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Fonctionnement du système isotopique du silicium

Introduction Générale

5. Fonctionnement du système isotopique du silicium

Les isotopes sont des atomes d’un même élément qui diffèrent par leur nombre de neutrons. Ayant le même nombre de protons et d’électrons, ils possèdent des propriétés chimiques similaires mais présentent des vitesses de réaction différentes lors des réactions chimiques ou des processus physiques en raison de leurs différentes masses atomiques. Cette propriété entraine une séparation partielle des isotopes les plus légers et les plus lourds lors d’une réaction qui, en ce qui concerne le silicium, dépend exclusivement de leur masse et est appelée fractionnement isotopique (Fry, 2006). En règle générale, l’isotope le plus léger réagit plus rapidement, entrainant un produit de réaction enrichi en isotope léger alors que les isotopes lourds restent préférentiellement dans le réservoir initial (Hoefs, 2009). Le silicium possède trois isotopes stables de masse atomique 28Si, 29Si et 30Si ayant une abondance relative dans le milieu naturel de 92.23 %, 4.68 % et 3.10 %. Les variations de la composition isotopique d’un échantillon sont généralement estimées en comparant le rapport de l’isotope lourd sur l’isotope léger (e.g. 30Si/28Si) d’un échantillon à celle d’un matériel de référence standard à l’aide de la notation delta (en ‰) :

𝛿

30

𝑆𝑖 (‰) = [

( 𝑆𝑖

30 28𝑆𝑖)𝑒𝑐ℎ𝑎𝑛𝑡𝑖𝑙𝑙𝑜𝑛

20

Dans le cas du silicium, ce matériel de référence est le standard international de Quartz NBS28 (Abraham et al., 2008). Une valeur de δ30Si positive signifie que l’échantillon est enrichi en isotope lourd (30Si) relativement au standard de référence, alors qu’une valeur négative du delta correspond cette fois à un enrichissement de l’échantillon en isotope léger (28Si). De plus, le fractionnement isotopique du silicium étant dépendant de la masse, la relation δ30Si vs. δ29Si d’un échantillon d’eau de mer ou de BSi génère une droite de pente 1.964 (Young et al., 2002) qui peut être utilisée comme un des moyens de contrôle de la fiabilité des analyses (Fig. I.11.).

Figure I.11. Illustration du fractionnement dépendant de la masse (δ29Si vs. δ30Si) de l’ensemble des échantillons analysés dans ce manuscrit. La majorité des points sont situés sur la droite de fractionnement (δ30Si = 1.96 x δ29Si, Young et al., 2002).

Lors d’une réaction chimique, l’intensité du fractionnement des isotopes du silicium peut être exprimée par le facteur de fractionnement (α ou ε). Dans le cas d’une réaction unidirectionnelle (telle que la production de silice biogénique par les diatomées par exemple), ce fractionnement est lié aux vitesses de réaction des différents isotopes, on parle alors de fractionnement cinétique (équation I.3.) :

𝛼 =

𝑘

𝐿

𝑘

𝐻

(I.3.)

Avec k, la constante cinétique de la réaction pour l’isotope léger (Lk) et pour l’isotope lourd (Hk). Dans le cas d’une réaction bidirectionnelle à l’équilibre, on parle de fractionnement à l’équilibre

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thermodynamique (équation I.4.) et le facteur de fractionnement entre le produit A et le réactif B s’exprime plutôt :

𝛼 =

𝑅𝐴

𝑅𝐵

(I.4.)

Avec R, le rapport des isotopes lourds sur les isotopes légers (e.g. dans le cas du δ30Si : 30Si/28Si). Généralement on exprime le facteur de fractionnement sous la forme (en ‰) :

𝜀 = (𝛼 − 1) × 1000 (I.5.)

