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Le cycle biogéochimique du silicium dans l’Océan Austral

Introduction Générale

3. Le cycle biogéochimique du silicium dans l’Océan Austral

Dans l’Océan Austral, la production primaire est très souvent dominée par des groupes phytoplanctoniques siliceux, dont le succès écologique semble principalement lié à leur capacité à former une paroi cellulaire de silice amorphe. En représentant le principal vecteur de la pompe biologique de carbone dans ces régions de hautes latitudes, ces organismes permettent un lien étroit entre le cycle biogéochimique du silicium et celui du carbone, ainsi que celui d’autres éléments tels que l’azote. L’étude du cycle biogéochimique du silicium (par la quantification des différents réservoirs et flux) présente donc un intérêt scientifique majeur (Fig. I.4.), en particulier dans l’ACC dont les eaux de surface se caractérisent par un gradient des concentrations en silicium dissous extrêmement important (Sarmiento et al., 2004) et dont les dépôts sédimentaires sont quasiment exclusivement siliceux.

11 Figure I.4. Représentation schématique du cycle biogéochimique du silicium dans l’Océan Austral (modifié d’après Tréguer & De la Rocha, 2013 et Tréguer, 2014). Les flèches grises représentent les flux (F) de silicium dissous (en Tmoles Si an-1) : FR(net)

: apports net des fleuves; Fupw/ed : flux de DSi vers la couche de mélange et originaire du réservoir profond ; FD(surface) : Flux de DSi recyclé en surface ; FD(deep) : flux de DSi recyclé en profondeur ; FD(benthic) : flux de DSi recyclé à l’interface eau-sédiment ;

FH : apports hydrothermaux. Les flèches noires représentent les flux de silicium particulaire (en Tmoles Si an-1) : FP(gross) : production de BSi ; FE(export) : flux de BSi exportée en profondeur ; FS(rain) : flux de BSi atteignant l’interface eau-sédiment ; FB(net deposit) : dépôt net de BSi dans les sédiments.

Au pH naturel de l’eau de mer (pH ≈ 8), le silicium dissous (ou DSi) se trouve principalement sous la forme d’acide orthosilicique (ou acide silicique) de formule H4SiO4. L’océan reçoit des apports d’acide silicique majoritairement depuis la lithosphère via les processus d’érosion des sols et de ruissellement (l’apport par les fleuves représente plus de 80% des flux en direction de l’océan, Tréguer & De La Rocha, 2013). Dans l’Océan Austral, les apports de silicium dans les eaux de surface se font en revanche principalement par mélange vertical : via la convection hivernale, la circulation thermohaline induisant des upwellings, ou la diffusion (Fupw/ed sur la figure I.4. ; Tréguer, 2014). Le temps de résidence du silicium dans l’océan étant très long (environ 10 000 ans ; Tréguer & De La Rocha, 2013), les variations

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des concentrations de DSi observées en surface sont donc la conséquence des apports et de l’activité biologique, cette dernière résultant de l’équilibre entre les mécanismes d’absorption par les organismes (ou uptake, FP(gross) sur la figure I.4.) et de dissolution des particules siliceuses (FD(surface) sur la figure I.4.). En effet, dans la couche euphotique de l’ACC, les organismes siliceux absorbent l’acide silicique et le polymérisent sous la forme de silice amorphe hydratée (SiO2.nH2O) ou opale, également appelée silice biogénique (BSi). La conséquence principale de cette activité biologique qui consomme le stock de DSi dans les eaux de surface, est la formation d’un gradient latitudinal des concentrations d’acide silicique qui s’étend sur toute la superficie de l’Océan Austral (Ragueneau et al., 2000 ; Sarmiento et al., 2004 ; Fig. I.5b.). Ainsi, les concentrations en DSi peuvent atteindre 100 µmoles L-1 au sud du PF et diminuent jusqu’à moins de 2 µmoles L-1 dans la SAZ en fonction de la saison (e.g.

