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?id=1805&reg_id=0

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Bourdieu, ce décalage culturel est à l’origine de la corrélation existante entre le milieu social et les résultats scolaires des élèves.

Précédemment, nous avons relevé l’importance de l’investissement de parents dans la scolarité de l’enfant et nous avons compris que les parents précaires, submergés par le travail et/ou préoccupés par leurs difficultés, ont moins d’énergie à consacrer à la scolarité de leurs enfants. Outre ces aspects, nous allons relever ici en quoi le décalage culturel existant entre famille et école peut expliquer le retrait des parents issus de milieux précaires dans la scolarité de leurs enfants. Pour ce faire, nous avons choisi de nous pencher plus précisément sur la communication entre les parents et les enseignants qui, lorsqu’elle existe, peut avoir des effets positifs sur la scolarité de l'enfant, lequel ressent une cohérence entre les adultes qui l'entourent. De plus, si l'élève vit des moments difficiles à l'école, il est important qu'enseignants et parents puissent se rencontrer et réfléchir ensemble à ce que chacun peut mettre en place pour aider l'enfant à surmonter ses difficultés.

Il arrive souvent que les parents des classes sociales défavorisées perçoivent le monde scolaire comme un monde dans lequel ils ne pourront jamais faire bonne figure. Ils ressentent un décalage entre les modèles en cours dans leur famille (pratiques langagières, centres d'intérêts, activités quotidiennes, etc.) et ceux imposés par l'école. Ils ont souvent peur de ne pas savoir, ou peur d'être jugés ou accusés, etc. De plus, les difficultés que rencontrent leurs enfants font parfois résonances à leur propre passé scolaire, qui était pour eux déjà marqué par un certain nombre de difficultés104.

L’une des assistantes sociales que nous avons interrogées a également mis en avant ce décalage entre les familles défavorisées et le milieu scolaire. Elle nous donne un exemple significatif de cette peur du jugement parfois provoqué par la distance entre les deux mondes: « l’année passé il y avait une maman qui me disait qu’elle se levait la nuit quand son fils était couché pour aller faire ces devoirs parce qu’elle trouvait qu’elle était une mauvaise maman s’il n’avait pas ses devoirs tout bien fait. […], elle le laissait faire tout seul et après elle allait gommer… J’trouvais terrible ce qu’elle portait comme jugement extérieur.

Alors là, moi j’ai dit, « mais écoutez, on va aller ensemble rencontrer le prof parce qu’il faut qu’il vous réexplique ce que sont les devoirs, à quoi ça sert et pis comment il vous voit puisque c’était une histoire d’image » ».

Il convient encore d’ajouter que la communication entre parents et enseignants dépend également des modes de communication en vigueur dans la famille. Lorsque les échanges entre parents et enfants sont rares, la communication entre parents et enseignants risque également d'être restreinte. En effet, on peut imaginer que dans le cas où les enfants ne parlent pas de leur vie à l'école avec leurs parents, il sera plus difficile pour ces derniers de saisir les difficultés amenées par les enseignants. De plus, il est fort possible qu'ils se sentent coupables de ne rien avoir vu plus tôt. Encore une fois, l'obstacle des échanges entre parents et enfants touchent plus fréquemment les familles défavorisées. Le contexte de crise, de conflits et/ou de violence dans lequel ne vivent pas si rarement les enfants issus de familles précaires n’est effectivement pas propice aux échanges entre parents et enfants.

Sébastien, qui a grandi dans un contexte de vie précaire, nous fait part de ce déficit de communication : « Genre les relations avec ma mère, c’est je me réveille le matin, si elle est là je lui dis éventuellement bonjour et si elle n’est pas là, ça ne me change rien. En trois heures avec ma mère, je vais décrocher peut-être trois mots. Ça a toujours été comme ça » (témoin 1). Outre la quantité des échanges, la manière de s’exprimer de ce jeune (expressions et vocabulaire utilisés, ton, etc.) en dit long sur la qualité de ces échanges.

Dans ce sens, Mme Glassey parle de « handicap de communication ». Dans les familles qu’elle rencontre, elle relève très souvent des modes de communication pathologiques :

« moi je trouve que le grand manque, c'est un manque de dialogue. C'est des gens qui ne causent pas entre eux, qui n'arrivent pas à dire qu'ils ne sont pas d'accord, [...], on ne parle

104CHABERT-MENAGER, Geneviève. Des élèves en difficultés, p. 76-77

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pas de son malaise, on ne parle pas de ce qui ne va pas. [...]. Je trouve qu'il y a un handicap de la communication ».