Lors d’expériences contrôlées en laboratoire, De la Rocha et al. (1997) ont montré pour la première fois que les diatomées fractionnaient les isotopes du silicium lors de la fabrication de leur frustule opalin (avec 30ε = -1.1 ± 0.4 ‰). Il n’est actuellement pas évident d’identifier avec certitude quelle(s) étape(s) de la formation de BSi chez les diatomées occasionnent un fractionnement des isotopes du silicium. Il semblerait néanmoins que ce dernier ait lieu lors du transport de l’acide silicique par les SIT plutôt que lors des processus de polymérisation de la silice dans la SDV (Milligan et al., 2004). Même si à l’échelle globale, le facteur de fractionnement associé à la production de BSi des diatomées peut varier de -0.54 à -2.09 ‰ (Fripiat et al., 2012 ; Sutton et al., 2013), sa valeur moyenne estimée pour l’ACC n’est pas significativement différent ce celle mesurée in vitro (30ε = -1.2 ± 0.2 ‰ ;

Fripiat et al., 2011a). Différents mécanismes peuvent entrainer des variations locales ou saisonnières du facteur de fractionnement lors de la production de silice biogénique. Les premiers travaux visant à estimer le 30ε des diatomées ont suggéré qu’il n’était dépendant ni de la température du milieu, ni de l’espèce considérée (De la Rocha et al., 1997). Cependant la gamme de variation des températures étudiées était limitée (12-22°C) et le nombre d’espèces cultivées très faible (n = 3). En isolant sept espèces de diatomées polaires et sub-polaires, une étude récente a remis en cause cette homogénéité spécifique du 30ε (Sutton et al., 2013). Par exemple, la plus grande différence de 30ε serait observée entre deux espèces dominant régulièrement les blooms phytoplanctoniques antarctiques (Fragilariopsis kerguelensis, 30ε = -0.54 ‰ et Chaetoceros brevis, 30ε = -2.09 ‰). De la même façon, il a été initialement montré l’absence d’effet de taille sur la composition isotopique des diatomées, et donc sur leur fractionnement isotopique (Cardinal et al., 2007). Pourtant, il a été récemment suggéré que dans les archives sédimentaires, la taille des particules destinées aux analyses isotopique doit être soigneusement sélectionnée afin d’éliminer les autres espèces siliceuses et les débris d’opale des échantillons destinés à l’analyse du δ30Si des communautés de diatomées de surface (Egan et al., 2012). Sans remettre radicalement en cause l’hypothèse d’une composition isotopique homogène des diatomées en dépit de leurs variations de taille, cette étude met en évidence les biais pouvant être

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occasionnés lors de l’estimation du facteur de fractionnement des diatomées à partir de la BSi exportée.

D’autres processus liés au métabolisme du silicium chez les diatomées peuvent également entrainer un fractionnement isotopique (Fig. I.12.). Par exemple, Demarest et al. (2009) ont montré que lors de leur dissolution, les isotopes les plus légers (28Si) sont préférentiellement dissous avec un 30ε = - 0.55 ‰. Le fractionnement isotopique lié à la dissolution de la BSi est néanmoins fortement discuté en raison des profils homogènes de δ30Si observés dans la colonne d’eau (e.g. Fripiat et al., 2012), des valeurs de δ30Si de la BSi exportée fortement similaires à celles de la BSi de surface (Varela et al., 2004 ; Egan et al., 2012), et d’une étude récente sur les processus de dissolution de l’opale sédimentaire (Wetzel et al., 2014). De plus, aucune étude n’a aujourd’hui identifié les mécanismes de transport de l’acide silicique hors de la cellule lorsque celui n’est pas utilisé (i.e. l’efflux). Il semble néanmoins probable qu’ils soient similaires aux mécanismes de transport « entrant » (i.e. l’influx) et donc associés à un fractionnement isotopique lors de l’export par les SIT.

Figure I.12. Représentation schématique des principaux flux (ρ) du métabolisme du silicium chez les diatomées impliquant

un fractionnement isotopique potentiel (ε): En vert, l’uptake de DSi ; en orange, l’efflux ; en bleu, le dépôt de BSi et en rouge, la dissolution du frustule.