Brzezinski et al., 2001 ; Nelson et al., 2001). Les stocks de DSi ne sont donc jamais épuisés au cours de la saison dans la AZ, alors que la production biologique est limitée par de faibles concentrations d’acide silicique de façon saisonnière dans la PFZ (uniquement à la fin de l’été) et de façon permanente dans la SAZ (Rintoul et al., 2001 ; Trull et al., 2001 ; Fig. I.5a.).

Figure I.5. (a.) Evolution saisonnière des concentrations de surface de DSi (en µmoles L-1) en fonction de la latitude (adapté d’après Nelson et al., 2001 et Sarmiento et al., 2004). (b.) Distribution des concentrations moyennes annuelles de DSi en surface (en µmoles L-1), les lignes noires représentent la position des principaux fronts (du nord au sud les Fronts Sub-Tropicaux Nord et Sud, le Front Sub-Antarctique et le Front Polaire).

La production de silice biogénique moyenne de l’ACC a été estimée à 80 ± 10 Tmoles Si an-1 (Pondaven et al., 2000), ce qui représente environ un tiers de la production marine totale de BSi. A

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l’échelle globale comme dans l’Océan Austral, environ 50 % de cette production brute est directement recyclée dans les couches superficielles entrainant un apport significatif de DSi dans la ML (Tréguer & De La Rocha, 2013 ; Holzer et al., 2014). On peut donc très certainement envisager que dans certaines zones de l’ACC et/ou à certaines périodes de l’année, la production de silice dans la couche euphotique puisse être basée sur du silicium régénéré plutôt que sur un apport depuis les couches plus profondes de l’océan. Ainsi, seules les particules siliceuses échappant à cette dissolution seront exportées dans l’océan profond puis éventuellement stockées dans les sédiments, cette sédimentation ne représenterait que 3 % de la BSi produite en surface (Tréguer & De La Rocha, 2013). Néanmoins, l’accumulation d’opale dans les sédiments est très importante dans cette région de l’océan, en particulier au sud du PF où elle peut atteindre jusqu’à 90% du poids sec de sédiments, et contribue entre 17 et 37 % de l’opale sédimentaire globale (Ragueneau et al., 2000 ; Fig. I.6.).

Figure I.6. Distribution des sédiments siliceux dans l’océan global (en % de la masse sèche de sédiments), modélisée pour la

période pré-industrielle. D’après Ragueneau et al. (2000).

En résumé, la silice biogénique est produite par les organismes siliceux dans la couche euphotique. Une partie de ce flux est directement recyclée dans l’océan de surface, et l’autre partie est exportée sous la couche de surface. La BSi exportée continue de se dissoudre lorsqu’elle sédimente à travers l’océan profond, régénérant l’acide silicique. Les particules siliceuses qui ne sont pas recyclées sont finalement stockées dans les sédiments. C’est donc dans la couche euphotique que le cycle

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biogéochimique du silicium est le plus dynamique et il a été estimé qu’un atome de silicium subit en moyenne 25 cycles d’absorption biologique – dissolution dans l’océan superficiel avant d’être enfoui dans les sédiments (Tréguer & De La Rocha, 2013). De nombreuses incertitudes demeurent quant à la quantification de ces flux, notamment en raison des difficultés analytiques rencontrées dans la mesure de la production et la dissolution de la silice biogénique. En effet, la méthode de marquage radioactif au 32Si (Tréguer et al., 1991) permet d’avoir accès à l’uptake de silicium (ρSi) mais ne donne pas d’information sur la production nette de BSi (i.e. le taux de production moins le taux de dissolution de BSi ; ρNet = ρSi - ρDiss) puisqu’elle ne donne pas accès à la mesure du taux de dissolution de la silice biogénique. Certaines estimations de la production de silice biogénique sont donc biaisées car elles ne tiennent pas compte du recyclage de l’opale dans la ML (e.g. les taux de production en fin de saison sur le plateau de Kerguelen ; Mosseri et al., 2008). Actuellement, en dehors des approches de modélisation (Pondaven et al., 2000 ; Jin et al., 2006 ; Holzer et al., 2014) le taux production nette de BSi ne peut être mesuré avec une précision satisfaisante que grâce à la technique de dilution isotopique du 30Si (Corvaisier et al., 2005), modifiée par Fripiat et al. (2009). Cette méthode permet en effet de déterminer simultanément les taux de production et de dissolution de la BSi à partir du même échantillon. Malheureusement, jusqu’à présent ce procédé ne permet de mesurer que difficilement les taux de dissolution extrêmement faibles rencontrés dans l’ACC (Fripiat et al., 2011c). L’Océan Austral reste donc particulièrement sous-échantillonné en ce qui concerne la mesure des flux de production et de dissolution de la silice biogénique.