Ainsi, les principaux obstacles à la communication entre l'école et les familles sont le manque de temps dû à l'activité professionnelle ou aux travaux domestiques et les problèmes personnels. En plus de cela, nous avons également découvert des éléments synonymes du fossé culturel existant entre les deux mondes, tels que la rareté des échanges entre parents et enfants, le faible intérêt pour la lecture et les activités intellectuelles, la non-acceptation des difficultés de son enfant, l'appréhension vis-à-vis de l'école et/ou les résonances par rapport à son propre passé scolaire. Ces éléments nous permettent de mieux comprendre pourquoi la communication entre l'école et les familles défavorisées n'est pas toujours des meilleures. L'apparent détachement ou l'indifférence affichée de tout ce qui touche à la scolarité cache parfois une certaine réticence implicite à communiquer avec l'école, qui n'est que rarement exprimée ouvertement. Ces quelques paragraphes donnent une image différente de ces parents, qui sont souvent stigmatisés comme des parents négligents ou indifférents. Derrière ces attitudes se cachent d'autres difficultés, bien plus complexes qu'un simple manque d'intérêt.

2.7 Synthèse

A ce stade, nous comprenons que le cumul des difficultés des familles précaires entrave fortement la scolarité de leurs enfants. Certes, nous avons vu dans cette partie que la précarité financière, et toutes les autres formes de précarité qu’elle suppose, fragilise l’ensemble du système familial. Les parents, souvent seuls, fatigués, isolés et/ou malades disposent de ressources limitées pour « superviser » leurs enfants, notamment dans leur scolarité. De plus, les « événements familiaux graves », comme les divorces, la maladie et/ou les déménagements, se répercutent sur le développement de l’enfant, et plus particulièrement de l’enfant issu de milieux précaires. Ceci s’observe en classe, où l’enfant issu d’une famille précaire présente plus fréquemment des conduites « hors normes ». Outre ces points essentiels, nous avons encore relevé le décalage existant entre l’école et les familles précaires. Ces dernières, dans lesquelles le capital culturel est souvent limité (notamment en termes de diplôme) ne se sentent pas toujours à l’aise dans le milieu scolaire, où les pratiques en vigueur ne correspondent en rien à les leurs.

Ainsi, notre hypothèse se confirme. Cependant, il convient de rappeler que trois de nos témoins n’ont pas rencontré de difficultés majeures à l’école, ce qui nuance nos résultats : bien que les difficultés des familles précaires se répercutent très souvent sur les enfants, et notamment sur leur scolarité, il serait faux d’affirmer que tous les enfants issus de ces familles sont condamnés à l’échec. Dans ce sens, G. Chabert-Ménager, dans son ouvrage, distingue le culturel du social : « rien n’interdit d’imaginer qu’une famille située très bas dans la hiérarchie sociale pourra développer un type de culture qui saura se mettre en accord avec les exigences de l’école tandis que, au contraire, un statut professionnel et financier élevé des parents ne suffit pas à garantir la réussite des enfants »105. Ainsi, l’intérêt de cette théorie réside dans le fait qu’elle ne catégorise pas les enfants en fonction de leur appartenance sociale. Il s’agit de s’intéresser aux valeurs culturelles des familles indépendamment de leur statut social, même si l’on sait que ces deux dimensions sont, dans la plupart des cas, incontestablement liées.

De plus, il n’est pas impossible que, malgré un environnement familial précaire, les enfants parviennent à trouver des ressources leur permettant de « sortir la tête de l’eau » et de suivre une scolarité sans trop d’embûches. Nous pensons notamment aux enseignants, aux amis, aux grands-parents, aux voisins ou aux éducateurs de ces enfants, qui ont su se présenter quelques fois, par leur écoute, leur soutien ou leur présence, comme des personnes ressources pour ces derniers.

105CHABERT-MENAGER, Geneviève. Des élèves en difficultés, p. 69

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Dans la partie qui suivra, consacrée aux enjeux du parcours de formation, nous nous intéresserons notamment à l’influence d’un vécu scolaire difficile sur le choix d’une profession et/ou d’une filière de formation. Nous insisterons également sur certains points déjà évoqués brièvement jusqu’ici, comme par exemple la mobilisation des parents non pas dans la scolarité de leurs enfants, mais dans le parcours d’insertion socioprofessionnelle de ces derniers. De plus, d’autres facteurs, plus particulièrement liés à la période de l’adolescence et influençant les parcours professionnels, seront pris en compte, notamment des éléments d’ordre plus psychologiques, tels que les conflits de loyauté, le projet parental et l’influence des modèles.