Les 30ε estimés à partir des données in situ représenteraient donc plutôt des facteurs de fractionnement net (30εnet ; Equation I.6.) qui résulteraient de la combinaison des fractionnements isotopiques associés à chaque étape du métabolisme su silicium chez les diatomées comme proposé par Fripiat et al. (2012) pour expliquer les variations de Δ30Si (=δ30SiBSi - δ30SiDSi) observées dans l’Océan Austral.

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𝜀

𝑛𝑒𝑡

= 𝜀

𝑢𝑝𝑡

+

𝜌𝑒𝑓𝑓 𝜌𝑆𝑖

×

30 30 30

𝜀

𝑒𝑓𝑓

+

𝜌𝑑𝑖𝑠𝑠 𝜌𝑆𝑖

×

30

𝜀

𝑑𝑖𝑠𝑠

(I.6.)

30εupt ; 30εeff et 30εdiss représentent respectivement les facteurs de fractionnement correspondant à l’uptake de Si, l’efflux et la dissolution de la BSi. Les flux d’uptake, de dissolution et d’efflux sont notés ρSi ; ρdiss et ρeff.

Ainsi, contrairement à ce qui a été considéré jusqu’à présent, le facteur de fractionnement des diatomées pourrait être beaucoup plus variable que prévu et son estimation à grande échelle beaucoup plus incertaine. Il serait donc intéressant de considérer dans l’avenir des facteurs de fractionnement plutôt régionaux et/ou saisonniers. Par exemple, les variations du Δ30Si observées dans les différentes régions de l’ACC (Fripiat et al., 2012), pourraient être liées à la disponibilité en DSi et à sa cinétique d’absorption par les communautés de diatomées (Cardinal et al., 2007) comme cela a été montré pour les éponges (Hendry et al., 2010 ; Wille et al. 2010). L’impact de ces processus sur la composition isotopique des diatomées n’a encore jamais été étudié. Néanmoins, la cinétique des réactions chimiques étant un processus entraînant un fractionnement isotopique (Young et al., 2002), il est probable que la vitesse d’incorporation de l’acide silicique par les diatomées influence leur 30ε.

Deux modèles conceptuels relativement simples, et dont les équations seront présentées dans les différentes études de ce manuscrit, sont généralement utilisés pour estimer le fractionnement des isotopes du Si dans l’océan. Le modèle de Rayleigh (ou modèle fermé) implique que, une fois formés, les produits n’échangent plus avec le réservoir (Mariotti et al., 1981). Dans le cas de la production de silice biogénique, au fur et à mesure que les diatomées consomment l’acide silicique dans les eaux de surface, elles sont retirées (exportées) de la ML qui ne reçoit aucun nouvel apport de DSi. Ces organismes, ainsi que leur environnement, vont donc progressivement s’enrichir en 30Si et la signature isotopique de la BSi produite à un instant t sera différente de celle de la BSi accumulée (sous la ML) au cours du temps. Le deuxième modèle est le modèle à l’état stationnaire (dit « steady-state » ou modèle ouvert) qui représente un équilibre isotopique entre le réservoir et le produit (Sigman et al., 1999). Dans ce modèle, la BSi produite serait immédiatement exportée ainsi que le DSi restant qui est remplacé par un apport équivalent d’acide silicique de même composition isotopique. L’accumulation de BSi et l’appauvrissement en DSi de la ML ne sont pas autorisés dans ce système théorique. Connaissant la concentration de H4SiO4 et le δ30Si initial, on peut estimer de facteur de fractionnement du système à l’aide des équations de ces modèles. Cependant, Cardinal et al. (2005) ont montré que de nombreux biais peuvent être occasionnés en fonction du choix de la masse d’eau source. En effet,

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une faible variation sur la concentration d’acide silicique de cette masse d’eau peu entraîner une variation significative du facteur de fractionnement estimé à partir de cette source.