Les processus de production et de dissolution du silicium permettent de lier les cycles biogéochimiques du silicium et ceux du carbone et des autres macronutriments (NO3- et PO43-). Dans l’ACC on observe généralement une plus forte diminution saisonnière des stocks d’acide silicique que des autres nutriments dans les eaux de surface, suggérant un découplage important entre les cycles biogéochimiques de ces différents éléments (e.g. Trull et al., 2001 ; Mosseri et al., 2008). Ce découplage résulte de l’action de la pompe de silicium (Dugdale et al., 1995) impliquant une consommation dans la ML et un export du silicium plus efficace comparé aux autres éléments tels que l’azote ou le phosphore (Holzer et al., 2014). En effet, en raison de son incorporation dans une structure minérale telle que l’opale, le silicium est moins efficacement reminéralisé dans la colonne d’eau que l’azote ou le phosphore organique, favorisant ainsi son export sous la forme de BSi vers l’océan profond et entraînant simultanément un enrichissement des eaux profondes antarctiques en DSi comparé aux eaux de surface. L’azote organique particulaire est quant à lui principalement recyclé dans la ML sous la forme d’ammonium (NH4+), représentant une source d’azote régénérée significative pour le développement de nouveaux organismes phytoplanctoniques (Voss et al., 2013). La principale

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conséquence de cette pompe de silicium particulièrement active dans l’Océan Austral est l’absence de formation de H4SiO4 préformés dans les eaux intermédiaires. Ceux-ci ne seront donc pas transportés vers les basses latitudes via l’export des AAIW et des SAMW comme c’est le cas pour les autres nutriments (NO3- et PO43- ; Sarmiento et al., 2004 ; 2007 ;Fig. I.7.). Le silicium est donc confiné dans les eaux antarctiques par ce processus et une molécule d’acide silicique consommée puis recyclée dans l’ACC n’aurait que 5 % de chance d’être exportée et de nouveau utilisée au nord de 38°S (Holzer et al., 2014). Malgré le développement récent de l’intérêt scientifique et l’avancée des connaissances dans ce domaine, de nombreux efforts sont encore à fournir quant à la compréhension des facteurs contrôlant la pompe de silicium et le découplage saisonnier entre les cycles biogéochimique du silicium et ceux des autres macronutriments ; ainsi que la quantification précise de l’export et du recyclage du silicium dans l’Océan Austral.

Figure I.7. Représentation schématique des processus

biogéochimiques contrôlant la concentration en nutriments (H4SiO4 et NO3-) en lien avec la circulation océanique de l’Océan Austral (modifié d’après Sarmiento et al., 2004). Les eaux riches en nutriments (Eaux profondes Circumpolaires, CDW) remontent en surface où elles sont appauvries en Si, et exportent du N préformé en plongeant en subsurface (Eaux Antarctiques Intermédiaires, AAIW et Eaux Modales Sub-Antarctiques, SAMW). Les lignes pointillées représentent la position des fronts qui délimitent les zones océaniques. Du sud vers le nord: la Zone Antarctique (AZ), le Front Polaire (PF), la Zone du Front Polaire (PFZ), le Front Sub-Antarctique (SAF), la Zone Sub-Sub-Antarctique (SAZ) et le Front Sub-Tropical (STF).