Ces modèles théoriques sont également difficilement applicables à l’environnement naturel et ne reflètent donc pas fidèlement la réalité des processus se déroulant dans la couche de surface. En effet, dans l’Océan Austral, on ne peut exclure les évènements de mélange vertical ou d’advection latérale apportant des eaux avec des concentrations et des compositions isotopiques différentes de la source. Il est également peu probable que l’apport soit continu et ne provienne que d’une seule masse d’eau source. Les échanges entre le compartiment dissous et particulaire (par exemple la dissolution de la BSi) peuvent également modifier le facteur de fractionnement et faire dévier l’évolution de la composition isotopique de la BSi et DSi des tendances théoriques prédites par ces modèles. Plusieurs interrogations restent donc actuellement ouvertes sur le choix du modèle et des conditions initiales pour les estimations du facteur de fractionnement ainsi que sur le rôle de l’efflux et de la dissolution. Ces questions ont des implications importantes en paléo-océanographie puisque jusqu’à présent, les paléo-variations de la consommation du DSi par les diatomées sont décrites à partir des archives sédimentaires en utilisant soit le modèle de Rayleigh, soit le modèle à l’état stationnaire (e.g. De La Rocha et al., 1998).

En plus de leur utilisation comme traceurs de l’utilisation relative du réservoir d’acide silicique, les distributions du δ30Si apportent des informations remarquables quant au cycle biogéochimique du silicium dans l’océan moderne. Ce paramètre, couplé ou non à des expériences d’incubations et de dilution isotopique du 30Si, a déjà permis la quantification des flux de silicium dans les eaux de surface (quantification du mélange vertical saisonnier), de son utilisation et de sa régénération dans la couche de mélange (estimation de la production et dissolution de la BSi) mais aussi l’identification des sources d’acide silicique, du devenir des masses d’eau et de leur stock de nutriments dans la colonne d’eau (e.g. Varela et al., 2004 ; Cardinal et al., 2005 ; Fripiat et al., 2011a ; De Souza et al., 2012). Dans l’Océan Austral, il a également été utilisé pour étudier la réponse des diatomées face à la fertilisation artificielle et naturelle en fer (Cavagna et al., 2011 ; Fripiat et al., 2011a). Dans l’océan, les variations naturelles des isotopes du silicium sont faibles comparées aux autres éléments dits « légers » (e.g. C, H, N, O). Ceci explique en partie le développement très récent des applications du δ30Si dans le domaine de la biogéochimie marine qui est donc étroitement lié aux récentes avancées technologiques, en particulier avec le développement des techniques d’analyses par MC-ICP-MS (e.g. Cardinal et al., 2003 ; Abraham

25 et al., 2008). Dans l’océan global, les valeurs de δ30Si varient de +0.5 à +4.4 ‰ pour le compartiment dissous et de -0.7 à +2.8‰ pour le compartiment particulaire (Fig. I.13.).

Figure I.13. Distribution des valeurs de δ30SiDSi (a.) et de δ30SiBSi (b.) dans l’océan global en fonction de la profondeur et des types de masse d’eau (d’après Cao et al., 2012).

Cependant, ces résultats sont issus de la compilation d’une quinzaine de jeux de données seulement (De la Rocha et al., 2000, 2011 ; Varela et al., 2004 ; Cardinal et al., 2005, 2007 ; Reynolds et al., 2006 ; Beucher et al., 2008, 2011 ; Cavagna et al., 2011 ; Fripiat et al., 2011a, 2011b, 2012 ; Cao et al., 2012 ; De Souza et al., 2012 ; Ehlert et al., 2012 ; Grasse et al., 2013 ; Singh et al., 2015). On se trouve donc encore très loin d’une couverture globale satisfaisante et la plupart des régions étudiées restent encore fortement sous-échantillonnées (Fig. I.14.).

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Figure I.14. Répartition géographique des données modernes de δ30Si dans l’océan global, incluant les résultats présentés dans cette thèse. Les points bleus représentent les données correspondant au DSi, les points verts celles correspondant à la BSi et les points rouges sont les données discutées dans cette thèse. A noter que jusqu’à présent, seule l’étude Varela et al. (2004) a présenté des δ30Si sur 11 et 7 échantillons de pièges à sédiments (point noir)